Conclusion

En définitive, il apparaît que la figure de Joseph est doublement liée au départ de l’Exode. En premier lieu, ses vertus dignes de mémoire sont celles qui annoncent le futur départ. Elles sont dignes d’être remémorées, parce qu’elles créent une attente pour le peuple qui en fait mémoire : cet espoir enfoui, en germe, finira par se réaliser en redonnant pleinement vie à la vertu du peuple hébreu, par son Exode. Joseph constitue de ce point de vue une pierre d’attente dans le déroulement de l’histoire du peuple hébreu. Concernant ses vertus impérissables, il convient sans doute de les considérer dans un rapport à l’Exode qui n’est pas à proprement parler historique, mais relève d’une forme de parenté avec lui qui est une exemplarité générale, une excellence qui vaut en tout temps et tout lieu. La séparation qui se fait en Joseph entre le corporel et les authentiques vertus est analogique, mais à un degré inférieur, de l’Exode par lequel les Hébreux quittent totalement l’Égypte. Les éléments dignes de mémoire constituent un appel au peuple hébreu en Égypte à espérer la visite de Dieu qui les délivrera, tandis que les éléments incorruptibles constituent une illustration permanente de la nécessaire séparation d’avec les réalités corporelles, et justifient donc que Joseph ait part d’une certaine manière à l’Exode.

Ces deux types de vertus ne sont pas radicalement séparées, puisque l’Exode lui-même n’est pas à considérer comme un simple événement historique, mais comme le modèle de toute sortie des réalités sensibles et corporelles : il recouvre à la fois une situation historique, annoncée au peuple hébreu par l’un de ses ancêtres, et une vérité générale concernant tout homme. Et c’est également sans doute parce que Joseph avait pu atteindre des vertus incorruptibles qu’il a pu avoir cette foi (πιστεῦσαι ; § 18) que le véritable Exode se ferait après sa mort.

La reprise synthétique des grands événements de la vie de Joseph en Égypte montre à quel point Philon s’appuie sur le texte scripturaire et ses articulations propres pour développer son exégèse. Dans le détail, chacune de ses interprétations procède de l’évocation d’un événement scripturaire, voire d’une citation, par le biais d’un travail d’analogie et de reformulation du vocabulaire, qu’il reprend aussitôt sur un plan différent pour en faire un nouvel exemple qui vient préciser et compléter sa perspective d’ensemble sur la séparation progressive entre le corps et les vertus dont Joseph est la figure. D’un point de vue plus général, Philon reprend des accents proprement scripturaires, comme l’insistance sur l’Égypte, dont l’importance est capitale et où Joseph demeure jusqu’au bout. Le fait est que l’Égypte est le dernier mot du livre de la Genèse, ce qui la met particulièrement en valeur : καὶἔθηκαν ἐν τῇ σορῷἐν Αἰγύπτῳ (« et ils le placèrent dans son cercueil en Égypte » ; Gn 50, 26). Si l’Exode est une réalité fondamentale, il apparaît bel et bien que l’Écriture lui associe Joseph, mais d’une façon moindre, uniquement après sa mort et pour ses seuls ossements, qui constituent à la fois un simple reste de Joseph, et un élément impérissable qui lui permet de participer à l’Exode.

Si Philon procède à une interprétation allégorique de chacun des éléments qu’il cite, en revanche la personne de Joseph elle-même ne subit pas à proprement parler de transposition allégorique. Ses actions et ses paroles sont interprétées sur un registre philosophique comme signes de vertu, à partir d’une transposition allégorique première qui s’applique aux ossements, compris comme signes des vertus de Joseph. Mais Philon, contrairement à ce qu’il fait pour Abraham qui est la figure de l’intellect, ou pour Moïse qui est la figure du « verbe sacré » (ὁἱερὸς λόγος), « verbe législateur » (θεσμοθέτῃ λόγῳ) ne donne pas à Joseph, ni à ses frères, une signification allégorique. Il est une sorte d’écho amoindri du départ d’Abraham, donc pourrait figurer l’intellect qui se détache du monde sensible, mais Philon ne le formalise pas : il allégorise chaque élément qui le concerne l’un après l’autre, mais ne lui donne pas un statut autonome en faisant de lui la figure d’une réalité appartenant au monde intelligible. Cela paraît tenir au fait que sa perfection est relative, son exemplarité limitée : son personnage est convoqué à l’appui des développements sur Abraham et sur l’Exode, pour les éléments du récit de son séjour en Égypte qui confirment la nécessité du départ et en déploient diverses modalités, mais pas pour lui-même comme figure parfaitement exemplaire. Dans le cas d’Abraham comme de Moïse, c’est vraisemblablement leur perfection, leur pleine exemplarité, qui permet à Philon d’en faire des figures de la vie de l’intellect et de la communication que Dieu fait aux hommes de ses commandements. Comme le montre le retour final à Moïse, le développement sur Joseph s’appuie sur l’Exode dirigé par Moïse, est en définitive fondé par lui et par l’action propre de Moïse.

Le centre de gravité de l’exégèse allégorique concernant Joseph est donc décentré par rapport à Joseph lui-même, qui constitue avant tout un élément qui confirme et amplifie le discours de Philon sur l’Exode. L’ambiguïté du personnage de Joseph induit donc un traitement allégorique différent, ce qui différencie l’exégèse de ce traité de celle qu’opère Philon dans un traité tel que le De Abrahamo. Comme nous l’avons vu, une figure négative comme celle de Pharaon peut être comprise de façon allégorique comme une instance autonome. Philon le présentait en effet ainsi : ὁ τῆς Αἰγύπτου βασιλεύς, ὅπερ ἐστὶ συμβολικῶς νοῦς φιλοσώματος : « le roi d’Égypte, qui est symboliquement l’intellect attaché au corps » (Abr., 103). Cela tient à ce que, dans le De Abrahamo, Philon opère épisode par épisode, et chacun doit pouvoir constituer un microcosme cohérent tant sur un plan littéral que sur un plan allégorique. Pour autant, la compréhension d’Abraham ne varie pas fondamentalement d’un épisode à l’autre – elle dessine progressivement la figure de l’intellect qui est capable de voir Dieu et de lui obéir –, mais elle est combinée à l’interprétation propre de chaque épisode. Dans le De migratione Abrahami, Philon s’appuie sur deux pôles : d’une part, le déploiement dans toutes ses dimensions d’une notion fondamentale, la migration (μετανάστασις ; ou encoreἀποικία, pour reprendre le terme qui figure dans le titre du traité et au paragraphe 176) ; d’autre part, des figures exemplaires qui manifestent sous différents aspects la manière dont cette notion se réalise.

Le résultat est un commentaire beaucoup plus souple, ouvrant un espace à des degrés plus variés d’allégorisation. Si Abraham et Moïse constituent des exemples accomplis de départ, permettant de transposer totalement leur figure sur le plan des réalités intelligibles, l’exégèse de la vie et de la mort de Joseph en Égypte témoigne d’une coïncidence imparfaite : plutôt que de faire voir une figure unifiée, valant en elle-même comme exemple, elle présente une succession de vertus qui se séparent en partie de la personne de Joseph pour prendre une certaine autonomie, et ce faisant confirment et enrichissent avant tout la présentation que fait Philon de l’Exode, puisque, finalement, c’est Moïse qui fonde la valeur « des actes, des paroles et des décisions » de Joseph, c’est lui qui accomplit définitivement le salut de Joseph en emmenant avec lui ses os hors d’Égypte.

Après la figure d’Abraham, qui est conduit à la perfection par une connaissance naturelle de Dieu, en obéissant parfaitement aux commandements qu’il se voit adresser, Philon aborde avec Moïse la perfection qu’apporte l’Écriture, la Loi formulée par Dieu par l’intermédiaire de Moïse. Subordonner Joseph à Moïse, c’est montrer que l’ensemble de ses vertus constitue une illustration de la manière dont l’obéissance à la Loi conduit à la perfection. De fait, nous avons vu de quelle manière Philon développait sa pensée en entrelaçant sans cesse Écriture et langage philosophique : ce qui est impliqué par l’interprétation allégorique de la figure de Joseph dans le cadre plus large de l’Exode est manifesté constamment par la méthode de Philon. Celle-ci éclaire les récits scripturaires en mobilisant des références philosophiques qui en formalisent l’expression, mais dans le même temps la dimension intelligible de l’exposé est profondément ancrée dans l’Écriture, ses récits et son vocabulaire. Chacune des vertus de Joseph est ainsi présentée à la fois pour sa valeur immédiate dans le cadre de l’Écriture, et pour sa portée philosophique, exprimant le détachement des réalités corporelles. Mais la dimension philosophique n’a de valeur que parce qu’elle est précisément appuyée sur les exemples concrets fournis par la vie de Joseph.

L’étude de l’Écriture n’est donc pas un prétexte pour développer un discours philosophique autonome. Philon au contraire s’efforce de rendre poreuses les frontières entre les deux langages, pour constituer un discours qui en opère une forme de synthèse, en établissant un dense réseau de correspondances par le biais de synonymes, de reformulations, et plus largement d’images, organisées autour de quelques transpositions allégoriques qui constituent les articulations fondamentales de l’exposé et les inventions spécifiques de Philon : Abraham et son pays d’origine, qui sont l’intellect et les réalités liées au corps, Moïse et le peuple hébreu, qui sont le verbe de Dieu et l’âme, les ossements de Joseph, qui sont ses vertus. Parmi les trois types de traités que nous étudions, cette exégèse est propre au De migratione Abrahami : le cadre plus ou moins étroit dans lequel s’inscrivent les présentations synthétiques du De Abrahamo ou les commentaires relativement courts de lemmes resserrés des Quaestiones ne donnent pas à Philon l’espace pour mobiliser autant de références scripturaires et de jeux de langage. Dans le De migratione Abrahami, au contraire, Philon s’offre la possibilité de justifier de façon très approfondie les quelques transpositions fondamentales qu’il opère, en multipliant les points de contact entre le registre scripturaire et le discours philosophique, brouillant ainsi les limites entre la lettre du texte et son expression allégorique. L’allégorie ne constitue donc pas une substitution complète d’un sens à l’autre. Dans une certaine mesure, le De migratione Abrahami constitue une interprétation allégorique sans véritable sens littéral. Le point de départ n’est pas le sens littéral, mais la lettre du texte, non pas son caractère référentiel à l’égard d’une réalité historique concrète, mais ses potentialités de signification. Il n’est dès lors pas nécessaire de développer un sens littéral cohérent, puis un sens allégorique cohérent : l’exégèse, en quelque sorte libérée d’une exigence de référentialité, peut conduire à des développements plus complexes.

Le cas de Joseph présente toutefois des caractéristiques qui lui sont propres. Alors qu’Abraham et Moïse sont vus comme les figures de réalités définies, respectivement l’intellect et le verbe divin, Joseph est caractérisé par un statut intermédiaire : il n’est envisagé du point de vue de l’exégèse qu’à travers la permanence de ses ossements, détachés de leur chair, c’est-à-dire dans ses actes vertueux, une fois qu’ils se sont nettement séparés de ce qui le retenait dans le corps, ou en Égypte. C’est peut-être ce qui peut expliquer que les actes mêmes de Joseph, ou son rapport avec ses frères, relèvent encore d’une exégèse littérale, celle qui décrit les paroles et les actes de personnes concrètes, alors que les actes d’Abraham sont renvoyés directement à la vie de l’intellect, sans développer leur contexte scripturaire concret. L’imperfection de Joseph semble conduire à une allégorisation incomplète : il n’est pas en lui-même la figure d’une réalité intelligible autonome et agissante, comme le sont Abraham et Moïse, même si à travers ce qui lui arrive il est possible de poursuivre la réflexion sur la migration.

À partir du cas de ces trois figures bibliques, il semble possible d’affirmer que le but recherché par Philon est de pouvoir déchiffrer le plus directement dans la lettre du texte scripturaire des réalités intelligibles. Or, ce qu’il parvient à faire pour Abraham et Moïse, figures exemplaires, demeure imparfait pour Joseph. L’exégèse s’attache encore au récit de la vie de Joseph, même si tout ce qui touche à l’Égypte est allégorisé, alors que pour Abraham et Moïse, tout le contenu de l’Écriture les concernant semble pouvoir être transposé sur un registre intelligible. L’exemplarité du personnage biblique semble directement corrélée à la possibilité d’en faire une véritable figure, dans l’allégorie.