2) Les formes dignes de mémoire (Migr., 18)

Le premier développement est relativement bref. Philon y présente la manière dont l’Exode est déjà engagé du vivant même de Joseph, même s’il ne se réalise que plus tard, en croisant le thème de la séparation et des éléments propres au récit de la vie de Joseph.

‘[18] Tὰ δʼ ἀξιομνημόνευτα ταῦτα ἦν· τὸ πιστεῦσαι ὅτι “ἐπισκέψεται ὁ θεὸς” τὸὁρατικὸν γένος καὶ οὐ παραδώσει μέχρι παντὸς αὐτὸἀμαθίᾳ, τυφλῇ δεσποίνῃ, τὸ διακρῖναι τά τε θνητὰ τῆς ψυχῆς καὶ τὰἄφθαρτα καὶ τὰ μὲν ὅσα περὶ τὰς σώματος ἡδονὰς καὶ τὰς ἄλλας παθῶν ἀμετρίας θνητὰὄντα Αἰγύπτῳ καταλιπεῖν, περὶ δὲ τῶν ἀφθάρτων σπονδὴν ποιήσασθαι, ὅπως μετὰ τῶν ἀναβαινόντων εἰς τὰς ἀρετῆς πόλεις διακομισθῇ, καὶὅρκῳ τὴν σπονδὴν ἐμπεδώσασθαι.
[18] Les formes dignes de mémoire, voici ce qu’elles étaient : avoir cru que “Dieu visiterait” la race dotée de vision et qu’il ne l’abandonnerait pas jusqu'au bout à l’ignorance, maîtresse aveugle ; distinguer les éléments mortels de l’âme et les éléments incorruptibles, abandonner à l’Égypte tout ce qui concerne les plaisirs du corps et encore l’absence de mesure des passions, choses mortelles, mais conclure un pacte au sujet des éléments incorruptibles, afin qu’ils soient conduits avec ceux qui montent vers les cités de la vertu ; et confirmer le pacte par un serment.’

Philon commente ici les deux passages que nous avons déjà cités à propos des ossements de Joseph : tout d’abord la fin du livre de la Genèse, lorsque, sur le point de mourir, « Joseph fit prêter serment aux fils d’Israël en ces termes : “Au moment où Dieu vous visitera de sa visite, alors vous emporterez d’ici mes ossements avec vous” » (ὥρκισεν Ιωσηφ τοὺς υἱοὺς Ισραηλ λέγων·Ἐν τῇἐπισκοπῇ, ἧἐπισκέψεται ὑμᾶς ὁ θεός, καὶ συνανοίσετε τὰὀστᾶ μου ἐντεῦθεν μεθ’ ὑμῶν ; Gn 50, 25) ; puis le livre de l’Exode, où il est écrit que « Moïse prit avec lui les ossements de Joseph ; car Joseph avait fait jurer par un serment les fils d’Israël, en ces termes : “Par sa visite le Seigneur vous visitera et vous emporterez d’ici mes ossements avec vous” » (καὶἔλαβεν Μωυσῆς τὰὀστᾶ Ιωσηφ μεθ’ ἑαυτοῦ, ὅρκῳ γὰρ ὥρκισεν Ιωσηφ τοὺς υἱοὺς Ισραηλ λέγων·Ἐπισκοπῇἐπισκέψεται ὑμᾶς κύριος, καὶ συνανοίσετέ μου τὰὀστᾶἐντεῦθεν μεθ’ ὑμῶν ; Ex 13, 19). Philon relève dans ces deux versets l’annonce de la visite de Dieu à Israël, « celui qui voit Dieu », la précision concernant les ossements, considérée comme l’établissement implicite d’une opposition avec le reste du corps, voué à la corruption, et le serment par lequel Joseph se met d’accord avec « les fils d’Israël », qui seront amenés à repartir vers la terre promise, où ils pourront vivre dans les « cités de la vertu » 565.

Les tournures qu’il emploie sont un contrepoint des termes utilisés dans la mise en place initiale de son développement. Contre ceux qui « jusqu’à la fin ont conclu des pactes avec le corps (μέχρι τῆς τελευτῆς τὰς πρὸς σῶμα σπονδὰς ἔθεντο), Philon expose que Dieu ne laisse pas « jusqu’au bout » (μέχρι παντός) le peuple hébreu dans l’ignorance, et il fait état d’un « pacte » (σπονδήν) qui est cette fois positif, puisqu’il n’est pas conclu avec le corps, mais porte « sur les réalités incorruptibles » (περὶ δὲ τῶν ἀφθάρτων). Le fait qu’il soit de plus « confirmé par un serment » (ὅρκῳ τὴν σπονδὴν ἐμπεδώσασθαι) lui donne un caractère totalement assuré et définitif. Le cas de Joseph doit donc être bien distingué de ceux en qui ne se rencontre plus aucune trace de vertu. Tout l’enjeu de l’exposé de Philon est de montrer de quelle manière Joseph lui-même est traversé par une séparation entre un élément corporel voué à la corruption et à l’oubli, et des vertus qui demeurent.

Avec ce paragraphe, Philon rend explicite la relation qu’il établit entre une certaine vertu de Joseph et le départ d’Égypte de tout le peuple lors de l’Exode : il a connu à l’avance qu’il y aurait un départ voulu par Dieu, et a demandé dès ce moment-là à ce que ce qui resterait de lui remonte vers la terre promise à Abraham et à ses descendants. Les deux versets que nous avons cités permettent donc à Philon de montrer le lien entre une figure imparfaite et le départ : ce qu’il y a de vertueux en Joseph est déjà tourné vers le départ, mais il ne peut l’atteindre qu’une fois distingués en lui le pur et l’impur, une fois que ses os ont été clairement séparés de toute la partie corruptible de sa personne, et lorsque Dieu lui-même vient visiter son peuple, par l’intermédiaire de Moïse, répétant à travers lui le commandement antérieurement adressé à Abraham de partir. La séparation qui doit être opérée en lui, pour qu’il puisse ensuite participer au véritable départ que constitue l’Exode, est présentée par Philon comme un processus de distinction, ou littéralement, de « discrimination » (διακρῖναι) : en effet, le verbe διακρίνω peut désigner aussi bien une action concrète de séparation, voire de décomposition d’un corps, que la formulation d’un jugement qui opère une séparation. Cependant, Philon précise que cette séparation a lieu dans l’âme, entre les éléments de l’âme (τῆςψυχῆς) qui sont « mortels » (τάθνητά) et ceux qui sont « incorruptibles » (τὰἄφθαρτα).

La séparation ne passe donc pas comme chez Platon entre l’âme et le corps, mais au sein même de l’âme. Il ne peut donc être question de décomposer physiquement un objet corporel, ou de séparer deux natures différentes, mais bien plutôt de savoir discriminer et distinguer des réalités psychiques d’ordre différent. Philon allégorise ainsi pleinement la référence au corps de Joseph : la distinction entre la chair corruptible et les os incorruptibles est une image de ce qui se passe dans l’âme. Plutôt que de séparer l’âme et le corps, comme Platon, Philon dresse une nouvelle analogie en montrant des processus analogues dans l’une comme dans l’autre. Le corps est, à certains égards, une image de l’âme : sa mort peut constituer une figure du processus par lequel l’âme, au lieu de passer réellement par la mort et la séparation d’avec le corps, progresse définitivement vers la vertu. Le processus qui se réalise directement en Abraham, figure du départ de l’intellect, est illustré à nouveau, dans son élaboration progressive, par Joseph.

La remémoration de la vie de Joseph et la considération de ce qu’il y a en lui de « digne de mémoire », permettent donc d’élargir la portée de l’Exode en rappelant qu’il était déjà annoncé par Joseph et qu’il vient répondre à son attente en représentant le sommet d’un détachement en direction de la sagesse. Le caractère fondamental et nécessaire du départ est ainsi illustré par cette attente de Joseph. Ce n’est pas seulement un départ subitement ordonné par Dieu à Abraham, figure de l’intellect, ou soudainement accordé à travers Moïse pour soulager une oppression de l’âme, qu’est le peuple hébreu, par le corps et les passions, figurées par l’Égypte : c’est une réalité qui est déjà en germe, déjà esquissée, avec Joseph, qui correspond à une nécessité pour tous les hommes, dès lors qu’il existe en eux une part vertueuse.

Notes
565.

Sur cette association de la cité et de la vertu, voir en particulier Leg. III, 1-3 : πόλις οἰκεία τῶν σοφῶν ἡ ἀρετή (« la vertu est la cité qui appartient en propre aux sages » ; Leg. III, 1).