1) Jacob et Isaac

La justification de l’appel lancé à Jacob de rentrer en terre de Canaan s’appuie sur le fait qu’il a là-bas un parentage, quelqu’un de sa race (γένος). Philon, fidèle à sa démarche, rappelle d’abord les traits principaux de la figure qu’il mobilise, et n’évoque celle-ci que de façon indirecte, comme un γένος, auquel sont apposés différents qualificatifs au neutre singulier : ce n’est qu’à la fin de ce premier paragraphe qu’il livre le nom du personnage scripturaire chargé de faire voir ces qualités : Isaac. Ce procédé que nous avons déjà rencontré dans les Quaestiones 576 permet de présenter l’Écriture non pas d’abord comme un récit historique, mais comme la transcription, sous la forme d’un récit et avec différents personnages, de réalités intelligibles. Dans un souci général de clarté de l’exposé, ces rappels sont justifiés, pour permettre de caractériser rapidement le personnage d’Isaac et de justifier sa relation à Jacob, qui fera l’objet du paragraphe 30. Ils sont surtout très importants du point de vue de la progression de l’exégèse : ils introduisent le troisième patriarche comme une figure à part entière, pleinement caractérisée, et illustrent la perfection de celui qui n’a pas eu à quitter la terre de Canaan. Philon introduit ainsi l’évocation d’une nouvelle étape de la migration en l’organisant autour d’une figure bien déterminée.

La perfection d’Isaac prend trois formes, qui toutes reposent sur un quatrième élément que nous commencerons par présenter, la qualification d’Isaac comme γένος. Philon joue ici sur deux sens du terme en opérant un glissement du terme scripturaire γενεάν (« famille ») au terme γένος. Celui-ci peut désigner un « genre », une « catégorie », une réalité abstraite dont Isaac est la figure. Isaac désigne ainsi généralement chez Philon deux genres possibles : celui de la joie (τὸ εὐδαιμονίας γένος ; Cher., 7 577), et celui qui apprend par lui-même (τὸ αὐτομαθὲς γένος : Ebr., 60 578). La dimension abstraite de cet emploi conserve cependant en même temps son sens étymologique, de « “race, famille” (notamment “grande famille patriarcale”), “postérité” » 579. Elle permet d’établir un lien étroit entre Jacob et Isaac, comme Philon le fait voir lorsqu’il commente dans le De sacrificiis le verset : καὶἐκλιπὼν ἀπέθανεν καὶ προσετέθη πρὸς τὸ γένος αὐτοῦ (« Et rendant l’esprit il mourut et fut ajouté à sa race » ; Gn 35, 29). Il explique en effet aussitôt : προστίθεται δὲ καὶ προσκληροῦται οὐκέθʼ ὡς οἱ πρότεροι λαῷ, “γένει” δέ (« il est ajouté et attaché non comme les précédents à un peuple, mais à une race » ; Sacrif., 6). Il justifie ainsi l’emploi du terme : γένος μὲν γὰρ ἓν τὸἀνωτάτω, λαὸς δὲὄνομα πλειόνων (« en effet la race est une, très élevée, tandis que le peuple est le nom d’une multitude » ; ibid.). C’est cette étroite relation familiale qui permet à Philon d’évoquer l’héritage (τὸν κλῆρον) que reçoit Jacob, dans des termes qui trouvent également un écho dans le De sacrificiis, immédiatement à la suite du passage que nous venons de citer.

En effet, Philon y présente les hommes qui atteignent la véritable connaissance en ces termes : οἱ δὲἀνθρώπων μὲν ὑφηγήσεις ἀπολελοιπότες μαθηταὶ δὲ εὐφυεῖς θεοῦ γεγονότες, τὴν ἄπονον ἐπιστήμην ἀνειληφότες, εἰς τὸἄφθαρτον καὶ τελεώτατον γένος μετανίστανται κλῆρον ἀμείνω τῶν προτέρων ἐνδεδεγμένοι, ὧν ὁἸσαὰκ θιασώτης ἀνωμολόγηται (« ceux qui ont abandonné les directives des hommes, sont devenus des disciples talentueux de Dieu, et ont assumé la science qui ne demande pas d’effort, migrent vers la race incorruptible et la plus parfaite, ayant accueilli un héritage meilleur qu’auparavant – hommes dans le thiase desquels Isaac est reconnu comme membre » ; Sacrif., 7). Ce passage, où l’on retrouve l’idée d’une migration (μετανίστανται) qui permet la séparation d’avec les réalités seulement humaines, ou encore la cessation de l’effort (ἄπονον), introduit l’idée de l’entrée dans une nouvelle filiation, dans une « famille » (γένος), liée à la réception d’un héritage (κλῆρον). Ce sont les mêmes éléments que Philon met en valeur dans la relation entre Isaac et Jacob, à la différence que la relation familiale entre eux est une réalité de fait, et non un point d’arrivée ou une appartenance symbolique. La notion de γένος renvoie pour eux à la fois à une relation familiale qui est un donné scripturaire, et à la participation à une même perfection intelligible. Comme l’écrit Philon dans le De somniis à propos de leur parenté : ἆρʼ ἤδη κατανοεῖς, ὅτι οὐ περὶ φθαρτῶν ἀνθρώπων, ἀλλʼ, ὡς ἐλέχθη, περὶ φύσεως πραγμάτων ἐστὶν ὁ παρὼν λόγος; (« comprends-tu maintenant que la présente parole ne concerne pas des hommes corruptibles mais, comme il a été dit, la nature des choses ? » ; Somn. I, 172). L’accent mis sur la « nature des choses » se fait cependant au moyen d’un vocabulaire dont les différentes significations, concrètes et abstraites, sont assumées de façon conjointe.

Notes
576.

Voir notre commentaire sur QG IV, 8 et l’identification des figures d’Abraham, de Sarah et du serviteur.

577.

Voir également Cher., 106 (γένος τὸ εὔδαιμον : « le genre joyeux) ; Deter., 60 (εὐδαιμονίαςγένος) ; Poster., 134 (τὸ εὔδαιμον γένος).

578.

Voir également Sobr., 65 (τὸ αὐτήκοον καὶ αὐτομαθὲς γένος : « le genre qui se repose sur lui-même et apprend par lui-même ») ; Confus., 74 (τὸ αὐτομαθὲς γένος) ; Mutat., 1 (τὸ αὐτομαθές […] γένος) ; Mutat., 88 (τό […] αὐτοδίδακτον καὶ αὐτομαθὲς γένος : « le genre qui s’enseigne lui-même et qui apprend par lui-même ») ; Mutat., 136 (τὸ αὐτομαθὲς γένος) ; Somn. I, 68 (τὸ αὐτομαθὲς γένος) ; Somn. I, 194 (τὸ αὐτομαθὲς γένος). Dans le De congressu eruditionis gratia, l’identification n’est que partielle : τὸ αὐτομαθὲς γένος, οὗ κεκοινώνηκεν Ἰσαάκ (« le genre qui apprend par lui-même, dont participe Isaac ; Congr., 36).

579.

P. Chantraine et al., Dictionnaire étymologique…, op. cit., art. γίγνομαι.