1) La Pâque (Migr., 25)

Après avoir présenté le salut que Dieu donnait à son peuple par l’intermédiaire de Moïse et proposé un développement sur Joseph montrant jusqu’à quel degré d’appartenance à l’Égypte et au corps le départ demeure encore possible, Philon brosse une rapide évocation du départ lui-même : après l’explication de la signification de l’Exode, vient sa réalisation, envisagée dans sa modalité essentielle, la hâte. Philon s’appuie sur une nouvelle citation scripturaire pour livrer un autre synonyme de la migration : la Pâque, c’est-à-dire le « passage ».

‘[25] Καὶ προτρέπεται μάλα ἐρρωμένως ἀπολιπεῖν τὴν παντὸς ἀτόπου χρηματίζουσαν μητέρα, μὴ μέλλοντας καὶ βραδύνοντας, ἀλλʼ ὑπερβάλλοντι τάχει χρωμένους· φησὶ γὰρ μετὰ σπουδῆς δεῖν θύειν τὸ Πάσχα τὸ δέ ἐστιν ἑρμηνευθὲν διάβασις, ἵνʼ ἀνενδοιάστῳ γνώμῃ καὶ προθυμίᾳ συντόνῳ χρώμενος ὁ νοῦς τήν τε ἀπὸ τῶν παθῶν ἀμεταστρεπτὶ ποιῆται διάβασιν καὶ τὴν πρὸς τὸν σωτῆρα θεὸν εὐχαριστίαν, ὃς εἰς ἐλευθερίαν οὐ προσδοκήσαντα αὐτὸν ἐξείλετο.
[25] Et il y a une exhortation à quitter avec une très grande énergie celle qui a le titre de mère de toute absurdité, sans délai ni retard, mais en agissant avec une vitesse extrême. [Moïse] dit en effet qu’il faut sacrifier avec empressement la Pâque – cela se traduit “passage” – afin que l’intellect, faisant preuve d’une résolution déterminée et d’une ardeur diligente, effectue le passage hors des passions sans retour et adresse une action de grâce à Dieu sauveur, qui l’a délivré et mis en liberté sans qu’il s’y soit attendu.’

Philon organise son développement autour d’un détail du récit scripturaire, la prescription donnée au peuple de préparer et de manger la Pâque en hâte : καὶἔδεσθε αὐτὸ μετὰ σπουδῆς, πασχα ἐστὶν κυρίῳ (« et vous le consommerez en hâte. C’est la Pâque pour le Seigneur » ; Ex 12, 11). Philon accorde manifestement une grande importance à ce verset, puisqu’il procède dans l’espace d’un seul paragraphe à un nombre important de reformulations de l’expression μετὰ σπουδῆς, en plus de la citation directe qu’il en fait : μάλα ἐρρωμένως (« avec une très grande énergie »), μὴ μέλλοντας καὶ βραδύνοντας, ἀλλʼ ὑπερβάλλοντι τάχει χρωμένους (« sans délai ni retard, mais en agissant avec une vitesse extrême »), ἀνενδοιάστῳ γνώμῃ καὶ προθυμίᾳ συντόνῳ χρώμενος (« faisant preuve d’une résolution déterminée et d’une ardeur diligente »). Il frôle ainsi la pure redondance à force de reprendre cette expression sous ces diverses formulations.

Une telle insistance suggère que l’utilisation de ce verset ne peut constituer une simple transition formelle. Son importance est triple. Nous avons déjà évoqué le premier aspect, que l’on pourrait qualifier de narratif : Philon poursuit l’évocation de l’Exode en abordant sa réalisation. La deuxième justification est que Philon continue à insister sur l’importance et l’urgence d’opérer le départ dont l’Exode et la migration d’Abraham sont les illustrations les plus manifestes. Après avoir amplifié le contenu du lemme de départ sur la migration d’Abraham pour en faire une vive diatribe, Philon attribue maintenant à Moïse, au sujet de l’Exode, la même insistance. L’usage du verbe προτρέπω à deux reprises renvoie ainsi de façon directe au genre du protreptique : les paroles de Moïse constituent une vive exhortation, une incitation forte à adopter une conduite bien déterminée. L’Exode recouvre un enjeu moral tout à fait décisif : il ne s’agit pas de réaliser une opération technique avec efficacité, mais de mettre toute sa force morale dans un mouvement d’éloignement des réalités corporelles. Le verbe προτρέπω peut à ce titre constituer une nouvelle facette de la notion de départ que Philon ne cesse d’approfondir et de déployer : l’action salvifique de Dieu qui se réalise dans l’Exode est en quelque sorte un mouvement de retour sur soi pour adopter une conduite morale nouvelle. Le terme grec qui renvoie à cette conversion et que Philon emploie couramment 570 est μετάνοια : il est absent, mais peut-être l’idée de changement est-elle implicitement présente pour Philon dans l’idée d’une migration, sur un registre moral, exprimée par le terme de μετανάστασις qui partage le même préfixe.

La troisième justification est scripturaire : comme le montre la citation que nous avons rappelée, l’impératif d’agir en hâte est aussitôt complété par l’affirmation que « c’est la Pâque du Seigneur » (πασχα ἐστὶν κυρίῳ ; Ex 12, 11). Cette affirmation peut être considérée comme une forme d’explication ou de justification de la hâte demandée. La formulation scripturaire fait en tout cas de la hâte une caractéristique essentielle de la Pâque – et Philon, dans sa paraphrase, en donne justement aussitôt à cet endroit la traduction, comme pour expliciter ce que le verset signifie en récapitulant les prescriptions qui précèdent par l’expression de Pâque : celle-ci est un « passage » (διάβασις), le fait de « marcher à travers » quelque chose. Dans le prolongement des analyses précédents, la Pâque, τὸ Πάσχα, apparaît ainsi comme une nouvelle manière de présenter l’Exode (Ἐξαγωγή ou ἔξοδος), ou comme l’une de ses dimensions essentielles. Philon peut ainsi se réclamer de l’Écriture pour approfondir son examen de la notion de départ en montrant que la Loi elle-même fait de la hâte sa caractéristique première. Si l’Exode, qui a donné en grec son nom à un livre entier de la Loi, demeure la réalité englobante, la Pâque en manifeste un aspect important, celui de la séparation proprement dite qui est délivrance. Cette traduction du terme n’est pas propre à Philon, puisqu’on la retrouve également, dans un contexte identique, dans le livre d’Isaïe : οὐ σὺ εἶἡἐρημοῦσα θάλασσαν, ὕδωρ ἀβύσσου πλῆθος; ἡ θεῖσα τὰ βάθη τῆς θαλάσσης ὁδὸν διαβάσεως ῥυομένοις καὶ λελυτρωμένοις; (« N’est-ce pas toi celle qui fait un désert de la mer, et de l’eau abondante de l’abîme ? Celle qui a fait des profondeurs de la mer un chemin de passage pour ceux qui sont sauvés et ont été délivrés ? » ; Is 51, 9-11 571).

Des paroles du début du livre de l’Exode peuvent permettre de préciser la terminologie employée, même si Philon n’en fait pas de citation directe. Ce sont les mots que Dieu adresse à Moïse lorsqu’il se fait voir à lui depuis le buisson ardent :

‘καὶ κατέβην ἐξελέσθαι αὐτοὺς ἐκ χειρὸς Αἰγυπτίων καὶἐξαγαγεῖν αὐτοὺς ἐκ τῆς γῆς ἐκείνης καὶ εἰσαγαγεῖν αὐτοὺς εἰς γῆν ἀγαθὴν καὶ πολλήν, εἰς γῆν ῥέουσαν γάλα καὶ μέλι, εἰς τὸν τόπον τῶν Χαναναίων καὶ Χετταίων καὶ Αμορραίων καὶ Φερεζαίων καὶ Γεργεσαίων καὶ Ευαίων καὶ Ιεβουσαίων (« Et je suis descendu pour les enlever de la main des Égyptiens et les faire sortir de ce pays-là et les mener dans un pays beau et vaste, un pays ruisselant de lait et de miel, dans le lieu des Cananéens, de Khettéens, des Amorrhéens, des Phérézéens, des Gergéséens, des Évéens et des Jébouséens » ; Ex 3, 8).’

Trois étapes sont données : « enlever » (ἐξαιρέω), c’est-à-dire délivrer des Égyptiens, puis « faire sortir » (ἐξάγω) de cette terre, et enfin « conduire vers » une autre terre (εἰσάγω). Le deuxième verbe correspond de façon directe, sur le plan de l’étymologie à l’Exode (Ἐξαγωγή), tandis que le premier est utilisé par Philon à la fin du paragraphe (ἐξείλετο) pour gloser le terme de διάβασις, envisagé non pas dans sa seule matérialité, mais comme une action de salut opérée par Dieu et reçue par le peuple hébreu.

Cet emploi se retrouve une nouvelle fois dans l’Exode dans un rappel de l’action salvifique de Dieu, où la même proposition est reformulée quatre fois en l’espace de quelques versets, avec à chaque fois le même verbe, ἐξείλατο (« il a délivré ») : « le Dieu de mon père est mon secours et il m’a délivré de la main de Pharaon » (Ex 18, 4) ; « le Seigneur les avait délivrés de la main de Pharaon et de la main des Égyptiens » (Ex 18, 8) ; « de ce que le Seigneur les eût délivrés de la main des Égyptiens et de la main de Pharaon » (Ex 18, 9) ; « parce qu’il a délivré son peuple de la main des Égyptiens et de la main de Pharaon » (Ex 18, 10). Le choix du vocabulaire, par lequel Philon opère une nouvelle variation sur la notion de départ, ici sous l’angle de la libération, relève en définitive aussi d’une fidélité à l’Écriture et aux termes qu’elle-même souligne.

Quant au troisième mouvement, celui de conduire vers une autre terre, il est déjà présent dans notre traité par petites touches, puisque Philon a déjà évoqué un épisode où Abraham s’installait dans la terre des Cananéens, anticipant de ce fait sur son arrivée. Nous verrons que la suite immédiate du traité de Philon reprend le thème de l’arrivée, de même que la fin de la deuxième grande séquence du traité (§ 127-175). C’est d’ailleurs le seul endroit du traité où apparaît le verbe εἰσάγω dans son sens spatial 572, et dans un contexte tout à fait identique puisque Philon cite une parole de Dieu dans l’Exode, à propos de l’ange qu’il envoie au devant d’Israël :ἵνα φυλάξῃ σε ἐν τῇὁδῷ, ὅπως εἰσαγάγῃ σε εἰς τὴν γῆν, ἣν ἡτοίμασά σοι (« afin qu’il te protège sur la route, pour qu’il te conduise vers la terre que j’ai préparée pour toi » ; Ex 23, 20). Philon semble donc reprendre ces trois étapes générales, en insistant sur les deux premières, qui sont plus proches du propos du lemme qu’il commente, mais sans négliger la troisième sur laquelle il livre des aperçus.

La suite du paragraphe développe la notion de passage, en évoquant de façon rapide la traversée de la mer, sur un mode qui, une nouvelle fois, est d’emblée allégorique. La traversée est en effet à comprendre comme celle qu’effectue « l’intellect » (ὁ νοῦς). L’Égypte et les épreuves subies par le peuple hébreu deviennent, conformément à l’interprétation allégorique déjà proposée, des « passions » qu’il faut quitter (ἀπὸ τῶν παθῶν), tandis que le passage de la mer qui se referme derrière Israël suggère à l’interprète une sortie définitive, « sans retour » (ἀμεταστρεπτί). Peut-être est-ce le caractère seulement allusif de cette interprétation qui conduit Philon à donner un élément supplémentaire d’identification en évoquant de façon plus explicite « l’action de grâce rendue à Dieu sauveur » (τὴν πρὸς τὸν σωτῆρα θεὸν εὐχαριστίαν), qui correspond au grand cantique qui suit immédiatement la traversée de la mer (Ex 15, 1-21). L’une des premières phrases de ce cantique rappelle précisément le salut apporté par Dieu : βοηθὸς καὶ σκεπαστὴς ἐγένετό μοι εἰς σωτηρίαν, οὗτός μου θεός (« Secours et protecteur, il a été pour moi le salut ; voici mon Dieu » ; Ex 15, 2). Cela confirme à quel point Philon emprunte aux termes mêmes de l’Écriture les thèmes qu’il développe, même s’il ne cite pas clairement le texte auquel il se réfère. Ici, Philon trouve un nouvel appui scripturaire pour prolonger son développement sur le salut que Dieu veut apporter à l’intellect en le faisant sortir des réalités corporelles qui l’emprisonnent, idée qui figurait dès les premiers mots du commentaire (§ 2). C’est cette reprise qui peut expliquer que Philon se réfère de nouveau spécifiquement à « l’intellect » pour parler du peuple hébreu, alors qu’il parlait précédemment, de façon plus large, de « tout le peuple de l’âme » (πάντα τῆς ψυχῆς τὸν λεών ; § 14) ou de « l’intelligence dotée de la vision » (ὁρατικὴνδιάνοιαν ; ibid.). L’intellect est le véritable sujet de la migration, que ce soit la migration représentée par Abraham, ou l’Exode, ce qui justifie les rapprochements entre les deux.

Philon, en paraphrasant et en synthétisant le texte scripturaire, l’intègre dans le cours de sa propre réflexion sur le départ et le salut que celui-ci constitue, en mettant en relation la migration d’Abraham et l’Exode du peuple hébreu ; mais la notion même de salut est empruntée à l’Écriture, qui permet de tels rapprochements par les termes qu’elle emploie et les situations qu’elle décrit. Philon pense donc depuis l’intérieur de l’Écriture, en exégète qui cherche à manifester la cohérence profonde de la Loi de Moïse. Cela ne disqualifie pas la philosophie : au contraire, elle représente le moyen de constituer une synthèse en rapprochant les différents épisodes ou les différents personnages pour illustrer une seule et même réalité, la libération de l’intellect pour qu’il puisse s’avancer vers Dieu.

Un mot doit encore être dit du fait que Philon mentionne que Dieu délivre l’intellect pour le conduire vers la liberté « sans que celui-ci s’y soit attendu » (οὐ προσδοκήσαντα). Cette précision renforce le caractère providentiel et extraordinaire de l’Exode, comme de toute action salvifique de Dieu 573, mais peut entrer en tension avec le rappel, situé un peu plus haut, de son annonce par Joseph. Sans doute est-il ici nécessaire de prendre en considération la durée impliquée par le récit scripturaire entre Joseph et l’Exode : celui-ci a été annoncé, mais l’aggravation progressive de la situation du peuple hébreu rapportée dans les deux premiers chapitres de l’Exode rendait ce salut plus lointain et donc plus inattendu. Ce petit détail donné par Philon, afin d’accroître la grandeur de l’acte salvifique de l’Exode, semble donc confirmer qu’il part d’une prise en considération précise du récit scripturaire avant de livrer son interprétation, même si elle porte sur un point précis. L’exégèse littérale affleure ici derrière l’exégèse allégorique : les deux niveaux de lecture suivent des articulations identiques. Il faut enfin souligner que le caractère inattendu, et donc gratuit, ou gracieux, de cette délivrance, peut être vu comme une pierre d’attente des développements que Philon s’apprête à faire sur les grâces divines (§ 30-33), après avoir introduit la figure de Jacob et la spécificité de son propre départ.

Notes
570.

Leg. II, 78 ; III, 106 ; etc. Il y a 28 occurrences du terme chez Philon.

571.

Nous traduisons.

572.

Les autres occurrences (Migr., 13.48.135.153.202.212) réfèrent à l’introduction dans l’Écriture d’un détail donné.

573.

Nous renvoyons à la note de Jacques Cazeaux (De migration Abrahami, [OPA], p. 110, n. 1) qui cite des passages parallèles chez Philon (Her., 279 ; Praem., 165 ; Mutat., 269 ; Ios., 12 et 139).