2) L’abandon de la lutte (Migr., 26)

Ce paragraphe constitue une transition entre deux développements, l’un qui porte sur l’Exode, l’autre sur Jacob. Le glissement de l’un à l’autre présente une certaine complexité. En effet, Philon croise plusieurs types d’éléments : un enchaînement thématique autour du combat, la notion de deuxième possibilité, l’introduction d’une nouvelle figure scripturaire. Autour de la figure de Jacob se posent ainsi des problèmes de composition et d’ordonnancement du traité, puisque par certains côtés il pourrait sembler que Philon passe à un deuxième temps de son commentaire, orienté de façon nettement différente, l’arrêt de la lutte succédant à la migration. Nous verrons toutefois dans quelle mesure ce développement constitue en réalité la suite de sa réflexion sur la migration, envisagée de telle façon que l’exégèse passe un seuil qui conduit progressivement vers l’évocation de la fin de la migration.

‘[26] Καὶ τί θαυμάζομεν, εἰ τὸν ὑπηγμένον κράτει πάθους ἀλόγου προτρέπει μὴἐνδιδόναι μηδὲ τῇῥύμῃ τῆς ἐκείνου φορᾶς κατασυρῆναι, βιάσασθαι δὲἀντισχόντα κἄν, εἰ μὴ δύναιτο, ἀποδρᾶναι; Δευτέρα γὰρ ἔφοδος εἰς σωτηρίαν τοῖς ἀμύνεσθαι μὴ δυναμένοις δρασμός ἐστιν· ὁπότε καὶ τὸν ἀγωνιστὴν φύσει καὶ μηδέποτε παθῶν δοῦλον γεγενημένον, ἀεὶ δὲἀθλοῦντα τοὺς πρὸς ἕκαστον αὐτῶν ἄθλους, οὐκ ἐᾷ μέχρι παντὸς τοῖς παλαίσμασι χρήσασθαι, μή ποτε τῷ συνεχεῖ τῆς εἰς ταὐτὸ συνόδου χαλεπὴν ἀπʼ ἐκείνων κῆρα ἀναμάξηται· πολλοὶ γὰρ ἤδη καὶἀντιπάλου κακίας ἐγένοντο μιμηταί, ὡς ἀρετῆς ἔμπαλιν ἕτεροι.
[26] Et pourquoi nous étonner de ce qu’il exhorte celui qui est placé sous l’empire d’une puissance irrationnelle à ne pas céder et à ne pas être emporté par la force d’entraînement de son mouvement, mais à la contraindre violemment et à tenir, et, s’il ne le peut, à se retirer ? En effet il y a un deuxième chemin vers le salut pour ceux qui ne peuvent se défendre, le retrait, lorsque, celui-là même qui est par nature un lutteur et ne s’est jamais retrouvé esclave des passions, mais concourt toujours pour la victoire contre chacune d’elles, il ne le laisse pas jusqu’au bout se livrer à des luttes, de peur qu’un jour, par la répétition continue des rencontres avec la même passion, il ne soit taché par le douloureux mal qu’elles transmettent. En effet, beaucoup par le passé se sont mis à imiter même la malice de leur adversaire, tout comme, à rebours, d’autres en ont imité la vertu.’

Après être passé dans le paragraphe précédent à l’évocation de « l’intellect », plutôt que de la figure multiple du « peuple de l’âme », Philon continue à parler d’un sujet singulier et masculin qui reste très vraisemblablement l’intellect. À cet égard, la manière dont Philon poursuit son développement peut surprendre. Il procède en effet manifestement à une reformulation de l’idée du paragraphe précédent. C’est ce que suggère la reprise du verbe προτρέπω, ainsi que la formule d’ouverture : Καὶ τί θαυμάζομεν, εἰ[…] (« pourquoi nous étonner de ce que »). Elle paraît ne se justifier que si le sujet de l’étonnement a déjà été exprimé ou au moins suggéré auparavant, et se voit reformulé sur un nouveau mode. Or, alors que Philon est en train de commenter le franchissement de la mer par le peuple hébreu, grâce à l’action providentielle de « Dieu sauveur » (τὸν σωτῆρα θεόν), et « sans qu’il s’y soit attendu » (οὐ προσδοκήσαντα), il paraît désormais conférer à l’intellect une capacité propre d’atteindre le salut, selon une modalité particulière, la résistance : μὴἐνδιδόναι μηδὲ[…] κατασυρῆναι (« ne pas céder et ne pas être emporté »), d’une façon non seulement passive mais encore active : βιάσασθαι (« contraindre »).

Si la notion d’une violence exercée contre les passions était déjà présente dans le premier temps du traité (§ 9), l’idée d’une résistance contre leur puissance est nouvelle. Ce que Philon introduit spécifiquement, ici, c’est l’image de la force d’entraînement du mouvement de la passion (τῇῥύμῃ τῆς ἐκείνου φορᾶς). Cette expression a un équivalent dans les Legum allegoriae, où il est question, à propos du retrait de Moïse dans le désert (Ex 2, 15), de « l’assaut du roi des Égyptiens, c’est-à-dire de ses passions » (τὴν φορὰν τοῦ Αἰγυπτίων βασιλέως, τῶν παθῶν αὐτοῦ ; Leg. III, 13). Si la perspective de Philon est la même que dans notre passage, alors la résistance peut exprimer la manière dont la mer a reflué contre la force de l’assaut : le mouvement de la mer, qui détruit le mouvement des passions, devient une propriété de l’intellect lui-même dans sa lutte contre les passions, alors que le texte scripturaire parle d’une action de Dieu en faveur du peuple hébreu, c’est-à-dire, selon Philon, de l’âme. Il y a une transposition vers l’intellect lui-même de ce qui est attribué à Dieu dans l’Écriture au bénéfice du peuple hébreu. Dans cette perspective, la notion de violence peut elle aussi être envisagée comme un déplacement des données du texte scripturaire : le verbe βιάσασθαι employé par Philon à propos de l’intellect, contre la passion, peut constituer un écho de l’expression scripturaire ἤγαγεν αὐτοὺς μετὰ βίας (« il les mena avec violence » ; Ex 14, 25), qui décrit l’action de Dieu empêchant l’avancée des chars égyptiens, avant que la mer ne reflue sur eux. Philon transfèrerait donc là encore à l’intellect des actions en réalité opérées par Dieu dans le récit scripturaire.

En tout état de cause, la présentation de la vertu de l’intellect subit une inflexion notable, puisqu’il est désormais question d’une action propre de la part de celui-ci, contre une passion désormais envisagée au singulier, alors que c’était Dieu qui, jusque là, accomplissait une œuvre de salut en délivrant le peuple de l’âme des passions égyptiennes. Ces difficultés semblent résulter de ce que Philon s’efforce d’opérer une transition aussi progressive que possible entre deux moments de son exégèse, passant de la figure collective du peuple à la personne particulière de Jacob. Le passage de l’un à l’autre se traduit par une transformation progressive d’une première exégèse pour mener à une deuxième, produisant une étape intermédiaire qui emprunte aux deux sans se fondre dans aucune. La libération des passions devient un acte de force de la part de l’intellect, et il est désormais opposé à un autre mouvement, celui de fuir (ἀποδρᾶναι).

La mise en place de cette alternative apporte rétrospectivement un regard nouveau sur l’Exode. Celui-ci ne doit pas être considéré comme une simple sortie des passions, une libération qui serait une prise de distance qui pourrait à certains égards ressembler à une fuite : il est au contraire à considérer comme un acte de domination pleinement accompli. Celui qui effectue le « passage » (διάβασις) remporte une victoire. C’est bien le sens de la narration scripturaire du passage de la mer par le peuple, où se mêlent deux fils : le passage à pied sec qui marque la sortie d’Égypte, et l’anéantissement de l’armée de Pharaon qui est une forme de victoire militaire, obtenue par Dieu, comme en témoigne le cantique d’action de grâce qui suit. Conformément à l’analogie entre Dieu et l’intellect que nous avons déjà rencontrée, il apparaît que ce qui est accompli par Dieu peut être attribué à l’intellect, faisant de ce dernier le vainqueur dans la lutte contre les passions pour en libérer l’âme. Cette récapitulation permet à Philon de ressaisir une dernière fois la notion de départ comme une sortie qui constitue dans le même temps l’exercice d’une autorité sur des réalités inférieures (§ 8). Que Philon ait anticipé ou non, à propos d’Abraham, sur la présentation à venir de l’Exode, il n’en reste pas moins qu’il présente de façon identique la migration d’Abraham et la réalisation de l’Exode comme une sortie par la force qui rétablit l’intellect dans la domination qui lui revient.

Néanmoins, il est également envisageable de « se retirer », affirme Philon. Contrairement à la fuite des Égyptiens, qui est une débandade du reste vouée à l’échec (Φύγομεν : « Fuyons » ; Ex 14, 25, et ἔφυγον : « ils s’enfuirent » ; Ex 14, 27), le fait de se retirer peu constituer « un deuxième chemin vers le salut » (Δευτέρα γὰρ ἔφοδος εἰς σωτηρίαν). Avec ἔφοδος, Philon emploie un nouveau terme pour désigner le trajet qui conduit vers le salut. Celui-ci exprime la notion d’un chemin au sens d’un accès ouvert pour atteindre un lieu déterminé, au sens spatial comme au sens abstrait de méthode. Il est possible que Philon joue également de façon allusive sur le deuxième grand registre d’emploi du substantif, dans une optique militaire, pour exprimer l’ « avancée » d’une armée contre un territoire. Ce dernier emploi est notamment présent, à l’exception de tout autre livre scripturaire, dans le Deuxième livre des Maccabées (2 M 5,1 ; 8, 12 ; 12, 21 ; 13, 26 ; 14, 15 ; 15, 8). Il permettrait à Philon de poursuivre de façon sous-jacente l’évocation d’une armée victorieuse en marche, même s’il passe ici d’une figure collective à une figure individuelle. Il faut encore signaler que le terme d’ἔφοδος ne paraît pas être emprunté aux Écritures (le terme, quel que soit son sens, n’apparaît que dans les deux premiers Livres des Maccabées), ni à une tradition philosophique ou à un emploi littéraire particulier. L’expression δευτέρα ἔφοδος, en revanche, peut constituer une référence à une expression platonicienne que nous avons déjà rencontrée dans le De Abrahamo, celle de δεύτερος πλοῦς (Abr., 123). Il était évidemment impossible dans le contexte du franchissement de la mer de reprendre le terme de πλοῦς (« chemin de navigation »), mais le sens est bien le même : celui d’une manière d’accéder à un but qui n’est pas la meilleure, mais qui peut aussi être acceptée, à savoir ici le « retrait » (δρασμός).

La référence à une deuxième démarche, lorsque la première est d’une exigence trop élevée pour donner un résultat, n’est pas spécifique à ce passage, et ne constitue donc pas une manière plus faible d’introduire une alternative. En effet, cette idée n’est pas très éloignée de celle que nous avons rencontrée à la fin de l’exégèse allégorique de la descente en Égypte, dans le De Abrahamo : Philon y affirmait, justifiant ainsi finalement l’attitude équivoque d’Abraham, que la vertu ne peut encourir la honte (ὄνειδος) d’une défaite, mais qu’ « il lui est naturel de vaincre ou de se garder d’être défaite » (εὔκλεια, διʼ ἣν πέφυκε νικᾶν ἢ διατηρεῖν αὑτὴν ἀήττητον ; Abr., 106). De plus, après avoir évoqué l’Exode de tout le peuple, et abordé le cas difficile de Joseph, Philon semble une nouvelle fois repartir de la plénitude de ce que représente l’Exode avant d’aborder un cas plus compliqué, qui s’intègre dans le même mouvement, mais sans y correspondre pleinement.

Il s’agit de nouveau d’une situation individuelle, amenée par la transition progressive que nous avons relevée entre le peuple et l’intellect. Il s’agit cette fois de « l’ascète », celui qui s’exerce, c’est-à-dire Jacob, selon la valeur allégorique que Philon confère à ce personnage : il est celui qui représente l’accès à la vertu par l’exercice, comme Philon l’expose en particulier dans le De Abrahamo, en expliquant qu’il est le « symbole de la vertu qui passe par l’exercice » (σύμβολον […]ἀρετῆς […]ἀσκητικῆς ; Abr., 52). Tout comme Philon a présenté l’Exode comme une victoire, et rappelé les combats menés par la vertu, il envisage Jacob dans ses qualités de lutteur. Toutefois, plutôt que de parler de combats militaires, Philon préfère glisser vers l’imagerie grecque traditionnelle des jeux. Ainsi, alors que l’Exode est envisagée comme une victoire unique contre les passions, Philon présente Jacob comme celui qui est lutteur « par nature » (φύσει) à l’égard des passions, en ce qu’il « concourt toujours pour la victoire contre chacune d’elles » (ἀεὶ δὲἀθλοῦντα τοὺς πρὸς ἕκαστον αὐτῶν ἄθλους) et qui est engagé dans des « luttes » (παλαίσμασι).

L’ascèse propre à Jacob fait donc de lui un athlète. Philon peut s’appuyer pour l’affirmer sur la présentation scripturaire de Jacob elle-même, puisque l’un des épisodes qui le concernent dans la Genèse raconte sa « lutte » nocturne avec un homme : ὑπελείφθη δὲ Ιακωβ μόνος, καὶἐπάλαιεν ἄνθρωπος μετ’ αὐτοῦἕως πρωί (« Or Jacob demeura seul en arrière et un homme luttait avec lui jusqu’au matin » ; Gn 35, 25). Le verbe παλαίω peut être repris en écho par Philon avec le substantif παλαίσμασι. Ce combat est sans véritable issue : il se déroule « jusqu’au matin » (ἕως πρωί), sans connaître de vainqueur, manifestant la capacité de Jacob à lutter « jusqu’au bout » (μέχρι παντός), comme le rappelle Philon. Si le vocabulaire et certains détails peuvent donc renvoyer à la figure de Jacob comme lutteur dans l’épisode de sa lutte nocturne, nous verrons toutefois en étudiant la citation que fait Philon un peu plus loin que le contexte spécifique qu’il a à l’esprit est le départ de Jacob de chez Laban. Il n’en reste pas moins significatif que l’introduction progressive de la citation se fasse à partir de détails scripturaires explicites qui permettent à Philon d’établir un lien plus étroit avec la sortie d’Égypte, telle qu’il vient de la présenter, tout en assurant une transition entre deux épisodes semblables mais dont le sens diffère nettement.

Alors que l’Exode représente un combat unique contre les passions, la figure de Jacob est présentée de façon positive comme celui qui ne cesse de lutter contre elles, sans rencontrer ni défaite ni victoire définitive : contrairement à la bataille que constitue l’Exode, l’entraînement athlétique qui constitue l’ascèse de Jacob est un exercice répétitif, sans terme déterminé. Le « deuxième chemin » ne relève donc pas d’une simple infériorité par rapport à l’Exode : alors que Joseph participe à l’Exode, mais d’une façon limitée, Jacob de son côté illustre une autre forme de combat, sans cesse recommencé, celui des luttes gymniques. Il y a une parenté ou une forme d’analogie entre les deux, l’adversaire étant le même, mais il n’y a pas une stricte identité : c’est pour cela que la « sortie » doit être pratiquée différemment et constitue un autre « chemin ». Le cas de Jacob constitue un renforcement de la nécessité de pratiquer une forme d’Exode, mais sur des bases différentes. Ce n’est pas son exemplarité elle-même qui est en cause, contrairement à Joseph chez qui elle n’était que partielle, mais la situation dans laquelle il se trouve, et son absence d’issue claire.

C’est en raison de celle-ci que Dieu intervient, d’une façon à nouveau providentielle, avec une expression qui rappelle celles déjà utilisées à propos de Joseph : « il ne le laisse pas se livrer jusqu’au bout à des luttes » (οὐκ ἐᾷ μέχρι παντὸς τοῖς παλαίσμασι χρήσασθαι), qui reprend en partie l’affirmation selon laquelle « il n’abandonnera pas jusqu’au bout [la race dotée de vision] à l’ignorance » (οὐ παραδώσει μέχρι παντὸς αὐτὸἀμαθίᾳ ; § 18), qui s’opposait elle-même à l’idée d’un pacte conclu avec le corps « jusqu’à la fin » (μέχρι τῆς τελευτῆς ; § 17). La justification finale de cette intervention est suffisamment singulière pour être soulignée : Philon mobilise une expérience morale concrète présentée comme un constat général, sur la propension de lutteurs, à force de lutter, à devenir des « imitateurs de la malice de leur adversaire » (ἀντιπάλου κακίας[…] μιμηταί). L’emploi de l’adjectif substantivéπολλοί (« nombreux »), de l’adverbe ἤδη (« déjà ») ou encore de l’aoriste ἐγένοντο (« sont devenus ») signale une vérité d’expérience maintes fois constatée, même si Philon reste seulement allusif sur les cas auxquels il pourrait faire référence. Cette dimension gnomique paraît répondre aux critères de ce qui constitue généralement une exégèse de type littéral : un fait scripturaire est illustré par référence à un ensemble de connaissances et d’expériences largement partagées. Philon n’en sort pas pour autant du registre allégorique : non pas parce que Jacob est une figure de l’ascèse, ce que Philon peut appuyer sur divers épisodes scripturaires, mais parce qu’il lutte contre les passions personnifiées en véritables adversaires. En tant que telles, elles peuvent être vaincues, mais elles ne peuvent pas, sans cesser d’être des passions, devenir des imitatrices de la vertu (ἀρετῆς), comme cela pourrait arriver aussi, signale Philon, à des lutteurs affrontant un personnage vertueux. C’est sans doute pour cela qu’il s’agit d’une lutte sans fin, contre des passions qui ne cessent jamais d’exister, ce qui conduit Dieu à intervenir pour épargner à l’ascète un combat qui lui ferait courir un risque.

À ce point de son développement, Philon a établi un certain nombre de liens qui lui permettent d’inscrire l’apparition de Jacob dans le contexte de ses réflexions sur l’Exode et la notion de départ en général. Il est ainsi passé du peuple à Jacob – sans qu’il apparaisse clairement s’il établit un lien entre Jacob et Israël : un tel lien s’appuierait, plutôt que sur l’étymologie la plus courante chez Philon, celle de peuple « qui voit Dieu » (§ 18), sur l’étymologie d’ « Israël » donnée par le texte scripturaire, lorsque ce nom est conféré à Jacob à la suite de sa lutte nocturne avec un homme (Ισραηλ ἔσται τὸὄνομά σου, ὅτι ἐνίσχυσας μετὰ θεοῦκαὶ μετὰἀνθρώπων δυνατός : « Israël sera ton nom, parce que tu as été fort avec Dieu et, avec les hommes, puissant » ; Gn 32, 29). Il n’est toutefois pas impossible que Philon joue implicitement sur les deux étymologies du nom, ou au moins sur la double appellation de Jacob, pour passer du peuple à celui qui lui a donné son nom, après avoir envisagé avec Joseph celui qui annonce l’Exode.

Philon est passé également du combat militaire à la lutte sportive, qui lui permet à la fois de maintenir une forme d’analogie, mais aussi de justifier que dans le cas de l’Exode, qui est une bataille, il faille livrer le combat jusqu’au bout, tandis que dans le cas de Jacob le fait de se retirer puisse être le seul moyen d’atteindre véritablement le salut. C’est la recherche du salut qui constitue en effet l’enjeu central, présent depuis le début du traité, et il nécessite dans tous les cas d’opérer une séparation avec les passions et les réalités corporelles. La raison pour laquelle Philon a choisi d’évoquer Jacob n’est cependant pas encore explicite, même si elle apparaît cohérente grâce à ces glissements qui constituent une transition avec les développements précédents. L’explication se trouve dans la citation scripturaire qui suit immédiatement : Philon, une fois de plus, a préparé méthodiquement l’introduction d’une citation dans son développement, afin de la justifier préalablement et de la faire apparaître comme la confirmation de son propos. Cela est d’autant plus significatif ici que cette citation marque le début de considérations sur la terre que la migration permet d’atteindre, ouvrant ainsi sur le commentaire de la suite du lemme : εἰς τὴν γῆν, ἥν σοι δείξω (« vers la terre que je te montrerai » ; Gn 12, 1).