2) La triple perfection d’Isaac

Le premier trait de perfection d’Isaac mentionné par Philon est le fait qu’il « apprend par lui-même », qu’il est « autodidacte » (τὸ αὐτομαθές, τὸ αὐτοδίδακτον). C’est un trait constant chez Philon 580. Il faut noter que dans ses différentes interprétations de la triade des patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, Philon fait varier la présentation qu’il donne d’Isaac. Ainsi, dans le De Abrahamo, il expose que, parmi les trois « types d’âme » (τρόπους […]ψυχῆς) que sont les patriarches, Isaac est celui qui « désire le bien » (ἐφιέμενον τοῦ καλοῦ) « de façon innée » (ἐκφύσεως ; Abr., 52), faisant donc de lui le « symbole de la vertu innée » (σύμβολον […]ἀρετῆς […]φυσικῆς ; ibid.). Philon en fait encore la figure de la perfection, dans le De mutatione nominum : “κύριος ὁ θεὸς” τῶν τριῶν φύσεων, διδασκαλίας, τελειότητος, ἀσκήσεως, ὧν σύμβολα Ἀβραάμ, Ἰσαάκ, Ἰακώβ (« “le Seigneur Dieu” des trois natures, l’instruction, la perfection, l’exercice, dont Abraham, Isaac et Jacob sont les symboles » ; Mutat., 12). À travers Isaac, il apparaît donc qu’apprentissage par soi-même, vertu innée et perfection ne sont que différentes facettes d’une même réalité. L’intervention d’Isaac dans une évocation de la migration vers la terre promise figure donc bien le sommet et la perfection qui sont visés par Jacob.

Cette perfection constitue même en quelque sorte un retour à la perfection originelle de l’homme. En effet, en dehors d’Isaac, la qualité d’autodidacte n’est attribuée de façon spécifique qu’à deux autres personnes 581 : le premier est Moïse, le sage accompli 582, l’autre est le premier homme. Dans le De opificio mundi, Philon affirme en effet : σοφὸς δʼ ἐκεῖνος αὐτομαθὴς καὶ αὐτοδίδακτος (« celui-là est un sage apprenant par lui-même et autodidacte » ; Opif., 148). Dans les Legum allegoriae, à propos de « celui qui a été engendré selon l’image et la ressemblance [de Dieu] » (τῷ κατʼ εἰκόνα καὶ κατὰ τὴν ἰδέαν γεγονότι ; Leg. I, 92), il dit qu’il « possède la vertu en l’apprenant par lui-même » (ἔχει τὴν ἀρετὴν αὐτομαθῶς ; ibid.). Isaac possède donc en lui-même, de façon directe, une vertu constitutive du premier homme, de l’homme intelligible directement créé par Dieu. La terre où il habite, la « sagesse » (σοφία ; § 28) renvoie donc à la demeure originelle de l’homme, en présence de Dieu, comme du reste Philon va y insister immédiatement ensuite. Le retour de Jacob auprès de sa propre « famille » renvoie à une forme de retour plus profond encore.

Le deuxième trait qui caractérise Isaac est de « ne pas avoir part à la nourriture infantile et lactée » (τὸ νηπίας καὶ γαλακτώδους τροφῆς ἀμέτοχον). Il s’agit d’une référence à un verset de la Genèse qui suit le récit de sa naissance : Καὶ ηὐξήθη τὸ παιδίον καὶἀπεγαλακτίσθη, καὶἐποίησεν Αβρααμ δοχὴν μεγάλην, ἧἡμέρᾳἀπεγαλακτίσθη Ισαακ ὁ υἱὸς αὐτοῦ (« Le petit enfant grandit et fut sevré, et Abraham fit un grand festin le jour où Isaac son fils fut sevré » ; Gn 21, 8). Ce verset fait l’objet d’un autre commentaire de la part de Philon :

‘δυεῖν δὴ θιάσωνἡγεμόνας εἰσάγει Μωυσῆς, τοῦ μὲν γενναίου τὸν αὐτομαθῆ καὶ αὐτοδίδακτον Ἰσαάκ ἀναγράφει γὰρ αὐτὸν ἀπογαλακτιζόμενον, ἁπαλαῖς καὶ γαλακτώδεσι νηπίαις τε καὶ παιδικαῖς τροφαῖς οὐ δικαιοῦντα χρῆσθαι τὸ παράπαν, ἀλλʼ εὐτόνοις καὶ τελείαις, ἅτε ἐκ βρέφους εὖ πρὸς ἀλκὴν πεφυκότα καὶἐπακμάζοντα καὶἀνηβῶντα ἀεί (« Moïse présente les chefs des deux thiases : celui du thiase généreux est Isaac, qui apprend par lui-même et est autodidacte. En effet, Moïse le décrit comme sevré, jugeant bon qu’il n’use aucunement des nourritures tendres et lactées propres aux nourrissons et aux enfants, mais qu’il use des nourritures riches et complètes, parce que dès l’enfance il est doué d’une nature énergique, toujours à la fleur de l’âge et en pleine jeunesse » ; Somn. II, 10). ’

Philon voit donc la mention du sevrage d’Isaac dès après l’évocation de sa naissance comme le signe que, de la même manière que Moïse, « il est sevré non pas en tenant compte de son âge, mais plus tôt » (οὐ σὺν λόγῳ τῷ κατὰ χρόνον θᾶττον δʼ ἀπότιτθος γίνεται ; Mos. I, 18). Isaac n’a pas besoin de la première nourriture que Philon interprète à plusieurs reprises comme le premier stade de l’apprentissage, celui des sciences encyclopédiques (Agric., 9 ; Congr., 19 ; Prob., 160) : il se nourrit donc d’emblée du degré supérieur, qui est la sagesse elle-même, ce qui confirme l’idée qu’il réside dans la « sagesse » (§ 28).

La troisième perfection d’Isaac peut être considérée comme la plus importante dans le contexte de l’exégèse menée par Philon. En effet, il rappelle qu’Isaac est celui à qui Dieu a interdit de descendre en Égypte (χρησμῷ θείῳ καταβαίνειν εἰς Αἴγυπτον κεκωλυμένον), citant un passage de la Genèse : ὤφθη δὲ αὐτῷ κύριος καὶ εἶπεν Μὴ καταβῇς εἰς Αἴγυπτον, κατοίκησον δὲἐν τῇ γῇ, ἧἄν σοι εἴπω (« Le Seigneur se fit voir de lui et lui dit : “Ne descends pas en Égypte ; installe-toi sur la terre que je te dirai » ; Gn 26, 2). Or l’absence de migration est un écho à double titre à la situation d’Abraham. Tout d’abord, dans le contexte du traité, Isaac apparaît comme la figure de celui qui n’a pas besoin de migrer, au contraire de l’appel lancé à Abraham, dont Philon poursuit toujours le commentaire. Mais il faut encore relever que le passage cité par Philon procède également, de façon explicite, d’une référence à Abraham et à une situation identique de famine qu’il avait rencontrée : Ἐγένετο δὲ λιμὸς ἐπὶ τῆς γῆς χωρὶς τοῦ λιμοῦ τοῦ πρότερον, ὃς ἐγένετο ἐν τῷ χρόνῳ τῷ Αβρααμ (« Or il se produisit une famine sur la terre en plus de la famine qui avait eu lieu auparavant et qui s’était produite au temps d’Abraham » ; Gn 26, 1). Or, tandis qu’Abraham était descendu en Égypte pour l’éviter (Gn 12, 10-20), Isaac est invité à ne pas agir de même. La famine conduit au contraire à l’établissement en terre de Canaan : καὶ παροίκει ἐν τῇ γῇ ταύτῃ, καὶἔσομαι μετὰ σοῦ καὶ εὐλογήσω σε, σοὶ γὰρ καὶ τῷ σπέρματί σου δώσω πᾶσαν τὴν γῆν ταύτην καὶ στήσω τὸν ὅρκον μου, ὃν ὤμοσα Αβρααμ τῷ πατρί σου (« et réside en cette terre-ci, et je serai avec toi et je te bénira ; en effet je te donnerai, à toi et à ta descendance, toute cette terre et je tiendrai le serment que j’ai juré à Abraham, ton père » ; Gn 26, 3). Les deux situations d’Abraham et d’Isaac sont donc ainsi clairement mises en miroir : ce qui a conduit Abraham à s’éloigner de la terre de Canaan est pour Isaac l’occasion de voir renouvelé le serment fait à Abraham, et la promesse d’une résidence sur cette terre.

L’absence de migration d’Isaac vient également en contrepoint de la migration du peuple hébreu et de Joseph qui ont été délivrés d’Égypte pour rejoindre la terre où avait vécu Isaac. Face au peuple qui a dû réaliser une migration pour atteindre la terre promise par Dieu, Isaac est celui qui y a toujours demeuré, dont la perfection n’a jamais nécessité de déplacement. L’interprétation de l’interdiction de partir qui est faite à Isaac est pleinement cohérente avec les développements précédents : « descendre » en Égypte n’est pas seulement un mouvement géographique, mais aussi une déchéance morale d’un statut élevé vers des réalités inférieures, comme peut le montrer une expression similaire dans le De gigantibus : τῶν οὖν ψυχῶν αἱ μὲν πρὸς σώματα κατέβησαν (« parmi les âmes, certaines sont descendues dans des corps » ; Gig., 12). De fait, pour Isaac, descendre en Égypte serait « rencontrer les plaisirs trompeurs de la chair » (τῆς σαρκὸς ἐντυγχάνειν δελεαζούσαις ἡδοναῖς), s’abaisser d’une vie parfaite à la vie du corps. Les « plaisirs de la chair » sont ceux qui opprimaient l’intelligence dotée de vision (ὁρατικὴν διάνοιαν πρὸς σαρκὸς ἡδονῶν πιεσθῆναι ; § 14) lorsque le peuple hébreu était en Égypte. La nuance est un peu différente ici, puisqu’il s’agit de plaisirs qui « trompent » (δελεαζούσαις) : cela tient à la différence qu’il y a entre les plaisirs considérés de l’extérieur, comme une tentation dont Isaac est écarté, et les plaisirs subis comme un esclavage pour ceux qui s’y sont retrouvés soumis.

Cette interprétation de l’interdiction faite à Isaac n’est pas particulière à ce passage : elle correspond à la manière habituelle de Philon de considérer l’Égypte comme le lieu du corps et des passions, par exemple dans le commentaire de Philon sur ce verset dans les Quaestiones (QG V, 177), où il traduit le nom de l’Égypte par « Oppresseur », car « rien d’autre n’opprime l’intellect comme les désirs, les plaisirs, les tristesses et les craintes », c’est-à-dire les passions. Le De confusione linguarum présente également une exégèse significative de ce passage, en rappelant la valeur allégorique de l’Égypte : μὴ καταβῇς εἰς τὸ πάθος Αἴγυπτον, κατοίκησον δʼ ἐν τῇ γῇἣν ἄν σοι εἴπω (« Ne descends pas en Égypte, la passion ; installe toi sur la terre que je te dirai » ; Confus., 81). Philon donne aussitôt à cette terre une équivalence : « la sagesse invisible et incorporelle » (τῇἀδείκτῳκαὶἀσωμάτῳφρονήσει ; ibid.). À cette φρόνησις répond la « sagesse » (σοφία) à laquelle Philon identifie la terre dans notre passage, faisant d’elle une réalité purement intelligible (§ 28). Philon ajoute encore qu’Isaac « s’installe comme en une patrie dans les vertus intelligibles, que Dieu prononce sans qu’elles soient différentes des paroles divines » (κατοικεῖ δʼ ὡς ἐν πατρίδι νοηταῖς ἀρεταῖς, ἃς λαλεῖὁ θεὸς ἀδιαφορούσας λόγων θείων ; Confus., 81) : on retrouve là la référence à la « terre paternelle, celle du verbe sacré » (τὴν πατρῴαν γῆν τὴν ἱεροῦ λόγου ; § 28) dont Philon vient précisément de parler.

Dans les Legum allegoriae, Philon présente également la situation d’Isaac comme incorporelle : ὁἸσαὰκ οὐ γυμνοῦται μέν, ἀεὶ δὲ γυμνός ἐστι καὶἀσώματος· πρόσταγμα γὰρ αὐτῷ δέδοται, μὴ καταβῆναι εἰς Αἴγυπτον, τουτέστι τὸ σῶμα (« Isaac n’est pas dénudé, mais il est toujours nu et incorporel : en effet, une injonction lui est adressée de ne pas descendre en Égypte, c’est-à-dire le corps » ; Leg. II, 59). Enfin, Philon utilise ce verset pour présenter Isaac comme « la seule forme dénuée de passion dans le monde du devenir » (τὸ μόνον ἀπαθὲς εἶδος ἐν γενέσει ; Deter., 46), parce qu’il n’est pas descendu en Égypte. Ces correspondances entre différents passages des traités philoniens montrent qu’il y a là un thème essentiel de la pensée philonienne : le développement du De migratione Abrahami, à partir du cas particulier de la migration d’Abraham, rejoint une vision plus large et cohérente de la vie de l’intellect et de ses relations avec le corps.

Enfin, Isaac constitue un contrepoint de la situation de Jacob dans notre passage : il est par son absence de migration la manifestation claire de la vie que Jacob est appelé à mener à sa suite, il est la réalisation déjà pleinement accomplie de la fin vers laquelle tend la migration de Jacob. La convergence de leurs situations respectives est également exprimée par le texte scripturaire, puisqu’à l’un comme à l’autre Dieu déclare, en lien avec leur installation dans cette terre : ἔσομαι μετὰ σοῦ (« je serai avec toi » ; Gn 26, 3 et Gn 31, 3). Or, cette promesse, qui figure dans la citation autour de laquelle s’organise le développement de Philon sur Jacob, est reprise à la fin du paragraphe 30 et donne lieu au développement qui suit sur les grâces divines (§ 31-32). La figure d’Isaac, bien qu’elle occupe une place très réduite dans le développement de Philon, n’en constitue pas moins une véritable charnière autour de laquelle s’organisent les différentes migrations d’Abraham, de Moïse, du peuple hébreu, de Joseph et de Jacob. L’installation d’Abraham implicitement évoquée dans le cadre de sa séparation d’avec Lot (§ 13-14, notamment avec le verbe συνοικεῖν) trouve une réalisation explicite dans la figure d’Isaac, même si, comme vient le rappeler la citation de la parole de Dieu « Je serai avec toi », le temps de cette réalisation demeure le futur : c’est à l’intérieur de ce cadre que Philon inscrit son développement, tout comme il avait déjà fait d’une première partie de son commentaire une amplification du lemme initial (§ 9-12). Toutefois, Isaac permet de connaître à l’avance de façon certaine ce que seront les termes de cette réalisation, à savoir un renversement de la lutte que Jacob menait précédemment.

Notes
580.

En plus des exemples que nous avons déjà cités sur Isaac comme figure du « genre qui apprend par lui-même », voir Deter., 30 ; Poster., 77-78 ; Deus, 4 ; Plant., 168-169 ; Confus., 81 ; Migr., 140 et 167 ; Her., 65 ; Congr., 36 ; Fug., 166 ; Somn. I, 160 ; Praem., 27 et 59.

581.

Il est possible d’y ajouter la figure de Melkhisédek, dont Philon dit qu’il est « celui à qui a échu la prêtrise apprenant par elle-même et autodidacte » (ὁ τὴν αὐτομαθῆ καὶ αὐτοδίδακτον λαχὼν ἱερωσύνην ; Congr., 99). Il ne s’agit toutefois pas directement d’une évocation de la vertu en tant que telle : la présence des deux adjectifs αὐτομαθῆ καὶ αὐτοδίδακτον est une forme d’écho de la perfection d’Isaac, mais elle se situe sur un plan différent, celui du sacerdoce.

582.

Leg. III, 135 et Poster., 77-78, où il est associé à Isaac.