2. L’approfondissement du départ : Lot, l’Exode et Joseph (Migr., 13-24)

Avec le paragraphe 13 s’ouvre un nouveau temps de l’exégèse du lemme initial sur le départ d’Abraham. Ce développement se situe dans la suite du précédent, constitué d’une première exégèse du lemme, puis d’une amplification, mais représente un élargissement sans proportion avec ce que nous avons pu rencontrer dans les deux autres modes philoniens d’exégèse, dans le De Abrahamo ou les Quaestiones : il est caractérisé non plus par une explication des termes du verset, mais par l’évocation d’une suite de départs. Pour le dire autrement, Philon poursuit son développement non plus en procédant à une stricte exégèse du lemme de départ, mais en prolongeant l’étude de la notion de migration qu’il a dégagée de son interprétation du verset et en l’étendant à une série d’autres passages scripturaires qui lui paraissent permettre de développer une exégèse convergente ou complémentaire.

La partie du traité que nous venons d’étudier peut constituer un tout cohérent et une exégèse suffisante du lemme scripturaire initial : Philon a exposé de façon systématique le sens de chacun des éléments de la partie du lemme au commentaire de laquelle il s’attache, puis a ressaisi la portée du verset en amplifiant la tournure du lemme pour déployer le sens de chacun des trois départs. Philon pourrait s’arrêter là, après avoir développé ce qui apparaît à certains égards comme l’équivalent d’une quaestio : un lemme biblique est étudié de façon systématique, élément après élément, même si la récapitulation finale, qui redouble le premier niveau d’interprétation, sort déjà de ce cadre. Le fait que Philon fasse référence, à propos d’un lemme donné, à d’autres figures scripturaires témoignant d’une expérience similaire est également un phénomène que nous avons rencontré dans les Quaestiones, mais il ne s’y trouve nulle part avec une telle ampleur et sous la forme d’un tel enchaînement : Lot et Abraham, Moïse et le peuple hébreu, Joseph, Jacob, Isaac, Dieu, et finalement Philon lui-même. Or, toutes ces figures sont évoquées dans le cadre d’un développement cohérent et non comme une suite d’exemples seulement juxtaposés.

L’exégèse de Philon adopte ainsi un tour tout à fait nouveau : l’exégèse proprement dite d’un lemme scripturaire ouvre sur une réflexion autour d’une notion, portée, d’une façon en quelque sorte autonome par rapport au lemme de départ, par des références à d’autres figures scripturaires. Pris isolément, chacun des nouveaux développements sur telle ou telle figure relève d’une démarche exégétique que l’on peut qualifier d’allégorique, même si cela se fait selon des modalités diverses, mais leur enchaînement selon un ordre bien déterminé permet à Philon de déployer pleinement ce qu’il a déjà esquissé dans la reprise de son exégèse initiale : une exégèse unifiée thématiquement qui s’efforce de mobiliser aussi bien l’ensemble de la Loi que la philosophie pour rendre compte de la notion de migration dans toutes ses dimensions.

Le développement forme un tout continu, par lequel, partant de Moïse, qui est en quelque sorte le pendant de la figure d’Abraham, Philon remonte vers Joseph, puis repart d’un autre aspect de l’Exode pour remonter vers Jacob et Isaac et présenter l’aboutissement de la migration, qui est Dieu. Enfin, il évoque son propre cas, comme une confirmation de ce propos. L’exégèse dessine donc un chemin qui remonte chronologiquement vers Abraham pour illustrer le parcours suivi par l’intellect dans sa migration jusqu’à atteindre Dieu, qui est la fin véritable : en quelque sorte, Philon emprunte un détour à partir de l’Exode et en remontant chronologiquement pour revenir au cas d’Abraham, enrichi de tous les autres départs effectués par les personnages principaux de la Loi.

C’est la recherche d’une explication complète de la notion de migration qui conduit Philon non seulement à livrer d’emblée dans son traité une présentation de la fin du trajet, mais encore à faire part de sa propre expérience pour livrer un dernier argument qui atteste du caractère tangible de l’interprétation qu’il propose. Il ne se contente pas d’élaborer un discours à la fois scripturaire et philosophique, mais il s’efforce d’éclairer par un cas concret la portée de ce qu’il énonce, se situant en quelque sorte lui-même dans la lignée des figures scripturaires qu’il présente. Nous verrons que cette conclusion s’avère particulièrement éclairante sur la manière dont Philon organise toute son exégèse autour de l’intellect : à des degrés divers ou selon des dimensions différentes, toutes les figures évoquées par Philon ont en effet quelque chose à voir avec la manière dont l’intellect, déjà figuré par Abraham, opère une migration vers les réalités intelligibles et vers Dieu, et l’exemple que Philon donne de lui-même ne fait que confirmer cette orientation.

Pour clarifier ce long exposé, nous étudierons d’abord, dans ce chapitre, ce qui touche à l’Exode lui-même, à savoir le cas de Moïse et celui de Joseph, avant de voir dans le prochain chapitre ce qui concerne Jacob, Isaac, Dieu et Philon.