3) Les formes incorruptibles (Migr., 19-23)

Le deuxième développement, portant sur les « formes incorruptibles », est une présentation synthétique des éléments de vertu effectivement manifestés par la vie de Joseph. Ce sont précisément les éléments incorruptibles au sujet desquels Joseph a fait prêter serment, comme Philon vient de le rappeler, c’est-à-dire ce que les os figurent. Tandis que les « formes dignes de mémoire » constituent le lien direct entre Joseph et l’Exode, établi au moment de sa mort, le rappel de ces vertus est en quelque sorte le fondement de ce lien : les vertus de Joseph sont incorruptibles, à l’image de ses os, et elles pourront de ce fait bénéficier de l’Exode du peuple hébreu. Le développement se présente comme une longue énumération des mérites de Joseph, exposés de façon à peu près chronologique en suivant la trame de la vie de Joseph en Égypte, mais aussi avec un effet de gradation dans la vertu.

Philon donne à voir une suite de courtes exégèses allégoriques, s’appuyant de façon précise sur des éléments textuels : nous verrons comment il développe ainsi une exégèse où ce n’est pas le personnage de Joseph lui-même qui est allégorisé, comme c’est le cas pour Abraham, figure de l’intellect, ou de Moïse, figure du verbe divin, mais un certain nombre de détails qui permettent de relire l’histoire de Joseph dans la perspective d’un détachement à l’égard de toutes les réalités corporelles.

Nous suivrons le texte paragraphe par paragraphe, selon le découpage des éditions modernes, qui délimite de fait d’une façon adaptée les différents éléments qui se succèdent.

‘[19] Τίνα οὖν τὰἄφθαρτα; Ἡ πρὸς ἡδονὴν ἀλλοτρίωσις τὴν λέγουσαν· συνευνασθῶμεν καὶ τῶν ἀνθρωπείων ἀπολαύσωμεν ἀγαθῶν, ἡ μετὰ καρτερίας ἀγχίνοια, διʼ ἧς τὰ τῶν κενῶν δοξῶν νομιζόμενα ἀγαθὰὡς ἂν ἐνύπνια ὄντα διακρίνει καὶ διαστέλλει, ὁμολογῶν τὰς μὲν ἀληθεῖς καὶ σαφεῖς τῶν πραγμάτων συγκρίσεις εἶναι κατὰ θεόν, τὰς δὲἀδήλους καὶἀσαφεῖς φαντασίας κατὰ τὸν πλάνητα καὶ τύφου μεστὸν μήπω κεκαθαρμένων ἀνθρώπων βίον ταῖς διὰ σιτοπόνων καὶ μαγείρων καὶ οἰνοχόων τέρψεσι χαίροντα,
[19] Quelles sont donc les formes incorruptibles ? Le fait de s’être rendu étranger à la jouissance, qui dit : “couchons ensemble et tirons plaisir des biens humains” ; la sagacité, accompagnée de persévérance, grâce à laquelle il discrimine et distingue les biens supposés relevant des vaines opinions comme étant des songes, reconnaissant que les jugements vrais et clairs sur les réalités se font selon Dieu, tandis que les représentations sans évidence ni clarté se font selon la vie, errante et pleine de tromperie, de ceux qui n’ont pas encore été purifiés, et qui se réjouit des plaisirs procurés par des panetiers, des cuisiniers et des échansons ;’

Ce premier paragraphe présente une suite d’interprétations allégoriques très ramassées de la première période de la vie de Joseph en Égypte, chez Pétéphrês et en prison. Le premier épisode auquel Philon fait allusion est celui où la femme de Pétéphrês dit à Joseph : « couche avec moi » (Κοιμήθητι μετ’ ἐμοῦ ; Ex 39, 7). Les outils d’interprétation employés par Philon sont tout d’abord le recours à un synonyme, pour reprendre le verbe du verset auquel il fait référence mais en signalant qu’il introduit un discours nouveau, et surtout la transposition de la femme de Pétéphrês comme figure du « plaisir », qui est en grec un terme féminin, ἡδονή. Philon s’attache une nouvelle fois à respecter le genre des réalités qu’il transpose depuis le registre littéral, où il s’agit d’une personne, dans le registre allégorique, où il est question d’entités abstraites, de parties de l’âme, ou encore, comme ici, de passions. Il faut souligner que Philon ne perd pas de vue son propos général sur l’Exode et la notion de départ en général, et sur la question spécifique, concernant Joseph, de la séparation, puisque il emploie d’emblée le substantif ἀλλοτρίωσις (« le fait de se rendre étranger ») qui constitue un écho du verbe déjà employé en un sens positif (ἀλλοτριώθητι ; § 7), ainsi que de l’adjectif (ἀλλότριον ; § 10) et à nouveau du verbe (ἀλλοτριώσας ; § 11), employés en un sens négatif. De fait, à travers chacun des exemples qu’il livre dans ce développement, Philon reprend la question du départ, dans ses dimensions positives et négatives.

Ainsi, le deuxième exemple reprend un autre aspect que nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises, et notamment dans les deux paragraphes précédents, celui de la distinction, du jugement qui sépare les réalités différentes. Joseph qui a dans la prison interprété des rêves est loué pour sa capacité à « discriminer » et à « distinguer » (διακρίνει καὶδιαστέλλει) ce qui n’est que réalités illusoires (κενῶν : « vaines » ;νομιζόμενα : « supposés »). Une fois de plus, le contenu littéral du texte scripturaire, la mention des rêves, n’intervient dans le passage qu’une fois son sens allégorique livré : c’est le texte scripturaire qui constitue ainsi un sens figuré, puisque le terme de « rêves » est mobilisé comme une simple image (ὡςἂν ἐνύπνια ὄντα) permettant de préciser le propos.

Philon développe encore la notion de séparation en distinguant ce qui est lié à Dieu, ce qui se fait conformément à lui (κατὰθεόν), et ce qui relève d’une recherche des biens corporels, figurés par les figures scripturaires du panetier, du cuisinier et de l’échanson. Le fait qu’il désigne ces figures au pluriel (σιτοπόνων καὶ μαγείρων καὶ οἰνοχόων) semble un nouveau moyen de généraliser la portée de son propos : Philon ne parle pas des plaisirs (τέρψεσι) liés aux activités du panetier, du cuisinier et de l’échanson que Joseph a rencontrés, mais de toutes les figures qui peuvent apparaître comme des panetiers, des bouchers ou des échansons, si l’on cherche les plaisirs qu’ils procurent. Du reste, ceux-ci, dans le texte de la Genèse, sont « chef panetier » (ἀρχισιτοποιός ; Gn 40, 1, etc.), « chef boucher » (ἀρχιμάγειρος ; Gn 37, 36, etc.) et « chef échanson » (ἀρχιοινοχόος ; Gn 40, 1, etc.) : Philon suggère donc en quelque sorte un passage de l’archétype aux types, de l’unité à la multiplicité, mais en conservant encore une valeur figurée à ces trois modalités de rapports avec les réalités corporelles que représentent la responsabilité du pain, de la viande et du vin. Il peut s’agir d’un moyen de souligner une forte opposition entre ce qui relève de Dieu seul, et ce qui se soumet au contraire à une multiplicité, qui n’est pas seulement triple (le panetier, le cuisinier et l’échanson), mais qui constitue une foule qui peut être classée en trois grandes catégories.

Philon dessine à l’aide de ces figures, et en reprenant le thème de l’interprétation des rêves, une opposition très tranchée. D’un côté, il présente « les jugements vrais et clairs portant sur les réalités » (τὰς μὲν ἀληθεῖς καὶ σαφεῖς τῶν πραγμάτων συγκρίσεις) : Philon s’appuie ici à nouveau pour son vocabulaire, au prix d’un changement de catégorie grammaticale, sur la Septante, qui emploie le verbe συγκρίνω : ὁ συγκρίνων (Gn 40, 8) et συνέκρινενἡμῖν (Gn 41, 12). Cela lui permet de continuer à utiliser le vocabulaire du jugement introduit par διακρίνω, en associant la question de l’interprétation des rêves à celle d’une juste séparation des réalités. Celle-ci se fait « selon Dieu » (κατὰθεόν). Il s’agit d’une référence scripturaire, puisque Joseph interroge le chef échanson et le chef panetier en ces termes : « n’est-ce pas par Dieu que se fait leur éclaircissement ? » (Οὐχὶ διὰ τοῦ θεοῦἡ διασάφησις αὐτῶν ἐστιν; ; Gn 40, 8). Philon reprend donc les mots mêmes de l’Écriture, légèrement transposés, en mentionnant le rôle de Dieu, ainsi qu’en parlant de jugements « clairs » (σαφεῖς), là où précisément Joseph parle, avec la même racine, d’un « éclaircissement » (διασάφησις). De l’autre côté se situent les « représentations sans évidence ni clarté », qui « se font selon la vie, errante et pleine de tromperie de ceux qui n’ont pas encore été purifiés » (τὰς δὲἀδήλους καὶἀσαφεῖς φαντασίας κατὰ τὸν πλάνητα καὶ τύφου μεστὸν μήπω κεκαθαρμένων βίον). Le thème de la pureté reprend de façon directe la distinction entre pureté et impureté qui caractérise la mort de Joseph (§ 17), tandis que l’adjectif πλάνητης ne doit pas être négligé : il décrit une errance qui est l’opposé d’une référence à Dieu (κατὰθεόν, contre κατὰτὸνπλάνητα […] βίον). Il s’agit donc de l’opposé d’une véritable migration depuis les choses sensibles jusqu’à Dieu, comme le font les Hébreux et comme Joseph l’espère pour ses ossements. Philon emploie du reste, comme nous allons le voir, un autre mot, περάτης, pour rendre compte de cette migration positive.

‘[20] τὸ μὴὑπήκοον, ἀλλʼ ἄρχοντα Αἰγύπτου πάσης, τῆς σωματικῆς χώρας, ἀναγραφῆναι, τὸ αὐχεῖν ἐπὶ τῷγένος εἶναι Ἑβραίων, οἷς ἔθος ἀπὸ τῶν αἰσθητῶν ἐπὶ τὰ νοητὰ μετανίστασθαι – περάτης γὰρ ὁἙβραῖος ἑρμηνεύεται –, τὸ σεμνύνεσθαι ὅτι “ὧδε οὐκ ἐποίησεν οὐδέν” – τὸ γὰρ μηδὲν τῶν ἐνταῦθα σπουδαζομένων παρὰ τοῖς φαύλοις ἐργάσασθαι, διαμισῆσαι δὲ καὶἀποστραφῆναι πάντα οὐ μετρίως ἐπαινετόν
[20] le fait de ne pas avoir été enregistré comme sujet, mais comme maître de toute l’Égypte, le pays corporel, de se vanter d’être de la race des Hébreux, à qui il est coutumier de migrer des réalités sensibles vers les réalités intelligibles – “l’Hébreu” se traduit en effet “émigrant” –, de magnifier le fait qu’ “ici, il n’a rien fait” – en effet, ne réaliser aucune des choses qui font en ce lieu l’objet d’empressement de la part des personnes viles, mais haïr et repousser tout cela, il faut le louer sans mesure ;’

Trois éléments composent ce paragraphe. Le premier est le statut que Joseph a atteint : Ἰδοὺ καθίστημί σε σήμερον ἐπὶ πάσης γῆς Αἰγύπτου (« Voici, je t’établis aujourd’hui sur tout le pays d’Égypte » ; Gn 41, 41). Philon paraphrase de nouveau le texte scripturaire, en dédoublant son sens, pour bien en faire saisir la portée : Joseph, ainsi placé, n’est plus « sujet » (ὑπήκοον), mais « maître » (ἄρχοντα). Or, ce vocabulaire est précisément celui que Philon a employé précédemment pour paraphraser l’exhortation de Dieu à l’intellect de prendre le dessus sur les réalités liées au corps : ὑπήκοοί σού εἰσι, μηδέποτε ὡς ἡγεμόσι χρῶ· βασιλεὺς ὢν ἄρχειν ἀλλὰ μὴἄρχεσθαι πεπαίδευσο (« ce sont tes sujets, ne les traite jamais comme tes maîtres ; étant roi, apprends à commander mais non à être commandé » ; § 8). Philon continue de tisser une présentation d’ensemble cohérente des notions qu’il approfondit et du vocabulaire qu’il emploie : Joseph se situe bien dans la continuité d’Abraham, son histoire représente elle aussi la victoire sur le monde sensible et corporel, représenté en ce qui le concerne par l’Égypte, « pays corporel » (τῆς σωματικῆς χώρας).

Le deuxième élément de ce paragraphe, l’appartenance à la race des Hébreux, simplement juxtaposé, peut en constituer en réalité une forme de justification. La distance prise par Joseph à l’égard des réalités corporelles correspond à son identité réelle, qu’il ne craint pas de revendiquer, selon Philon (τὸ αὐχεῖν) : il est de la « race des Hébreux » (γένος […] Ἑβραίων). Or ceux-ci sont intrinsèquement caractérisés par le fait de « migrer des réalités sensibles vers les réalités intelligibles » (ἀπὸ τῶν αἰσθητῶν ἐπὶ τὰ νοητὰ μετανίστασθαι) : Philon retrouve un vocabulaire central depuis le début du traité, celui de la μετανάστασις, ainsi que l’opposition entre réalités sensibles et réalités intelligibles. Le cas de Joseph s’insère dans le cadre du peuple hébreu dans son ensemble, qui est lui-même déjà présent dans la figure d’Abraham.

Philon n’appuie pas seulement cette lecture sur le trajet du peuple hébreu pendant l’Exode, il propose encore une étymologie de ce nom : περάτης γὰρ ὁἙβραῖος ἑρμηνεύεται(« “l’Hébreu” se traduit en effet “émigrant” »). Il s’agit cette fois-ci d’un nouveau terme, qui n’était pas encore apparu dans le traité, pour rendre compte sous un nouvel aspect de la notion de départ. Celui-ci semble venir s’opposer directement à l’adjectif πλάνητης, bien que leurs significations réciproques soient proches l’une de l’autre. La nuance que Philon apporte est l’opposition entre un déplacement qui est une « errance » désordonnée, dans les liens du corps, et une « migration » qui est orientée et ordonnée par Dieu, et qui conduit vers les réalités intelligibles. La distinction entre πλάνητης et περάτης constitue donc une nouvelle itération du processus de réflexion sur la notion de départ passant par la distinction entre ce qui représente un départ positif et souhaitable, et ce qui consiste au contraire en un mouvement répréhensible, parce qu’il n’opère pas la bonne séparation, ou bien comme ici parce qu’il se réalise sans se séparer de ce qui l’empêche de devenir une véritable migration.

En réalité, la mention de l’origine de Joseph, dans la Septante, est beaucoup moins directe que Philon ne l’affirme : κλοπῇἐκλάπην ἐκ γῆς Εβραίων (« j’ai été odieusement enlevé de la terre des Hébreux » ; Gn 40, 15). La mention notamment d’une terre déjà attribuée aux Hébreux pourrait entrer en tension avec la définition des Hébreux comme un peuple migrant, et contredire l’idée d’un exode à venir. C’est sans doute pour cela que Philon insiste sur l’appartenance à un peuple (γένος). La fin du paragraphe, qui commente la suite immédiate de ce verset, peut néanmoins servir de justification à Philon. Joseph y proteste, dans des termes que Philon a cette fois fidèlement repris : ὧδε οὐκ ἐποίησα οὐδέν (« ici, je n’ai rien fait » ; ibid.). Or Philon, de même qu’il a parlé d’un motif de « se vanter » (αὐχεῖν), à propos de la déclaration de Joseph sur son origine, fait de cette affirmation l’objet d’un « nécessaire éloge dépassant la mesure » (οὐ μετρίως ἐπαινετόν). Les deux parties de la déclaration de Joseph sont donc interprétées comme une même revendication de sa distance à l’égard de tout ce qui est égyptien, et c’est pour cela que Philon exprime une nouvelle forme de séparation avec les verbes « haïr et repousser » (διαμισῆσαι δὲ καὶἀποστραφῆναι), qui sont cette fois-ci une forme de répétition de la séparation entre Abraham et Lot, le premier repoussant loin de lui le second (§ 13).

La succession rapide de références à l’histoire de Joseph et à ses titres de gloire se poursuit encore dans les paragraphes suivants.

‘[21] τὸἐμπαίζειν ἐπιθυμιῶν καὶ πάντων παθῶν ἀμετρίαις, τὸ φοβεῖσθαι τὸν θεόν, εἰ καὶ μηδέπω γέγονεν ἀγαπᾶν ἱκανός, τὸ ζωῆς ἐν Αἰγύπτῳ μεταποιεῖσθαι τῆς ἀληθοῦς ὃ δὴ θαυμάσας ὁὁρῶν – καὶ γὰρ ἄξιον ἦν καταπλαγῆναι – φησί· “μέγα μοί ἐστιν, εἰἔτι ὁ υἱός μου Ἰωσὴφ ζῇ”, ἀλλὰ μὴκεναῖς δόξαις καὶ τῷ νεκροφορουμένῳ σώματι συντέθνηκε,
[21] s’être joué de l’absence de mesure des désirs et de toutes les passions, craindre Dieu, même s’il n’est pas encore devenu capable de l’aimer, revendiquer, en Égypte, la vie véritable, ce que précisément le voyant, plein d’admiration – et en effet il était justifié d’être abasourdi – dit : “c’est un grand événement pour moi si mon fils Joseph est encore vivant”, mais il n’est pas mort sous l’effet des opinions vaines et du corps qu’il porte comme un cadavre ;’

Trois éléments composent de nouveau ce paragraphe. Le premier, l’action de « se jouer », s’appuie sur une référence directe à deux passages rapprochés où la femme de Pétéphrês déclare effectivement : « il nous a amené un serviteur hébreu pour se jouer de nous » (Ἴδετε, εἰσήγαγεν ἡμῖν παῖδα Εβραῖον ἐμπαίζειν ἡμῖν ; Gn 39, 14), et encore : « le serviteur hébreu que tu as amené chez nous est venu vers moi pour se jouer de moi » (Εἰσῆλθεν πρός με ὁ παῖς ὁ Εβραῖος, ὃν εἰσήγαγες πρὸς ἡμᾶς, ἐμπαῖξαί μοι ; Gn 39, 17). Certes, le contexte de ces deux affirmations est celui d’un mensonge, puisque Joseph n’a en réalité cherché à tromper personne. Mais la mention dans ces deux versets de l’origine de Joseph – Philon choisit précisément le moment où il vient de la rappeler pour citer ce passage, qui figure plus haut dans le récit scripturaire et aurait pu être rattaché au début du développement –, ainsi que la valeur allégorique que Philon donne à la femme de Pétéphrês, permettent de voir dans cette affirmation qui se veut mensongère une forme de reconnaissance, de la part de l’Égypte corporelle et de celle qui l’incarne au premier chef, du détachement que Joseph a réussi à opérer à l’égard de tous les désirs et de toutes les passions.

Le deuxième élément du passage est une citation qui pourrait se suffire à elle-même, puisque Philon rappelle que Joseph « craint Dieu », conformément au texte scripturaire : τὸν θεὸν γὰρ ἐγὼ φοβοῦμαι (« car je crains Dieu » ; Gn 42, 18). Le souci de rattacher précisément cette affirmation au contexte de son argumentation conduit Philon à faire de cette affirmation un moyen terme : il craint Dieu, « à défaut d’être déjà capable de l’aimer » (εἰ καὶ μηδέπω γέγονεν ἀγαπᾶν ἱκανός). Cette brève remarque correspond à une distinction que nous avons rencontrée dans le De Abrahamo, à propos de ce qui conduit les hommes à Dieu : la crainte apparaît aux yeux de Philon comme une raison valable, mais la moins élevée, derrière l’attirance pour une récompense, et l’attrait de Dieu pour lui-même (Abr., 127-130). L’éloge sans mesure (οὐ μετρίως ἐπαινετόν) de Joseph n’en laisse donc pas moins la place à un rappel de son statut intermédiaire : il n’a pas encore atteint la perfection.

Le troisième élément représente un nouveau progrès dans la narration scripturaire (Philon cite le verset Gn 45, 28), et constitue une nouvelle interprétation d’une parole d’un personnage, cette fois-ci celle d’Isaac s’étonnant que Joseph vive encore. Cette affirmation est recontextualisée du fait qu’elle se trouve placée au milieu du développement de Philon sur la relation entre Joseph et l’Égypte, figure du corps. Au lieu que cette affirmation renvoie simplement à la surprise de Jacob, le voyant, de savoir son fils encore vivant alors qu’il le croyait mort depuis longtemps, son intégration dans le commentaire allégorique devient un étonnement que la vie subsiste encore en Égypte (Philon accole les deux termes : ζωῆς ἐν Αἰγύπτῳ). Parler de la présence de la « vraie vie » (ζωῆς […] τῆςἀληθοῦς)comme de quelque chose qui peut « rendre abasourdi » (καταπλαγῆναι) conduit Philon à forcer encore le trait dans sa charge contre l’Égypte et le corps, en qualifiant celui-ci de cadavre (νεκροφορουμένῳ), renouant ainsi, mais sur un plan différent, avec la référence au cadavre de Joseph dont la partie charnelle, liée à l’Égypte, se décompose.

Le dernier paragraphe portant sur l’histoire de Joseph fait référence à l’épisode de la reconnaissance entre ses frères et lui.

‘[22] τὸὁμολογεῖν ὅτι “τοῦ θεοῦἐστι”, τῶν δʼ εἰς γένεσιν ἐλθόντων οὐδενός, τὸ γνωριζόμενον τοῖς ἀδελφοῖς πάντας τοὺς φιλοσωμάτους κινῆσαι καὶ σαλεῦσαι τρόπους ἑστάναι παγίως ἐπὶ τῶν ἰδίων οἰομένους δογμάτων καὶἀνὰ κράτος ἀπώσασθαι, τὸ φάναι μὴ πρὸς ἀνθρώπων ἀπεστάλθαι, ὑπὸ δὲ τοῦ θεοῦ κεχειροτονῆσθαι πρὸς τὴν τοῦ σώματος καὶ τῶν ἐκτὸς ἔννομον ἐπιστασίαν,
[22] Reconnaître qu’il est “de Dieu”, et d’aucune des réalités qui sont venues naître ; en étant reconnu par ses frères, avoir mis en mouvement et secoué tous les manières d’être qui aiment le corps et pensent se tenir fermement sur leurs propres opinions, et les écarter avec force ; dire qu’il n’a pas été missionné par les hommes, mais choisi par Dieu pour exercer une autorité légale sur le corps et les réalités extérieures ;’

Cette dernière partie du commentaire appuyée sur des passages scripturaires de l’histoire de Joseph représente une forme de point culminant, insistant sur la relation de Joseph à Dieu.

Le premier élément sort cependant de la trame narrative d’ensemble de l’histoire de Joseph, puisque celui-ci affirme qu’il est « de Dieu » parmi les toutes dernières paroles qui lui sont attribuées, après la mort de Jacob (Gn 50, 19). Il faut noter qu’une fois encore Philon ne se contente pas de citer un verset, mais le remet en contexte, notamment en présentant son revers, comme ici : être de Dieu, c’est ne pas appartenir au monde de ce qui reçoit un engendrement (γένεσιν), et donc aussi de la corruption. Cette affirmation semble ainsi marquer une progression par rapport au statut encore intermédiaire de Joseph dans les exemples précédents. Dans cet exemple et les deux qui suivent, il se montre pleinement dépendant de Dieu, et clairement séparé des réalités corporelles.

Le deuxième élément, en effet, est l’interprétation du désir de Joseph de se faire reconnaître de ses frères (γνωριζόμενον τοῖς ἀδελφοῖς) sans la présence des Égyptiens. Philon insiste sur ce point, employant plusieurs verbes qui marquent la volonté de Joseph de s’en détacher : κινῆσαι (« mettre en mouvement ») et σαλεῦσαι (« secouer ») puis encore ἀπώσασθαι (« écarter »). Il s’agit d’une variation sur le vocabulaire des versets scripturaires concernés : οὐκ ἠδύνατο Ιωσηφ ἀνέχεσθαι πάντων τῶν παρεστηκότων αὐτῷ, ἀλλ’ εἶπεν Ἐξαποστείλατε πάντας ἀπ’ ἐμοῦ (« Joseph ne pouvait tolérer la présence de tous ceux qui se trouvaient avec lui, il dit : “Éloignez de moi tout le monde” » ; Gn 45, 1-2). Philon insiste, dans la continuité de sa réflexion sur le départ, sur l’impulsion qui lance progressivement un mouvement, et il reprend, d’une manière dont il a déjà donné d’autres exemples, un terme qui lui a permis de décrire l’action par laquelle Abraham s’écarte de Lot (ἀπώσεται ; § 13).

Un autre point commun entre les deux personnages est donc établi, mais il convient de noter que cette séparation de Joseph et des Égyptiens se passe encore en Égypte : elle est donc seulement similaire, mais pas identique, à celle d’Abraham, qui marque l’établissement, seul, sans Lot qui figure le penchant vers les choses sensibles, dans la terre de Canaan. Mais il s’agit tout de même bien de séparer les Égyptiens de Joseph, pour permettre une reconnaissance de Joseph et de ses frères, c’est-à-dire d’une reconnaissance des Hébreux entre eux : Joseph ne part pas, mais se tourne vers sa famille, qui habite en Canaan, et dont les descendants y retourneront. Signalons encore que Philon ne propose pas de commentaire allégorique sur la parenté de Joseph : il parle bien du personnage scripturaire et de ses frères sans chercher à leur donner une autre signification dans le registre des réalités intelligibles. Ce sont les autres éléments du texte qui sont transposés, à savoir tout ce qui touche à l’Égypte.

C’est au même passage qu’appartient le dernier élément que Philon rappelle à propos de Joseph, à savoir qu’il affirme que c’est Dieu qui l’a conduit là où il est, et non pas ses frères, lorsqu’ils l’avaient vendu :

‘ἀπέστειλεν γάρ με ὁ θεὸς ἔμπροσθεν ὑμῶν, ὑπολείπεσθαι ὑμῶν κατάλειμμα ἐπὶ τῆς γῆς καὶἐκθρέψαι ὑμῶν κατάλειψιν μεγάλην. Νῦν οὖν οὐχ ὑμεῖς με ἀπεστάλκατε ὧδε, ἀλλ’ ἢὁ θεός, καὶἐποίησέν με ὡς πατέρα Φαραω καὶ κύριον παντὸς τοῦ οἴκου αὐτοῦ καὶἄρχοντα πάσης γῆς Αἰγύπτου (« Dieu, defait, m’aenvoyé enavantdevouspourfairesubsisterdanslepayscerestequevous êtes, etpournourrirunegrandepostérité aprèsvous. Maintenant donc, ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, mais Dieu, et il a fait de moi le père de Pharaon : le seigneur de toute sa maison et le chef de tout le pays d’Égypte » ; Gn 45, 7-8).’

Le texte de Philon constitue une version à la fois plus condensée, et d’emblée allégorisée, de ces versets. Il reprend le verbe ἀποστέλλω (ἀπεστάλκατε qui devient ἀπεστάλθαι), il répète l’opposition entre Dieu et les hommes (οὐχ ὑμεῖς[…], ἀλλ’ ἢὁ θεός qui devient μὴ πρὸς ἀνθρώπων[…] ὑπὸ δὲ τοῦ θεοῦ), en lui donnant un caractère de plus grande généralité, passant de la mention spécifique des frères, désignés par le pronom ὑμεῖς, à des « hommes » (ἀνθρώπων) au nombre desquels, de ce fait, pourrait peut-être aussi être inclus Pharaon. La « maison de Pharaon dans sa totalité », (παντὸς τοῦ οἴκου αὐτοῦ) et « l’Égypte dans sa totalité » (πάσης γῆς Αἰγύπτου) sont en revanche transposés allégoriquement pour désigner, sous la forme également d’un couple, « le corps et les réalités extérieures » (τοῦ σώματος καὶ τῶν ἐκτός). La notion de domination est quant à elle exprimée non pas par le verbe ἄρχειν qui aurait pu permettre d’établir de nouveau un lien avec Abraham et l’intellect qu’il figure, voué à « commander » sur les réalités sensibles, mais par un terme nouveau dans le traité : il s’agit d’un strict synonyme, les deux termes d’ἐπιστασία et d’ἀρχή étant associés ailleurs chez Philon (Deter., 142 et 145) sans différence notable entre eux, pour renvoyer à la direction exercée par Dieu sur sa création, que certains hommes refusent.

Le paragraphe suivant constitue à la fois le point d’aboutissement de cette longue énumération des vertus de Joseph, et un retour à l’ouverture du développement qui le concerne : Philon opère une forme de récapitulation de la vie de Joseph en Égypte qui reprend sa relation à l’Exode.

‘[23] πολλὰ δὲ καὶἄλλα τούτοις ὁμοιότροπα τῆς ἀμείνονος καὶἱερωτέρας ὄντα τάξεως, Αἴγυπτον τὸν σωματικὸν οἶκον οἰκεῖν οὐκ ἀνέχεται οὐδʼ ἐνθάπτεται σορῷ τὸ παράπαν, ἔξω δὲ παντὸς τοῦ θνητοῦ κεχωρηκότα παρέπεται θεσμοθέτῃ λόγῳ Μωυσῇ ποδηγετοῦντι 566·
[23] et de nombreuses autres choses du même registre, mais qui sont d’un rang meilleur et plus sacré, ne supportent pas d’habiter l’Égypte, demeure corporelle, ne sont absolument pas ensevelies dans un cercueil mais, s’étant retirées de tout le mortel, elles suivent le verbe législateur, Moïse, leur guide.’

Dans la trame du développement sur Joseph, ce paragraphe constitue une récapitulation qui rappelle l’ultime souhait de Joseph, avant de mourir, de voir ses ossements emportés en Canaan quand le peuple hébreu y repartira. Philon, après avoir passé en revue les grands passages de la vie de Joseph et les manifestations de sa distance relative par rapport à l’Égypte, à la fois comme interprète avisé des rêves, comme maître de l’Égypte, comme hébreu qui se revendique comme tel et reconnaît l’action providentielle de Dieu sur son existence, suggère l’existence de nombreuses autres (πολλὰ δὲ καὶἄλλα) marques de vertus du même registre (ὁμοιότροπα), et même meilleures encore, relevant d’un « rang meilleur et plus sacré » (τῆς ἀμείνονος καὶἱερωτέρας[…] τάξεως). En l’absence d’éléments scripturaires précis qui correspondraient à ce degré de perfection plus avancé encore, il faut sans doute y voir de la part de Philon un trait rhétorique consistant, pour mettre un comble à son éloge, à suggérer l’existence de motifs d’éloge plus grands encore que ceux qui ont déjà été présentés – conformément du reste à l’affirmation selon laquelle l’une des manifestations de la vertu de Joseph « méritait un éloge dépassant la mesure » (οὐ μετρίως ἐπαινετόν ; § 20).

L’ensemble de ces vertus est désormais personnifié : incorruptibles (ἄφθαρτα), elles ne peuvent demeurer en Égypte, ce que Philon exprime de manière très vive en disant qu’elles ne le « supportent pas » (οὐκ ἀνέχεται). Le verbe était déjà employé dans l’Écriture pour décrire l’attitude de Joseph à l’égard des Égyptiens au moment où il se fait reconnaître de ses frères (Gn 45, 1) : il s’agit cependant ici d’une réaction plus radicale, qui conduit à quitter l’Égypte, et même, selon Philon, à « ne pas du tout être enterré dans un cercueil » (οὐδʼ ἐνθάπτεται σορῷ τὸ παράπαν). Il faut donc en définitive comprendre que les vertus impérissables de Joseph, figurées par les os, ne sont pas même enterrées : Philon pousse au degré le plus extrême la distinction entre la personne de Joseph dans son ensemble, dont le corps est enseveli, et ses vertus, qui sont totalement détachées de toute réalité corporelle. Celles-ci acquièrent une forme d’autonomie par rapport à lui, et leur départ d’Égypte avec Moïse n’est que la concrétisation définitive de ce détachement.

À dire vrai, Philon peut0 ici jouer sur les expressions de la lettre du texte scripturaire. En effet, Joseph, au moment de mourir, dit à ses frères : « vous emporterez d’ici mes ossements avec vous » (συνανοίσετε τὰ ὀστᾶ μου ἐντεῦθεν μεθ’ ὑμῶν ; Gn 50, 25), et le livre de la Genèse se conclut ainsi : « et ils l’ensevelirent et ils le placèrent dans son cercueil en Égypte » (καὶ ἔθαψαν αὐτὸν καὶ ἔθηκαν ἐν τῇ σορῷ ἐν Αἰγύπτῳ ; Gn 50, 26). D’un point de vue réaliste et pragmatique, il paraîtrait nécessaire de considérer que c’est bien tout le corps de Joseph qui est enseveli, ce qui inclut forcément ses os. Le texte scripturaire, cependant, permet d’opérer d’emblée une distinction entre ce qui est enseveli en Égypte, et ce qui n’y restera pas, à savoir les ossements, comme s’ils n’appartenaient pas au cercueil. De même, lorsqu’il est mentionné que Moïse emporte les ossements de Joseph, il n’est pas fait mention du cercueil (Ex 13, 19), mais seulement du serment que Joseph a fait prêter que ses os seront emportés hors d’Égypte. Une attention précise aux formulations scripturaires peut donc rendre possible une interprétation qui distingue les os du corps jusqu’à opérer une véritable séparation entre eux et le cercueil : l’interprétation allégorique trouve un appui dans la lettre même du texte, sans qu’il soit question de savoir comment donner une explication littérale à ces détails scripturaires.

Le dernier point important de ce passage est l’ouverture sur le rôle de Moïse : figure du verbe législateur, de la parole adressée par Dieu aux hommes pour leur dévoiler la Loi, il est le guide que « suivent » (παρέπεται) les vertus. Ce nouveau terme introduit donc une nouvelle dimension du départ : le chemin est tracé par un guide, le verbe adressé par Dieu aux hommes dans la figure de Moïse, il s’agit donc de le suivre. Le départ ne se fait pas seul ou au hasard, mais dans une direction précise, sous la conduite d’un médiateur donné par Dieu. Le départ en quelque sorte aveugle d’Abraham, dans la partie du lemme que Philon est en train d’étudier 567, paraît donc correspondre à un trajet déterminé par l’intermédiaire de Moïse, c’est-à-dire de l’Écriture. Le départ qu’Abraham a su accepter de réaliser, seul, sans paraître connaître le terme de sa route, devient avec Moïse un chemin déterminé par la conduite d’un guide. Cette prééminence de Moïse, qui est loin d’être spécifique à ce passage 568 est reprise et développée dans la récapitulation du passage sur Joseph.

Notes
566.

Nous acceptons ici l’argumentation de Colson dans son édition sur le rétablissement de verbes conjugués plutôt que d’infinitifs pour ἀνέχεται, ἐνθάπτεται et παρέπεται (Philo, IV, op. cit., p. 560-561) : en particulier, si Philon ajoutait de nouveaux mérites à l’énumération précédente, ces infinitifs seraient précédés, comme tous les autres, de l’article τό. Le sens qui en résulte est plus difficile, comme nous allons le voir, mais également plus riche, comme le souligne Colson.

567.

À partir du paragraphe 36, Philon précise un peu plus la direction, en commentant les termes « vers la terre que je te montrerai » (εἰς τὴν γῆν, ἣν ἄν σοι δείξω ; Gn 12, 1), mais celle-ci n’est pas pour autant plus explicite : c’est en réalité dans les paragraphes qui précèdent (§ 27-33) que Philon évoque cette fin, toujours en lien avec Abraham, comme nous le verrons, mais pas dans le cadre d’un commentaire d’un lemme évoquant la terre qui lui est désignée. Le rôle donné ici à Moïse peut donc constituer un éclairage important sur les modalités du départ.

568.

C’est ce que Valentin Nikiprowetzky met en évidence à la fin de son introduction au De Iosepho : « L’homme politique du Joseph vient, comme un devin véridique, interpréter le songe commun qu’est la vie de la société, et c’est lui qui conduira les hommes vers la vérité. Ce guide pourtant ne saurait être Joseph, et Philon tait son nom à ce moment. C’est Moïse, le vrai chef de l’humanité, parce qu’il est prophète, et par là législateur, prêtre et roi, parce qu’il incarne à la perfection l’idéal de la royauté. » (De Iosepho [OPA], p. 38). Voir également p. 31-32.