A. Lot et Abraham (Migr., 13)

Philon ne passe pas immédiatement à l’évocation d’autres figures scripturaires, puisque le premier passage qu’il évoque concerne à nouveau Abraham et décrit sa séparation d’avec Lot. Ce court développement constitue ainsi à la fois une forme de prolongement du premier temps de l’exégèse, et l’amorce d’un élargissement du regard porté sur le lemme : Philon continue de parler d’Abraham, mais en étudiant un nouveau passage qui peut constituer un écho du lemme. La forme de ce paragraphe est semblable à ce que nous avons déjà rencontré précédemment : il est construit autour d’une citation scripturaire, encadrée par une introduction et une reformulation, qui permettent d’en orienter la compréhension. Du point de vue de la progression du commentaire, enfin, il est notable que le passage scripturaire mobilisé par Philon corresponde clairement, dans l’interprétation qu’il en donne, aux enjeux de la migration d’Abraham, par le biais d’échos et de reformulations, mais encore qu’il fasse référence à un moment où Abraham s’installe en Canaan, c’est-à-dire la terre promise par Dieu à Israël, donc à la fin supposée de sa migration. L’exégèse de ce passage scripturaire permet donc à Philon à la fois de prolonger la présentation du départ d’Abraham et d’engager l’évocation de son arrivée.

‘[13] Ἐπειδὰν γοῦν ὁ νοῦς ἄρξηται γνωρίζειν ἑαυτὸν καὶ τοῖς νοητοῖς ἐνομιλεῖν θεωρήμασιν, ἅπαν τὸ κλινόμενον τῆς ψυχῆς πρὸς τὸ αἰσθητὸν εἶδος ἀπώσεται, ὃ κέκληται παρʼ Ἑβραίοις Λώτ. Οὗ χάριν ὁ σοφὸς εἰσάγεται λέγων ἄντικρυς· “διαχωρίσθητι ἀπʼ ἐμοῦ”· συνοικεῖν γὰρ ἀμήχανον τὸν ἀσωμάτων καὶἀφθάρτων ἔρωτι κατεσχημένον τῷ πρὸς τὰ αἰσθητὰ καὶ θνητὰῥέποντι.
[13] Lors donc que l’intellect commence à se connaître lui-même et à entrer en relation avec les contemplations intelligibles, toute l’inclination de l’âme vers la nature sensible, ce qui est appelé chez les Hébreux « Lot » sera écartée. C’est à cause de cela que le sage est présenté comme disant ouvertement : « Sépare-toi de moi » ; en effet, il est impossible que celui qui est saisi par l’amour des réalités incorporelles et incorruptibles habite avec celui qui penche vers les réalités sensibles et mortelles.’

La première partie de la première phrase (Ἐπειδὰν γοῦν ὁ νοῦς ἄρξηται γνωρίζειν ἑαυτὸν καὶ τοῖς νοητοῖς ἐνομιλεῖν θεωρήμασιν), comme nous l’avions noté par anticipation, constitue une récapitulation du propos général de l’exégèse développée jusque là. Trois points importants doivent y être soulignés.

Le premier est la mention claire du fait que l’intellect (ὁνοῦς) est le véritable sujet du départ. Jusque là, Philon ne l’avait pas encore précisé, même si nous avons montré comment la progression de l’exégèse laissait entendre que tel était bien le cas. Sans doute le fait d’attendre la fin de la récapitulation des trois éléments du lemme pour le confirmer permet-il de donner à celle-ci une plus grande force rhétorique, en laissant dans une relative indétermination l’identité de celui à qui elle s’adresse. Cela peut aussi constituer un premier élément de commentaire de la citation qui suit, pour ne pas paraître se focaliser sur Abraham. S’il est bien évoqué comme « le sage » (ὁ σοφός), l’essentiel est de voir ce qui touche à l’intellect, et non ce qui arrive à l’homme.

Le deuxième élément est le fait que Philon synthétise la première partie de l’exégèse en reprenant l’idée d’une connaissance de soi : γνωρίζεινἑαυτόν. C’est bien là le point d’aboutissement de sa compréhension du verset : un certain type de départ constitue en lui-même un progrès tangible, même si en l’occurrence il ne constitue qu’une première étape (ἄρξηται : « commence »). Du reste, Philon parle ici de γνωρίζειν, c’est-à-dire « apprendre à connaître », qui marque un processus plutôt que son résultat. De même que Philon distinguait précédemment entre un départ positif et un départ négatif, selon qu’il représentait une distinction souhaitable ou une séparation excessive, la notion recouvre également à la fois une distance et un rapprochement : éloignement du corps, de la sensation et du langage exprimé, mais aussi rapprochement de lui-même (ἑαυτόν). En effet l’intellect, s’étant séparé progressivement de tout ce qui pouvait le retenir dans les réalités sensibles, c’est-à-dire de toutes les réalités inférieures à lui-même, n’a plus à se séparer de quoi que ce soit et se retrouve du même fait mis en présence immédiate de lui-même.

C’est ce qu’exprime à nouveau la dernière expression : τοῖςνοητοῖςἐνομιλεῖνθεωρήμασιν (« entrer en relation avec les contemplations intelligibles »). Le préfixe ἐν- contraste nettement avec la préposition ἐκ employée pour marquer l’éloignement des autres réalités. Le départ est en même temps une manière de résider, de se trouver inséré dans un ensemble de relations (ὁμιλεῖν) avec les objets propres de son activité intrinsèque : les contemplations qualifiées, d’une façon presque redondante, d’intelligibles (τοῖς νοητοῖς […] θεωρήμασιν). La succession de νοῦς, ἑαυτόν et νοητοῖς qualifie de façon appuyée le lieu, pour ainsi dire, où l’intellect exerce son activité, à savoir lui-même dans ce qu’il a de plus intérieur. Dans un passage des Legum allegoriae que nous avons déjà évoqué à propos de l’interprétation du serviteur dans les Quaestiones, et dans lequel se trouve également évoquée la relation de parenté dans l’âme entre partie rationnelle et sensation, Philon explique que la puissance rationnelle (ἡ λογικὴ δύναμις) de l’âme humaine est double (διττή) :ἡ μὲν καθʼ ἣν λογικοί ἐσμεν νοῦ μετέχοντες, ἡ δὲ καθʼ ἣν διαλεγόμεθα (« la première en vertu de laquelle nous sommes rationnels et participons de l’intellect, la seconde en vertu de laquelle nous produisons des raisonnements » ; Leg. II, 24). S’étant séparé du verbe exprimé, du raisonnement discursif, l’intellect retrouve la partie rationnelle qui précède l’expression, ou « verbe intérieur » (λόγος ἐνδιάθετος ; voir Abr., 83), sa pure dimension intellective et contemplative.

Ainsi présenté, le départ est donc en réalité à comprendre comme une reprise de possession de soi-même par l’intellect, comme l’amorce d’un retour à une juste position. De ce fait, désormais remonté jusqu’à l’intellect lui-même, Philon peut repartir de lui pour montrer que la distance prise par rapport aux choses sensibles n’est pas seulement un mouvement propre de l’intellect, qui s’éloigne, mais aussi, de façon complémentaire, une action exercée contre ce qui l’empêche de se connaître lui-même, pour le faire s’éloigner de lui. C’est ce qui permet d’introduire une nouvelle dimension du départ, sur le mode d’un éloignement de ce qui pourrait nuire à l’intellect, à travers la figure de Lot et la citation d’un autre passage de la vie d’Abraham.

Cette transition entre le passage précédent et celui-ci constitue également une introduction spécifique de la citation qui suit, selon un plan ternaire déjà rencontré à plusieurs reprises : Philon engage au préalable l’interprétation d’une citation qui n’intervient que dans un second temps, avant d’être suivie d’une récapitulation. C’est ainsi que la figure de Lot est d’emblée interprétée comme le nom d’une attitude particulière, qui a de plus déjà été évoquée par certains côtés. L’expression ἅπαν τὸ κλινόμενον τῆς ψυχῆς πρὸς τὸ αἰσθητὸν εἶδος (« toute l’inclination de l’âme vers la forme visible ») peut constituer un écho du développement sur les sensations qui « conduisent » l’intellect « vers les réalités qui leur sont chères » (ἄγουσι […] πρὸς τὰ φίλα ἑαυτοῖς), c’est-à-dire les réalités sensibles. Le fait de présenter d’abord la réalité philosophique qu’est ce mouvement de l’âme, avant de spécifier qu’il « est appelé, chez les Hébreux, Lot » (κέκληται παρʼ Ἑβραίοις Λώτ), est un nouvel exemple de la volonté de Philon de présenter le niveau philosophique comme la réalité fondamentale dont l’Écriture n’est qu’une expression. La lettre du texte est d’emblée envisagée comme une indication indirecte d’un sens plus profond. La citation qui suit, dans le cours de l’argumentation de Philon, fait ainsi figure de simple confirmation d’un propos philosophique.

Si Philon paraît s’attacher à éclairer l’histoire d’Abraham par un autre passage de son histoire, à savoir les implications de sa séparation d’avec Lot, dès lors que lui-même est en marche vers la sagesse, son réel souci est de mettre en valeur la portée philosophique profonde du texte, si bien qu’il fait passer d’abord le sens allégorique, pour ne pas entrer peut-être dans une discussion de la valeur littérale de ce verset dans son contexte. Ce n’est pas le récit de la vie d’Abraham, en tant que telle, qui intéresse Philon, mais le fait qu’à propos de la même figure que celle mentionnée dans le lemme, le texte scripturaire livre de nouveaux éléments qui complètent la ligne d’interprétation déjà mise en place à propos d’un autre verset. Philon isole donc les termes nécessaires à son argumentation, à savoir les figures d’Abraham et de Lot, et l’injonction adressée par Abraham à Lot, de tout le contexte scripturaire, même si l’installation en Canaan a pu jouer un rôle important dans son choix de la citation.

C’est toutefois très probablement d’abord la formulation de l’injonction qui a retenu l’attention de Philon. Elle peut apparaître comme une forme d’écho du lemme, avec le même usage d’un verbe à l’impératif exprimant l’éloignement (διαχωρίσθητι : « sépare-toi ») et un complément introduit par une préposition, ici ἀπό (ἀπʼ ἐμοῦ : « de moi »). L’enjeu ici est bien celui d’une véritable prise de distance, en des termes plus forts que ceux employés jusqu’à présent, puisque nous avons vu comment Philon réfutait l’interprétation dans le sens de la séparation exprimée par le verbe διαζεύγνυμι, qui présente le même préfixe δια- que le verbe employé ici. Philon introduit par ailleurs un autre nouveau verbe, ἀπωθέω (« repousser ») qui lui permet de gloser, mais d’une nouvelle manière, la notion de départ, et d’anticiper sur l’impératif διαχωρίσθητι : nous avons pu constater ce même travail de paraphrase anticipée d’une citation scripturaire dès les premiers paragraphes du traité.

De fait, le recours à cette citation scripturaire marque une nouvelle étape, mais dans la suite directe des analyses qui précèdent : celui qui se voyait adresser le commandement de quitter un certain nombre de réalités liées au monde sensible montre ainsi, un chapitre plus loin dans le texte de la Genèse (Gn 13, 9) qu’il a parfaitement compris la nécessité de prendre ses distances. De plus, il est désormais en mesure d’exercer l’autorité qui était attendue de lui sur les réalités sensibles (§ 8), afin de respecter le commandement divin, en adressant une injonction à celui qui les figure, Lot. L’évocation de ce passage scripturaire constitue donc une confirmation de l’exégèse du lemme initial, en montrant qu’Abraham progresse bel et bien vers la sagesse (Philon rappelle qu’il est un « sage » : σοφός), et donc, par une transposition allégorique, que l’intellect qui obéit à Dieu, mentionné en début de paragraphe, parvient progressivement à se connaître lui-même et à vivre de la vie qui doit être la sienne.

Notons qu’alors que Lot est désigné par son nom, même si c’est pour aussitôt n’en faire qu’une manière de désigner un penchant vers les réalités sensibles, le nom d’Abraham n’apparaît pas. Il n’apparaît d’ailleurs pour la première fois dans le traité, en dehors d’une citation scripturaire (§ 1 et 44), qu’au paragraphe 94, où il est question précisément du « sage Abraham » (Ἀβραὰμ τῷ σοφῷ). Ne pas donner le nom d’Abraham peut permettre à Philon d’éviter de se rapprocher de trop près d’un sens littéral qui l’obligerait éventuellement à situer plus précisément le passage, pour ne mettre en lumière que l’aspect exemplaire de l’injonction adressée au penchant mauvais. Que Philon donne au sage une valeur pleinement allégorique, celle de figure de l’intellect, ou qu’il joue, comme dans le De Abrahamo, sur l’intellect comme dimension intérieure de la perfection de l’homme qu’est le sage, le fait que l’intellect soit désormais capable d’adresser lui aussi des ordres confirme ce que nous avons dit de la mise en place par Philon d’une analogie générale entre Dieu, intellect du monde, et l’intellect humain : ce que Dieu fait pour l’intellect, l’intellect le fait pour lui-même et pour les réalités humaines.

L’explication qui suit la citation confirme le renversement de perspective qui fait que l’intellect désormais est installé à demeure, tandis qu’il est en mesure d’écarter le registre sensible : Philon place en tête le verbe συνοικῶ (« habiter avec »). Il prolonge le thème de la migration en suggérant que l’intellect s’est éloigné d’une demeure qui n’en était pas encore tout à fait une pour trouver un véritable lieu de résidence, mais qu’il ne peut y résider qu’en repoussant à distance le penchant vers les réalités sensibles. Une fois encore, cette dramaturgie dans l’âme, cette esquisse de psychomachie, se développe de façon précise à partir des éléments scripturaires qui appartiennent au contexte de la citation, même si Philon paraît éviter soigneusement de jouer sur leur sens littéral.

En effet, le texte précise, après la sortie d’Égypte d’Abraham et de Sarah, accompagnés de Lot (Gn 12, 20) : καὶ οὐκ ἐχώρει αὐτοὺς ἡ γῆ κατοικεῖν ἅμα[…] καὶ οὐκ ἐδύναντο κατοικεῖν ἅμα(« et la terre n’était pas assez vaste pour qu’ils s’établissent ensemble […] et ils ne pouvaient pas s’établir ensemble » ; Gn 13, 6). Le texte scripturaire, contre les passages précédents où Lot est présenté comme le neveu d’Abraham (τὸν Λωτ υἱὸν τοῦἀδελφοῦ αὐτοῦ : « Lot, le fils de son frère » ; Gn 12, 5) parle de deux « frères » (ὅτι ἄνθρωποι ἀδελφοὶἡμεῖς ἐσμεν : « parce que nous sommes des hommes frères » ; Gn 13, 8), ce qui vient opportunément corroborer l’interprétation du penchant vers le sensible, que figure Lot, comme « parent et frère » (συγγενὲς καὶἀδελφόν) de la partie rationnelle de l’âme qu’est l’intellect, et que figure Abraham. Or ces deux frères « ne pouvaient pas s’établir ensemble » (οὐκ ἐδύναντο κατοικεῖν ἅμα), ce que Philon reprend très précisément par l’expression συνοικεῖν γὰρ ἀμήχανον (« il est impossible qu’habite… avec… »), qui peut encore constituer un écho du verbe διοικίζω (§ 12). La séparation qui s’ensuit à l’instigation d’Abraham conduit ce dernier à s’établir en Canaan (Αβραμ δὲ κατῴκησεν ἐν γῇ Χανααν : « Alors Abraham s’établit dans le pays de Canaan » ; Gn 13, 12), qui est précisément la terre promise, le terme de sa marche, comme de celle du peuple hébreu après lui. Lot, de son côté, est attiré par le regard qu’il porte sur la terre particulièrement riche de Sodome et Gomorrhe (καὶἐπάρας Λωτ τοὺς ὀφθαλμοὺς αὐτοῦ εἶδεν πᾶσαν τὴν περίχωρον τοῦ Ιορδάνου ὅτι πᾶσα ἦν ποτιζομένη : « et Lot leva les yeux et vit que tout le pays avoisinant le Jourdain était tout entier arrosé » ; Gn 13, 10). C’est la mention de ce regard porté sur des richesses sensibles qui peut conduire Philon à parler d’un mouvement « vers les réalités sensibles et mortelles » (πρὸς τὰ αἰσθητὰ καὶ θνητά).

Le dernier élément significatif de ce paragraphe est la manière dont Philon oppose les deux instances que sont l’intellect et le penchant vers la réalité sensible. D’un côté, il y a τὸν ἀσωμάτων καὶἀφθάρτων ἔρωτι κατεσχημένον (« celui qui est saisi par l’amour des réalités incorporelles et incorruptibles ») et de l’autre τῷ πρὸς τὰ αἰσθητὰ καὶ θνητὰῥέποντι (« celui qui penche vers les réalités sensibles et mortelles »). Dans la présentation qu’il livre, il n’est pas possible de distinguer complètement s’il est question de personnes réelles ou d’instances de l’âme, ou en d’autres termes s’il livre une exégèse strictement allégorique du chapitre 13, s’attachant directement aux opérations de l’intellect, ou bien s’il opère un commentaire de l’attitude d’Abraham et de Lot, en fonction de leurs caractères et de leurs lieux d’établissement respectifs.

Il n’est pas besoin en effet d’allégorie pour montrer que Lot « penche vers les réalités sensibles et mortelles » que produisent la terre de Sodome, mais qui conduisent ses habitants au mal (οἱ δὲ ἄνθρωποι οἱ ἐν Σοδομοις πονηροὶ καὶ ἁμαρτωλοὶ ἐναντίον τοῦ θεοῦ σφόδρα : « Or les hommes de Sodome étaient extrêmement méchants et pécheurs devant Dieu » ; Gn 13, 13) et finalement à une véritable mort lorsque Dieu vient détruire Sodome et les quatre autres villes des alentours (Gn 19). Abraham, de son côté, est un « sage » (σοφός) et en tant que tel quelqu’un qui est naturellement amené à rechercher « les réalités incorporelles et incorruptibles » (ἀσωμάτων καὶ ἀφθάρτων). Peut-être peut-on également aller jusqu’à rappeler la promesse que Dieu lui adresse aussitôt après son établissement dans le pays de Canaan : πᾶσαν τὴν γῆν, ἣν σὺ ὁρᾷς, σοὶ δώσω αὐτὴν καὶ τῷ σπέρματί σου ἕως τοῦ αἰῶνος (« toute la terre que tu vois, c’est à toi que je la donnerai ainsi qu’à ta descendance pour toujours » ; Gn 13, 15), ce qui ferait de la possession de cette terre, contrairement à celle de Sodome, un bien éternel, pouvant suggérer quelque chose de l’incorruptibilité des biens auxquels s’attache Abraham. Il ne peut toutefois pas s’agir de biens « incorporels », ce qui implique donc nécessairement qu’il y a une part d’allégorisation du texte scripturaire. Il faut dire encore une fois que Philon s’efforce de jouer de façon serrée sur les mots du texte scripturaire, mais sans pour autant rester dans un registre de commentaire littéral.

Ce passage présente donc plusieurs caractéristiques particulièrement intéressantes : Philon montre une nouvelle fois que son exégèse n’est pas un discours purement philosophique, autonome, jouant sur des références scripturaires rapidement effleurées pour donner autorité à tel ou tel argument. Au contraire, une citation aussi courte que celle que Philon donne ici est considérée à la fois dans sa lettre propre, qui permet à Philon d’opérer un lien formel avec le lemme scripturaire qu’il commente dans le traité, et dans son contexte, qui permet de préciser et d’orienter le commentaire. Une nouvelle fois, il est difficile de discriminer et de séparer ce qui relèverait d’un registre strictement philosophique et ce qui est emprunté à l’Écriture : Philon parvient à établir un réseau de liens réciproques, de correspondances, qui orientent l’ordre de son argumentation comme la teneur du vocabulaire qu’il emploie. Les grandes oppositions présentes dans l’Écriture (Abraham et Lot, Canaan et Sodome) servent de support pour les distinctions conceptuelles et morales opérées par Philon. Le discours philosophique précède la citation scripturaire, mais il lui est dans le même temps subordonné, il lui sert d’éclairage préalable.

Du point de vue de la trame générale du traité, il est aussi particulièrement notable que Philon se serve de ce passage pour éclairer la notion de départ, alors qu’il rapporte une séparation, mais aussi et surtout un établissement d’Abraham dans la terre qui lui est promise par Dieu à la fin du premier verset, qui constitue le lemme initial de Philon (εἰς τὴν γῆν, ἥν σοι δείξω : « vers la terre que je te montrerai » ; Gn 12, 1). Or, comme les études que nous avons citées l’ont déjà rappelé 551, la particularité du De migratione Abrahami est de passer sous silence le verset du chapitre 12 où est mentionnée l’arrivée d’Abraham, Sarah et Lot dans la terre de Canaan (καὶἐξήλθοσαν πορευθῆναι εἰς γῆν Χανααν καὶἦλθον εἰς γῆν Χανααν : « et ils sortirent pour faire route vers le pays de Canaan, et ils arrivèrent à la terre de Canaan » ; Gn 12, 5). Cette omission volontaire est interprétée comme le signe que Philon attache une importance primordiale au parcours, à la progression, qui devient une fin en soi 552. Mais ce qui est peut-être vrai à l’échelle du traité est rendu plus complexe à l’échelle du premier développement, puisque dès l’évocation du départ, Philon souligne qu’il constitue presque en même temps une arrivée ou une résidence dans la terre promise, c’est-à-dire, pour l’intellect, dans la contemplation des réalités intelligibles (τοῖς νοητοῖς[…] θεωρήμασιν).

C’est précisément l’enjeu de la suite du développement que de présenter le départ d’Abraham en évoquant déjà le point d’arrivée, par le biais d’autres figures scripturaires qui remontent jusqu’à Isaac, de telle sorte que Philon peut représenter Abraham comme étant déjà arrivé alors qu’il vient seulement d’opérer un départ de tout ce qui était susceptible de le retenir dans les réalités sensibles.

Notes
551.

H. D. Weiss, « A Schema of ‘the Road’ in Philo and Lucan », art. cit., p. 49 ; B. Besnier, « Migration et telos… », art. cit., n. 1, p. 74.

552.

« [The image of the road] no longer functions as the way to arrive somewhere. It has somehow become an end in itself » (ibid., p. 52-53).