4) Récapitulation : Joseph et Moïse (Migr., 24)

Le paragraphe qui suit peut être en effet considéré comme la fin du développement, dans la mesure où Philon y reprend des éléments qui concernent Joseph. Il souligne toutefois avant tout le rôle central de Moïse : la récapitulation inscrit l’exposé sur Joseph dans le cadre du développement sur l’Exode, dont Moïse est l’acteur principal. Il s’agit bien en définitive d’un développement intégré à la présentation générale de l’Exode, et non d’un excursus autonome. Cela n’est pas sans importance pour comprendre les articulations de la pensée de Philon.

‘[24] τροφεὺς γὰρ καὶ τιθηνὸς οὗτος ἀστείων ἔργων, λόγων, βουλευμάτων, ἅ, κἂν τοῖς ἐναντίοις ἀνακραθῇ ποτε διὰ τὴν ὑποσύγχυτον τοῦ θνητοῦ πολυμιγίαν, οὐδὲν ἧττον διακρίνει παρελθών, ἵνα μὴ μέχρι παντὸς τὰ καλοκἀγαθίας σπέρματα καὶ φυτὰἀφανισθέντα οἴχηται.
[24] Celui-ci est en effet un nourricier et un éducateur des belles actions, paroles et décisions ; même si elles se retrouvent mélangées à leurs contraires à cause du caractère confus et mêlé du mortel, il ne les discrimine pas moins dans sa marche, afin que les semences et les germes d’excellence n’aillent pas disparaître et mourir jusqu’au bout.’

Ce dernier paragraphe constitue, nous l’avons dit, un développement sur le rôle de Moïse, « verbe législateur » et « guide » (θεσμοθέτῃ λόγῳ Μωυσῇ ποδηγετοῦντι). Alors que Philon avait jusque là souligné les vertus spécifiques de Joseph, comme des éléments susceptibles d’avoir une action propre pour redonner la vie (§ 16), les mérites semblent désormais attribués à Moïse lui-même. C’est lui qui nourrit et fait grandir (τροφεὺς γὰρ καὶ τιθηνός) ces vertus qui se manifestent par « des actes, des paroles et des décisions » (ἔργων, λόγων, βουλευμάτων), c’est-à-dire toutes les dimensions selon lesquelles Joseph a bien agi. Bien qu’il intervienne de façon rétrospective, après la mort de Joseph, c’est lui qui opère l’action fondamentale qui permet le véritable départ de l’Exode, à savoir le fait de « discriminer » (διακρίνει ; § 18-19), dans le cadre du mouvement qui lui est propre (παρελθών). Jacques Cazeaux souligne 569 que le vocabulaire du père nourricier est déjà présent dans le De sobrietate (Sobr., 13), pour désigner l’action de Joseph : dans les deux cas, activité nourricière et capacité à opérer un jugement, Philon a donc repris des attributs de Joseph pour montrer qu’il s’agit en réalité, plus profondément, d’opérations effectuées par Moïse. Joseph ne témoigne de véritables vertus que par la grâce de l’action de Moïse à son égard.

De nouveau, deux points de vue antagonistes sur le départ sont présentés par Philon. L’acte de jugement qui sépare, ainsi que le mouvement attribué à Moïse (παρέρχομαι, c’est-à-dire passer », « avoir un mouvement en direction de quelque chose », ce qui peut renvoyer à l’idée de l’Exode, d’un passage d’un endroit à un autre), sont opposés à deux autres verbes : ἀφανίζομαι (« être détruit ») et οἴχομαι (« s’en aller », c’est-à-dire souvent « mourir »). La marche en avant de l’Exode, qui constitue une séparation d’avec le corporel et le mortel est opposée à un autre départ, qui représente en réalité une disparition et une mort. Et c’est à Moïse qu’il appartient de faire en sorte que « les semences et les germes de l’excellence » (καλοκἀγαθίας σπέρματα καὶ φυτά) puissent précisément croître, grâce au départ qu’il organise. Celui-ci n’est donc pas seulement une séparation, mais le développement de réalités encore à l’état latent ou réduites à leur plus simple expression. Ce qui était déjà esquissé avec la figure d’Abraham est ici un peu plus encore confirmé : le fait même de partir ne doit pas être compris comme une séparation sans direction ou sans but, mais constitue en soi une progression voire un point d’arrivée. Il est intrinsèquement vertueux et non un simple moyen en vue d’une fin qui serait d’une nature distincte. Il ne faut donc pas le considérer de façon matérielle comme une séparation ou une prise de distance qui ne pourrait que dans un second temps conduire à un lieu préférable. En lui-même, d’un point de vue moral, en ce qui concerne la vie de l’âme, le départ constitue un salut, parce qu’il est à la fois séparation d’avec ce qui est mauvais, et développement de la vie vertueuse, participation à la vie véritable.

Ce qui intéresse Philon ici, néanmoins, c’est surtout le mouvement de séparation qui peut se produire au sein même d’une personne marquée par le mélange avec le mortel (ἀνακραθῇ, selon une expression que Philon reprend peut-être à Platon, dans les dernières lignes du Critias, qui décrivent la dégradation de la vertu en Atlantide : ἐπεὶ δ’ ἡ τοῦ θεοῦ μὲν μοῖρα ἐξίτηλος ἐγίγνετο ἐν αὐτοῖς πολλῷ τῷ θνητῷ καὶ πολλάκις ἀνακεραννυμένη, τὸ δὲἀνθρώπινον ἦθος ἐπεκράτει, τότε ἤδη τὰ παρόντα ϕέρειν ἀδυνατοῦντες ἠσχημόνουν (« mais lorsque la part du divin commençait à s’affaiblir en eux, mélangée souvent et en quantité au mortel, et que le caractère humain prévalait, alors incapables de supporter la situation présente ils perdirent leur grâce » ; Criti., 121 a 8-b 2). Contrairement aux forces de décomposition du corps, contrairement à l’affaiblissement moral des Atlantes, qui ont perdu l’âge d’or dans lequel ils vivaient sous la conduite de Poséidon, un renouvellement moral est possible grâce à la séparation dans l’âme du pur et de l’impur, du corruptible et de l’incorruptible.

Le rôle de Moïse, comme personne, comme guide du peuple hébreu, figure l’importance que joue à cet égard l’Écriture, la Loi qui est le verbe de Dieu adressé aux hommes. Le passage de Moïse à son pendant allégorique permet de passer semblablement de l’histoire du peuple hébreu à l’histoire de toute âme qui se soumet à la Loi et en découvre le sens profond. L’Exode a été réalisé sous la conduite de Moïse, comme événement fondateur, mais il est surtout le contenu essentiel de la Loi divine, puisque quatre des cinq livres de la Loi (et nous avons vu les références que Philon mobilise à travers ces livres pour illustrer la notion de départ) couvrent spécifiquement l’évocation de l’Exode, et que le premier, la Genèse, en livre à certains égards, à travers la figure d’Abraham, un archétype. Les développements qui suivent sur Jacob et Isaac permettront d’opérer de nouvelles relations entre l’Exode proprement dit et les patriarches qui en constituent des préfigurations.

Notes
569.

De migratione Abrahami (OPA), p. 108, n. 2.