1) La mise en place de l’exégèse (Migr., 16-17)

‘[16] Eἰσὶ δʼ οἳ μέχρι τῆς τελευτῆς τὰς πρὸς σῶμα σπονδὰς ἔθεντο καὶὥσπερ λάρνακι ἢ σορῷἢὅπως ὀνομάζειν ἑτέρως φίλον τῷδε ἐνετάφησαν. Ὧν τὰ μὲν ὅσα φιλοσώματα καὶ φιλοπαθῆ μέρη λήθῃ παραδοθέντα κατορύττεται· εἰ δέ πού τι φιλάρετον παρανέβλαστε, μνήμαις ἀνασῴζεται, διʼ ὧν τὰ καλὰ ζωπυρεῖσθαι πέφυκε. [17] Τὰ γοῦν ὀστᾶἸωσήφ, λέγω δὴ τὰ μόνα ὑπολειφθέντα τῆς τοσαύτης ψυχῆς ἀδιάφθορα καὶἀξιομνημόνευτα εἴδη, περιποιεῖται ὁἱερὸς λόγος, ἄτοπον ἡγούμενος καθαρὰ μὴ καθαροῖς συνεζεῦχθαι.
[16] Il y a des gens qui jusqu’à la fin ont conclu des pactes avec le corps et ont été enterrés en lui comme dans une urne, un cercueil ou tout autre nom qu’il plaira de donner. Toutes les parties de ces personnes qui sont attachées au corps et aux passions sont ensevelies et livrées à l’oubli ; mais si, quelque part, quelque chose qui est attaché à la vertu s’est mis à pousser, il est préservé dans les mémoires, par lesquelles les bonnes dispositions sont naturellement ranimées. [17] Les os de Joseph, donc – je veux dire les seules formes d’une si grande âme qui sont demeurées, incorruptibles et dignes de mémoire –, le verbe sacré les préserve, considérant qu’il serait absurde d’associer les réalités pures aux réalités impures.’

Philon ouvre ce nouveau développement sur un mode apparemment très indéterminé : « il y a des gens qui » (Eἰσὶ δʼ οἵ), « tout autre nom qu’il plaira de donner » (ὅπως ὀνομάζειν ἑτέρως φίλον). Il dresse ensuite une distinction qui n’a rien pour surprendre entre l’attachement au corps et aux passions, et l’attachement à la vertu, introduisant seulement comme élément notable une double image de l’ensevelissement qui peut constituer aussi bien l’origine d’un oubli que le début de la germination d’une nouvelle plante. Ces premiers mots constituent en réalité une transition précise. La coordination δέ doit être comprise ici avec sa valeur adversative : après avoir rappelé le sens de cette réalité fondamentale qu’est l’Exode, Philon envisage le cas de ceux qui n’y entrent pas, qui sont restés « jusqu’à la fin » (μέχρι τῆς τελευτῆς) dans ce pays, c’est-à-dire le corps, qui plus est d’une façon délibérée qui relève d’un compromis, voire d’une compromission, comme peut le suggérer le terme de « pactes » (σπονδάς). Or, et c’est le sens du développement qui s’ouvre, même pour ces personnes-là un exode est encore possible. Ainsi Joseph est resté « jusqu’à la fin », c’est-à-dire jusqu’à sa mort (le terme grec τελευτή recouvre ces deux nuances) en Égypte, et pourtant ses ossements seront rapportés en Canaan lors de la sortie d’Égypte, conformément à son souhait (Gn 50, 25-26 ; Ex 13, 19). La figure de Joseph, à partir de ce qu’en dit très explicitement l’Écriture, permet donc à Philon de montrer jusqu’à quel degré la réalité d’un exode peut encore s’appliquer à ceux qui en sembleraient les plus éloignés, en faisant apparaître ce qui justifie, dans le cas de Joseph, cette participation posthume à l’Exode.

La mention de l’urne ou du cercueil, ou encore d’un autre réceptacle, participe sans doute d’un jeu à deux niveaux de la part de Philon. Tout d’abord, la mention d’une « urne » (λάρνακι), aussitôt corrigée ou glosée par celle d’un « cercueil » (σορῷ), permet à Philon d’introduire un détail supplémentaire permettant l’identification de Joseph sans paraître y insister trop rapidement : l’ « urne » (λάρναξ) est un réceptacle funéraire sans doute plus familier, attesté dès l’Iliade (XXIV, 795), tandis que la mention du « cercueil » (σορός) est une citation du dernier verset du livre de la Genèse : καὶἐτελεύτησεν Ιωσηφ ἐτῶν ἑκατὸν δέκα, καὶἔθαψαν αὐτὸν καὶἔθηκαν ἐν τῇ σορῷἐν Αἰγύπτῳ (« Et Joseph mourut âgé de cent dix ans ; et ils l’ensevelirent et ils le placèrent dans son cercueil en Égypte » ; Gn 50, 26). Philon présente cependant ce réceptacle comme une image du corps, image qu’il est possible de formuler autrement (ὅπως ὀνομάζειν ἑτέρως φίλον) : il peut donc y avoir un jeu sur les différentes manières de désigner le corps comme un tombeau, rejoignant par là la formule grecque traditionnelle de σῶμα-σῆμα, le « corps-tombeau » qui apparaît chez Platon 558, mais que Philon n’hésite pas non plus à reprendre de son côté 559. Qu’il omette de la citer explicitement ici, alors que le contexte s’y prête particulièrement, peut être une manière de montrer une nouvelle fois, après avoir déjà substitué le précepte mosaïque πρόσεχεσεαυτῷ à l’injonction delphique γνῶθι σεαυτόν, que l’expression la plus appropriée pour formuler une doctrine philosophique n’est pas à chercher dans la philosophie traditionnelle, mais dans l’Écriture. Il se peut aussi, de façon non exclusive, que Philon cherche à éviter la signification forte attachée au terme σῆμα, celle de « mémorial », de « signe » tangible rappelant la mémoire du défunt, puisqu’il insiste immédiatement ensuite sur le fait que les parties attachées au corps et aux passions sont livrées à l’oubli (λήθῃ παραδοθέντα). La mémoire attachée à la personne de Joseph se joue précisément sur un tout autre plan que celui du « cercueil » : Philon montre dans la suite du passage qu’il distingue entre ce qui appartient au cercueil, et qui y demeure, et ce qui est sauvé en Joseph, à savoir « les os », mentionnés dès le paragraphe suivant.

L’alternative présentée par Philon entre l’oubli et la naissance d’une nouvelle plante constitue une préparation fine de la leçon qu’il tire de la figure de Joseph. En tant qu’homme politique, celui-ci constitue chez Philon une figure ambivalente, à l’exception du traité qui lui est spécifiquement consacré dans l’Exposition de la Loi, le De Iosepho, qui s’attache aux motifs d’éloge. Cette ambivalence se retrouve ici, mais elle porte non pas directement sur la valeur des actions de Joseph pendant sa vie, mais sur la manière dont sa mort témoigne de cette ambivalence et pousse à leur terme ses conséquences. En effet, tout ce qui était attaché au corps est enseveli en Égypte, c’est-à-dire, effectivement, d’un point de vue allégorique, dans le corps. Cette partie de lui-même est vouée à la corruption et donc à l’oubli. Plus originale et significative est la deuxième image employée par Philon : il peut rester quelque chose qui a poussé de la terre (παρανέβλαστε), une semence qui en même temps ranime la flamme, redonne vie (ζωπυρεῖσθαι 560) à ce qui est bon. L’attachement aux biens corporels, qui est absence de vertu, conduit donc à la corruption et à l’oubli, tandis que la vertu est non seulement remémorée, mais elle est un principe vital, elle confère la vie malgré la mort.

Que la vertu reste dans les mémoires, c’est une conception grecque traditionnelle très ancienne, qui s’attache à l’illustration de la gloire impérissable, le κλέος 561, que l’on peut chercher à s’attirer par ses œuvres. Cette idée de la permanence d’une vertu après la mort de ceux qui l’ont manifestée se rencontre d’ailleurs chez Philon. On la retrouve par exemple dans le De Abrahamo, avec un vocabulaire similaire, lorsqu’il évoque la figure du sage qui s’isole du monde, « faisant des meilleurs des hommes de tout le genre humain ses compagnons de vie, eux dont le temps a décomposé les corps, mais dont les écrits qu’ils ont laissés ravivent les vertus, par leurs poèmes ou leurs écrits en prose, par lesquels, naturellement, l’âme s’améliore » (συμβιωταῖς χρώμενος τοῖς ἅπαντος τοῦ γένους ἀνθρώπων ἀρίστοις, ὧν τὰ μὲν σώματα διέλυσεν ὁ χρόνος, τὰς δʼ ἀρετὰς αἱἀπολειφθεῖσαι γραφαὶ ζωπυροῦσι διά τε ποιημάτων καὶ τῶν καταλογάδην συγγραμμάτων, οἷς ἡ ψυχὴ πέφυκε βελτιοῦσθαι ; Abr., 23). L’idée que la trace écrite laissée derrière eux par ces hommes permet de ranimer (ζωπυροῦσι) leurs propres vertus est un trait constitutif de la représentation de la mort en Grèce ancienne et dans le monde hellénistique, qui est proche de ce qu’il y a dans notre passage.

En revanche, il est plus surprenant que soit encore invoquée la conservation d’une capacité à susciter de nouveau « le bien » (τὰκαλά) : non plus seulement de le représenter, chez ceux en qui ils se trouvaient, mais de le faire naître et croître chez d’autres personnes. Ce passage peut être éclairé par un développement plus long, mais formulé en des termes très proches, dans la suite du traité : il est question de la confiance témoignée par Abraham, lorsqu’il prie Dieu d’épargner Sodome s’il s’y trouve un certain nombre de justes, que celui-ci, « même si les autres choses ont été détruites » (κἂν πάντα τὰἄλλα ἀφανισθῇ), « a pitié, à cause de cet élément réduit, de celles-là aussi, de sorte qu’il relève celui qui est tombé, et ranime celui qui est mort » (διὰ τὸ βραχὺ τοῦτο κἀκεῖνα οἰκτείρει, ὡς πεπτωκότα ἐγείρειν καὶ τεθνηκότα ζωπυρεῖν ; § 122). Le verbe ζωπυρεῖν intervient de nouveau au paragraphe suivant, pour désigner la braise qui, « ayant été attisée, est ravivée » (καταπνευσθεὶς ζωπυρηθῇ ; § 123). Philon reprend alors l’image végétale, à propos de la vertu, pour expliquer que c’est Dieu qui « a fait refleurir ce qui s’était fané » (τὰἀφαυανθέντα ἀναβλαστεῖν ἐποίησε ; ibid.), et conclut en soulignant que « le bien en petite quantité, grâce à la sagesse de Dieu, engendre un flot abondant, rendant le reste semblable à lui-même » (τὸ σπάνιον ἀγαθὸν ἐπιφροσύνῃ θεοῦ πολὺ γίνεται χεόμενον, ἐξομοιοῦν τὰἄλλα ἑαυτῷ ; ibid.). La notion de « rendre semblable » pourrait renvoyer indirectement à la formulation de la vertu la plus haute, autour de laquelle se constitue, comme nous l’avons vu, le moyen-platonisme, à savoir l’ὁμοίωσις θεῷ (Tht., 176 b 1-2), que Philon reprend à plusieurs reprises, telle quelle (Fug., 63), ou sous une forme qui lui est propre, ἐξομοίωσις πρὸς τὸν θεόν 562 – étant entendu ici aussi qu’il n’est pas question de se rendre soi-même ressemblant à Dieu, par ses propres forces, mais de lui être rendu semblable par grâce divine.

La métaphore végétale est appliquée par Philon aux vertus en général : ἐν ταῖςἐρριζωμέναις καὶ βλαστανούσαις ἀρεταῖς (« dans les vertus qui sont enracinées et qui poussent » ; Leg. I, 89). Toutefois, l’idée d’une quantité réduite de bien dont l’action est exprimée à travers une image végétale peut également constituer une référence scripturaire au livre d’Isaïe, non pas au verset Is 6, 13, qui ne comporte pas, dans la Septante, la mention de la « semence » présente dans le texte hébreu 563, mais au premier verset du chapitre 11 : Καὶἐξελεύσεται ῥάβδος ἐκ τῆς ῥίζης Ιεσσαι, καὶἄνθος ἐκ τῆς ῥίζης ἀναβήσεται (« et un rameau sortira de la racine de Jessé, et une fleur s’élèvera de la racine » ; Is 11, 1). Il est possible encore de souligner que le verbe βλαστάνω, dont deux composés sont employés dans deux passages du De migratione Abrahami (παρανέβλαστε, § 16 ; ἀναβλαστεῖν, § 122), est employé en référence au peuple d’Israël : οἱἐρχόμενοι, τέκνα Ιακωβ, βλαστήσει καὶἐξανθήσει Ισραηλ (« ceux qui viennent, les enfants de Jacob – Israël poussera et fleurira » ; Is 27, 6). Il peut y avoir chez Philon un écho de cette croissance d’Israël, dans la mesure où il expose comment la vertu de Joseph suscite une croissance qui correspond, dans le contexte, à l’Exode de l’ensemble du peuple, qu’il faut comprendre comme une progression en vertu. La part vertueuse, en Joseph, qui demeure et suscite une nouvelle vie peut donc être comprise comme la permanence d’une vertu qui se retrouve vivifiée, et vivifiante, lorsque l’Exode de tout le peuple, c’est-à-dire « les enfants de Jacob, Israël », a lieu : l’attachement à la vertu d’une partie de Joseph se trouve imitée par le peuple, lorsque celui-ci se sépare à son tour du corps. Il pourrait ainsi y avoir là une référence à la notion pourtant peu présente chez Philon en général du « mérite des pères » 564 : les vertus que se sont acquises les ancêtres du peuple hébreu rejaillissent sur le peuple hébreu lui-même. Il est toutefois plus probable qu’il s’agit ici de manifester une exemplarité qui influe sur le peuple hébreu, plutôt que la rétribution d’un mérite acquis par un père.

Philon peut se référer, pour étayer cette conception, à la situation concrète de Joseph vis-à-vis de ses frères, lorsqu’il se fait reconnaître d’eux. Il leur annonce en effet : εἰς γὰρ ζωὴν ἀπέστειλέν με ὁ θεὸς ἔμπροσθεν ὑμῶν (« c’est pour maintenir la vie que Dieu m’a envoyé en avant de vous » ; Gn 45, 5), se référant à la situation de famine dont il protège l’Égypte mais aussi sa famille, et il ajoute juste après : ἀπέστειλεν γάρ με ὁ θεὸς ἔμπροσθεν ὑμῶν, ὑπολείπεσθαι ὑμῶν κατάλειμμα ἐπὶ τῆς γῆς καὶἐκθρέψαι ὑμῶν κατάλειψιν μεγάλην (« Dieu, de fait, m’a envoyé en avant de vous pour faire subsister dans le pays ce reste que vous êtes, et pour nourrir une grande postérité après vous » ; Gn 45, 7). La position de Joseph en Égypte permet non seulement la survie de sa famille au temps de la famine, mais encore promet au petit reste qu’ils constituent (κατάλειμμα, κατάλειψιν) une grande croissance à venir. Joseph peut donc être reconnu comme celui qui, par certaines de ses vertus, pourra faire croître la vie (εἰς[…] ζωήν).

De fait, les expressions qu’emploie Philon au paragraphe suivant permettent d’amorcer des développements qui précisent l’idée que la vertu propre de Joseph a un effet sur le peuple hébreu après sa mort. Il explicite en effet son introduction en précisant que l’élément qui demeure – contrairement donc à la chair, au corps, qui participe de la corruption – ce sont les os de Joseph, que « le verbe sacré préserve » (περιποιεῖται ὁἱερὸς λόγος). Cette dernière affirmation semble devoir être comprise de façon double. Philon peut en effet vouloir faire référence au fait que c’est Moïse, l’auteur de l’Écriture, qui prend les ossements de Joseph avec lui au moment de l’Exode (καὶἔλαβενΜωυσῆςτὰὀστᾶΙωσηφμεθ’ ἑαυτοῦ : « Et Moïse prit avec lui les ossements de Joseph » ; Ex 13, 19). Mais le fait de parler de Moïse comme « verbe sacré » peut également signifier qu’au-delà de la réalité du fait, il y a une intention dans le texte de l’Écriture de garder la trace des vertus de Joseph. Ces vertus ainsi consignées pourront servir d’exemples ou même de lois, si l’on peut associer Joseph, pour les aspects positifs de sa vie, à ces « lois vivantes et rationnelles » que sont les patriarches : Joseph rejoindrait ainsi les figures du passé évoquées par Philon dans le prologue du De Abrahamo (Abr., 5). Quoi qu’il en soit, il y a bien un lien entre l’action de Moïse à l’égard de Joseph, et la manière dont l’exemple qu’il a constitué, pour ce qui est de la partie de sa personne qui s’est attachée à la vertu, demeure et produit encore une action sur le peuple d’Israël, réalisée de façon claire et concrète au moment de l’Exode, et s’exerçant sans doute encore sur Israël à travers l’Écriture qui en préserve la mémoire. Le rôle de Moïse ne doit pas être perdu de vue : nous verrons qu’il revient en conclusion du passage comme un élément fondamental.

Plus précisément, la permanence de l’action de Joseph sur Israël est double, comme l’exprime la double allégorisation des « os de Joseph » (τὰ γοῦν ὀστᾶἸωσήφ) mentionnés par l’Exode (Ex 13, 19). L’interprétation allégorique s’appuie sur le constat simple (mais que Philon va ensuite tirer jusqu’à des affirmations apparemment paradoxales) que les os sont ce qui subsiste durablement une fois que la partie corruptible du corps s’est décomposée : rapporté à la mémoire de Joseph, cela signifie que « toutes les parties qui étaient attachées au corps et aux passions » (ὅσα φιλοσώματα καὶ φιλοπαθῆ μέρη) ont disparu, ne laissant derrière elles que des os, des parties incorruptibles. Philon transpose cette idée, sur un plan moral, en une séparation entre le pur (καθαρά) et l’impur (καθαροῖς). Il est singulier qu’il emploie ici le verbe συζεύγνυμι, de façon négative, pour marquer la nécessité de ne pas « lier ensemble » le pur et l’impur, alors même que ce verbe est le contraire de διαζεύγνυμι, le verbe d’emploi platonicien marquant la séparation radicale entre l’âme et le corps que Philon refuse, comme nous l’avons souligné.

Sans doute Philon s’autorise-t-il ici du constat d’une séparation de fait entre la chair et les os pour donner à celle-ci, de façon indirecte et dans ce contexte précis, une valeur positive. La séparation n’est pas cherchée, mais assumée. Elle relève de plus ici d’un sens vraisemblablement plus moral, voire religieux (l’opposition entre le pur et l’impur) que strictement métaphysique, comme chez Platon. De plus, Philon ne parle pas d’une séparation à accomplir, mais du fait qu’il ne faut pas rétablir l’union de deux réalités qui ont déjà été séparées et s’opposent désormais l’une à l’autre. Cette notation constitue donc l’un des éléments caractéristiques de la notion de départ, s’agissant de Joseph : il constitue bien une forme de séparation, sur laquelle il convient de ne pas revenir, afin que la migration puisse être menée à bien. Nous allons voir que le paragraphe suivant apporte encore une précision à cet égard.

Philon voit dans les os que prend Moïse l’expression de la préservation par le texte de l’Écriture de deux types de « formes » (εἴδη), qui viennent spécifier le terme de « partie » (μέρος) utilisé précédemment : les « formes incorruptibles » (ἀδιάφθορα), et les formes « dignes de mémoire » (ἀξιομνημόνευτα). Ces deux dimensions font l’objet, de façon respective, des deux développements qui suivent, en commençant par la seconde. Chacun de ces deux développements permet d’expliciter la manière dont Joseph a eu part à la vertu véritable, et dont celle-ci s’est communiquée après lui à l’ensemble du peuple.

Notes
558.

Gorg., 493 a 3.

559.

Leg. I, 108 ; Spec. IV, 188.

560.

De façon significative, c’est le même verbe qui est employé au début du De Iosepho pour décrire la façon dont Jacob « ranimait la nature de son fils par des soins remarquables et exceptionnels » (ἐζωπύρει τὴν τοῦ παιδὸς φύσιν ἐξαιρέτοις καὶ περιτταῖς ἐπιμελείαις ; Ios., 4). C’est la vertu ranimée par son père que Joseph ranime à son tour.

561.

Voir par exemple, chez Platon, la mention d’une « gloire éternelle et immortelle » (κλέος ἐς τὸν ἀεὶ χρόνον ἀθάνατον : Symp., 208 c 5-6). Les premières mentions du terme remontent toutefois à Homère (Il. V, 3, etc.).

562.

Philon reprend lui-même à son compte la formule, dans ces termes, dans plusieurs passages (Opif., 144 ; Decal., 73 et 107 ; Spec. IV, 188 ; Virt., 8 et 168).

563.

« Leur tronc est une semence sainte » (Is 6, 13 ; traduction de la Bible de Jérusalem, op. cit.).

564.

Voir notamment M. Remaud, À cause des Pères : le « mérite des Pères » dans la tradition juive, Paris-Louvain, E. Peeters, 1997.