3) L’interruption de l’effort (Migr., 27-28)

Le passage scripturaire invoqué par Philon marque, au début du chapitre 31 de la Genèse, la conclusion du séjour de vingt années de Jacob chez Laban, au cours duquel il a longuement travaillé afin de pouvoir épouser Léia puis Rachel, puis de s’enrichir. Philon relit cette période de la vie de Jacob sous le signe d’une lutte contre les passions, en présentant Jacob selon les traits du lutteur que lui confère un autre passage, postérieur (Gn 32, 25-33). Il y a vraisemblablement ici de la part de Philon une volonté de présenter Jacob d’une façon synthétique, en faisant converger plusieurs épisodes pour le présenter sous un jour cohérent et unifié.

Sur cette base, il évoque la cessation de la lutte et amorce une évocation de la terre qui constitue la fin de la migration et de ses caractéristiques. Le récit de la prise de possession par le peuple hébreu de la terre qui lui est promise n’étant pas rapporté par la Loi, qui évoque uniquement, dans les quatre derniers livres, l’Exode et les quarante années dans le désert, Philon remonte aux patriarches dont l’histoire est déjà liée à cette terre et qui y ont déjà résidé. La succession logique de l’étude de la migration conduit donc à un exposé qui reprend la chronologie scripturaire de façon inversée, pour remonter vers la description du terme de l’Exode déjà envisagée avec les patriarches.

‘[27] Διὸ λόγιον ἐχρήσθη τοιόνδε· “ἀποστρέφου εἰς τὴν γῆν τοῦ πατρός σου καὶ εἰς τὴν γενεάν σου, καὶἔσομαι μετὰ σοῦ” ἴσον τῷ γέγονας μὲν ἀθλητὴς τέλειος καὶ βραβείων καὶ στεφάνων ἠξιώθης ἀγωνοθετούσης ἀρετῆς καὶ προτεινούσης ἆθλά σοι τὰ νικητήρια· κατάλυσον δὲἤδη τὸ φιλόνεικον, ἵνα μὴ πάντοτε πονῇς, ἀλλὰ καὶ τῶν πονηθέντων ἀπόνασθαι δυνηθῇς. [28] Τοῦτο δὲἐνταυθοῖ καταμένων οὐδέποτε εὑρήσεις τοῖς αἰσθητοῖς ἔτι συνοικῶν καὶ ταῖς σωματικαῖς ἐνδιατρίβων ποιότησιν, ὧν Λάβαν ἐστὶν ἔξαρχος – ὄνομα δὲ ποιότητος τοῦτʼ ἐστίν –, ἀλλὰ μετανάστην χρὴ γενέσθαι εἰς τὴν πατρῴαν γῆν τὴν ἱεροῦ λόγου καὶ τρόπον τινὰ τῶν ἀσκητῶν πατρός· ἡ δʼ ἐστὶ σοφία, τῶν φιλαρέτων ψυχῶν ἄριστον ἐνδιαίτημα.
[27] C’est pour cela que lui fut adressé cet oracle : “retourne vers la terre de ton père et vers ta famille, et je serai avec toi”, ce qui équivaut à dire : tu es devenu un athlète accompli et digne de récompenses et de couronnes, sous la présidence de la vertu qui t’offre les prix de la victoire ; renonce à ton amour de la victoire, afin de ne pas être perpétuellement dans l’effort, mais pour que tu puisses également profiter des efforts accomplis. [28] Cela, si tu demeures ici, tu ne le trouveras jamais en habitant encore avec les réalités sensibles et en vivant avec les qualités corporelles, dont Laban est le chef – c’est en effet un nom de qualité –, mais il faut que tu te fasses émigrant vers la terre paternelle, celle du verbe sacré et d’une certaine manière du père des ascètes : c’est la sagesse, le lieu de résidence le meilleur des âmes qui aiment la vertu.’

La première partie de l’explication que donne Philon à cette citation est dans la droite ligne du développement qui l’a introduite. Il présente Jacob comme un « athlète accompli » (ἀθλητὴς τέλειος) recevant « les prix de sa victoire » (ἆθλα τὰ νικητήρια). Dans le contexte de son départ de chez Laban, il faut y voir les troupeaux et l’ensemble des richesses qu’il emmène avec lui de peur d’en être dépouillé par Laban et ses fils (καὶἀπήγαγεν πάντα τὰὑπάρχοντα αὐτοῦ καὶ πᾶσαν τὴν ἀποσκευὴν αὐτοῦ, ἣν περιεποιήσατο ἐν τῇ Μεσοποταμίᾳ, καὶ πάντα τὰ αὐτοῦἀπελθεῖν πρὸς Ισαακ τὸν πατέρα αὐτοῦ εἰς γῆν Χανααν : « et il emporta tout ce qu’il possédait, tout le bagage qu’il avait acquis en Mésopotamie et tous ses biens, pour rentrer chez Isaac son père au pays de Canaan » ; Gn 31, 18). Si la figure du lutteur peut être suggérée par le long travail de Jacob chez Laban, elle est rendue beaucoup plus claire par l’épisode de sa lutte nocturne, alors que les récompenses, dont la formulation renvoie directement à la lutte, paraissent bien correspondre aux biens que Jacob emporte avec lui. Une manière d’interpréter la citation, dans cette perspective synthétique sur Jacob, est donc de voir dans son séjour chez Laban une lutte incessante, dans laquelle il ne cesse de gagner, comme le montre tout le passage sur la manière selon laquelle il a fait considérablement croître son troupeau (Gn 30, 27-43), mais qu’il lui faut finir par interrompre pour ne pas en retirer de préjudice.

Philon ressaisit cet aspect sur le plan de l’allégorie en rappelant rapidement la signification du nom « Laban » : c’est un « nom de qualité » (ὄνομα ποιότητος). Philon n’est pas beaucoup plus explicite dans la suite du traité, lorsqu’il parle de Kharran où vit Laban, et écrit : χρωμάτων δὲ καὶ ποιοτήτων ὁ Λάβαν σύμβολον (« Laban est le symbole des couleurs et des qualités » ; § 213). Il faut aller voir dans d’autres traités pour trouver formulée dans son intégralité l’interprétation de Philon, en particulier le De agricultura, où Laban est présenté comme « l’âme de l’insensé qui considère comme des biens uniquement les réalités sensibles et apparentes, trompée et asservie qu’elle est par les couleurs et les ombres : en effet, Laban se traduit “blanchiment” » (τῆς τοῦἄφρονος ψυχῆς τὰ αἰσθητὰ μόνα καὶ φαινόμενα νομιζούσης ἀγαθά, χρώμασι καὶ σκιαῖς ἠπατημένης καὶ δεδουλωμένης· λευκασμὸς γὰρ ἑρμηνεύεται Λάβαν ; Agric., 42). Ailleurs, Philon retient la simple traduction de « blanc » (λευκὸς γὰρ ἑρμηνεύεται Λάβαν : « en effet, Laban se traduit “blanc” » ; Fug., 44). C’est ce qui lui permet de présenter « les réalités qui sont chez Laban » (τῶν κατὰ Λάβαν πραγμάτων ; Leg. III, 15) comme « des couleurs, des formes et de façon générale des corps, qui par nature blessent l’intellect par l’intermédiaire des réalités sensibles » (χρωμάτων καὶ σχημάτων καὶ συνόλως σωμάτων, ἃ τὸν νοῦν διὰ τῶν αἰσθητῶν τιτρώσκειν πέφυκεν ; ibid.), et de mentionner encore les biens de Laban « parmi lesquels se trouvent aussi les voix des sens, qui entrent en consonance avec les activités des passions » (ἐν οἷς καὶ αἱ τῶν αἰσθήσεων φωναὶ ταῖς τῶν παθῶν ἐνεργείαις συνηχοῦσαι ; Leg. III, 22). Ces différents passages déploient donc les caractéristiques que Philon mobilise dans notre passage du De migratione Abrahami, mais sans les justifier : lien entre Laban et les qualités corporelles, lien entre l’évocation de Laban et celle des passions, récompenses remportées par Jacob dans sa lutte au service de Laban… Il procède par simple allusion à une interprétation qu’il considère évidente ou au moins déjà connue.

Ce faisant, Philon confirme la méthode de citation qui est la sienne depuis le début du traité : il commence par introduire un thème, ici à travers une transition depuis l’évocation de la sortie d’Égypte, puis expose la citation qui l’intéresse, avant d’en livrer une sorte de nouvelle longue paraphrase, qui reprend les termes de l’introduction de la citation. Si l’on s’appuie sur ce modèle pour rendre compte de la manière dont progresse le propos de Philon, alors il faut mettre au centre de ce développement la citation elle-même. Nous ne croyons donc pas qu’il faille faire de ce passage, comme le fait Jacques Cazeaux dans son édition du traité aussi bien que dans La trame et la chaîne, une illustration du « mode du départ » 574, à savoir « la hâte d’une fuite » 575, qui ferait l’objet d’un développement courant jusqu’au paragraphe 42. Si le paragraphe 25 constitue bien l’amorce d’une transition, il n’y a plus aucune trace de la hâte à partir du paragraphe 26. Il semble donc plutôt qu’il y a là une transition qui permet à Philon d’apporter un nouvel élément scripturaire autour duquel il organise son propos, à savoir la citation de l’ordre donné par Dieu à Jacob de partir.

Philon poursuit ici la démarche que nous avons soulignée dans les paragraphes précédents, à savoir un élargissement de l’examen de la notion de départ à travers une suite de références scripturaires qui permettent d’en envisager de nouvelles modalités, et qui sont organisées autour de figures centrales : Lot par rapport à Abraham, Moïse, Joseph par rapport à Moïse, et maintenant Jacob, suivi immédiatement ensuite par une évocation d’Isaac. Le deuxième élément caractéristique de l’exégèse de Philon est de présenter d’emblée, à travers l’idée d’une sortie ou d’une émigration, le point d’arrivée de ce mouvement. Alors que le De migratione Abrahami ne présente pas de commentaire sur l’installation d’Abraham en Canaan (Gn 12, 5), Philon n’en dégage pas moins un certain nombre d’éléments qui anticipent sur l’arrivée, sur l’aboutissement de la migration. Il est donc particulièrement significatif, après avoir présenté le premier départ, celui d’Abraham, de passer à l’évocation de Jacob à qui Dieu adresse un ordre qui rappelle celui donné à Abraham, mais de façon apparemment inversée : “ἀποστρέφου εἰς τὴν γῆν τοῦ πατρός σου καὶ εἰς τὴν γενεάν σου” (« “retourne vers la terre de ton père et vers ta famille” » ; Gn 31, 3). On y retrouve les termes de « terre » (τὴν γῆν), de « père » (τοῦ πατρός σου) et une forte proximité entre « la famille » (τὴν γενεάν) et « la parenté » (τῆς συγγενείας) évoquée dans l’ordre donné à Abraham. Il ne faut cependant pas y voir un mouvement strictement inverse : Jacob, faut-il le rappeler, se situe deux générations après Abraham, et sa terre, celle de son père et de sa famille, est désormais celle que Dieu a promise à Abraham et à sa descendance. À travers la figure de Jacob, Philon associe donc la suite de l’examen de la notion de départ, grâce à l’évocation de l’un des trois autres patriarches (et Isaac intervient juste après pour compléter la triade), et une anticipation du terme du chemin présenté à Abraham.

Il y a deux points communs très clairs entre Abraham et Jacob, au delà des termes de la citation qui relèvent directement d’un écho intra-scripturaire. Le premier est le nouvel emploi du verbe συνοικέω : il désignait la cohabitation qu’il fallait éviter entre Abraham et Lot, « l’inclination de l’âme vers la forme visible » (§ 13), et il désigne de même ici la cohabitation qui serait dommageable entre Jacob et de Laban, le « chef des qualités corporelles ». Le deuxième élément est l’évocation de Jacob comme « émigrant » (μετανάστην), tout comme Philon a d’emblée qualifié le départ d’Abraham de « migration » (μετανάστασιν ; § 2). La nécessité du départ ainsi que la manière de le qualifier sont donc identiques. L’origine même du trajet n’est pas sans lien, puisque Laban, qui est de la parenté d’Abraham, étant le fils de Nakhôr, lui-même frère d’Abraham, habite en Kharran. L’émigration demandée à Jacob est donc en quelque sorte une répétition de celle demandée à son grand-père, Abraham, pour qu’il quitte sa famille puis Kharran, et gagne la terre de Canaan : c’est là que Jacob doit résider, et après lui le peuple auquel il a donné son nom, Israël.

L’évocation du père et de la famille que Jacob doit rejoindre constitue un élément nouveau, puisqu’il n’avait été question jusqu’à présent que d’une parenté au point d’origine de la migration et dont il fallait se détacher. Le père et la famille qu’il faut retrouver doivent donc être interprétés sur de nouvelles bases, et c’est l’objet de la fin de ce paragraphe et du suivant. Alors que dans le premier cas, celui d’Abraham, l’intellect doit abandonner tout ce qui lui est inférieur et appartient au monde sensible, notamment le verbe, il apparaît maintenant que le père de cet intellect en lutte contre les passions qu’est Jacob est un verbe, mais « le verbe sacré » (ἱεροῦ λόγου). Partant d’une terre où l’intellect est père, il est invité à rejoindre une nouvelle terre où il est « d’une certaine manière » (τρόπον τινά) le fils d’un verbe plus élevé, celui de Dieu. L’intellect retrouve ainsi sa véritable parenté, en vivant d’une vie enfin détachée des passions, selon le « lieu de résidence le meilleur » (ἄριστον ἐνδιαίτημα). Il faut changer de lieu d’habitation : Philon emploie précisément le même terme pour désigner le « lieu de résidence » de l’intellect que constitue le verbe exprimé (νοῦ λόγος ἐνδιαίτημα ; § 3), et pour désigner la nouvelle terre où il faut aller habiter, celle du « verbe sacré ».

La rareté de ce terme (il n’apparaît avant Philon que dans les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, à deux reprises : I, 37, 1 ; II, 3, 2) et la coïncidence de contexte permet d’y voir une intention claire de Philon, pour mettre en contraste deux types de résidence, et deux types de verbe : celui dans lequel l’intellect humain habite et se manifeste, et celui qui est « d’une certaine manière » son père. Philon retrouve la chaîne verticale mise en évidence dans les premiers paragraphes du traité entre intellect humain et intellect divin, pour montrer comment l’intellect vit désormais non plus dans les réalités qui lui sont inférieures, celles du corps, celles qui sont sensibles, mais dans les réalités divines, celles des « âmes qui aiment la vertu » (τῶν φιλαρέτων ψυχῶν), c’est-à-dire en définitive dans la terre qui est « la sagesse » (σοφία).

C’est la première fois que le mot apparaît dans le traité, et il est significatif que cela soit au moment où Philon fait apercevoir ce qu’est le terme de la migration de l’intellect. La mention du terme de sage (σοφός) intervenait d’ailleurs également au moment d’une installation dans la terre de Canaan (§ 13). Philon reprend un idéal grec de « vertu » et de « sagesse », mais il ne le fait qu’après avoir longuement montré quel est le « chemin » (ἔφοδος) qui y conduit, ce que cela implique de se détacher des passions et de les vaincre, ou bien de s’en échapper. Il ne fait pas de doute que le contexte immédiat est la reformulation de l’invitation à se retirer qui est faite à Jacob, puisque tout ce développement est une amplification du verset qui en conserve l’interlocuteur et le mode d’énonciation : il s’agit d’un discours à la deuxième personne du singulier, adressé à Jacob. Philon, une nouvelle fois, comme il l’avait fait pour le lemme initial, reprend la trame d’une citation et la fait en quelque sorte résonner en la reformulant longuement pour en montrer toutes les implications. Il ne paraît pas possible néanmoins de faire abstraction de la mention de l’Exode qui précède immédiatement : la fin désignée à Jacob est à plus forte raison celle qui est donnée au peuple hébreu, qui retourne s’installer en Canaan sur les pas de ses pères, Abraham, Isaac et Jacob.

La sagesse est donc la fin donnée à Jacob, en réponse à l’appel lancé à Abraham, et qui est proposée à travers Jacob à tous les « ascètes » (τῶν ἀσκητῶν) : cette expression peut servir à montrer la fécondité de la figure de Jacob en général, modèle d’une foule d’autres ascètes, mais dans le contexte de cette exégèse elle peut aussi désigner le peuple auquel Jacob succède, et auquel il a donné son nom. Philon donne à la sagesse un contenu, une consistance, en suivant et en réinterprétant les données scripturaires : la sagesse est une terre, un lieu de résidence, elle est peuplée des âmes parfaites libérées des passions et des réalités sensibles figurées par l’Égypte et Kharran, c’est une vie divine et vertueuse. Jacob puis Abraham seront qualifiés l’un après l’autre, dans la suite du traité, d’ « amant de la sagesse » (σοφίας ἐραστής : § 101 et § 149) : plus peut-être que des « philosophes », ils sont les figures de ceux qui sont en marche vers la véritable sagesse, dont Philon va donner une vision plus développée encore dans les paragraphes qui suivent.

De ce passage, il paraît donc résulter que Philon procède à une exégèse approfondie du lemme biblique qui porte sur le cas particulier d’Abraham en faisant se succéder des développements sur les autres figures principales de la Loi : Moïse et les patriarches, ainsi que Joseph dont le statut demeure ambigu. Mais il ne se contente pas de juxtaposer les figures et les citations, il les intègre dans un même mouvement qui fait progressivement apparaître le chemin vers la sagesse que représente la migration d’Abraham, et toutes les migrations et tous les départs qui lui succèdent. Repartant de Moïse, Philon est remonté en arrière, vers la figure de Joseph, puis toujours en repartant de Moïse et de l’Exode, à celle de Jacob : ce retour par étapes vers l’arrière s’accompagne d’une progression vers le but, qui est annoncé et esquissé avec Jacob, et atteint directement avec la figure d’Isaac que Philon examine aussitôt ensuite. Cette double progression s’accompagne encore de la mise en place d’un certain nombre de distinctions : Joseph représente le départ partiel, et Jacob représente une seconde voie, le retrait de la lutte. Cependant, à travers ce qui pourrait sembler des pas de côté vers des exemples imparfaits ou secondaires, le fil principal continue à dessiner un chemin vers la terre promise aux sages, dont l’évocation, dans la Loi, précède le récit de l’Exode et en donne donc en quelque sorte une vision anticipée.

Notes
574.

De migratione Abrahami (OPA), p. 109.

575.

J. Cazeaux, La trame et la chaîne, ou les structures littéraires et l’exégèse dans cinq traités de Philon d’Alexandrie, Leiden, Brill, 1983, p. 44 ; voir encore p. 60 sq.