3) La fin des efforts et l’héritage

En effet, Philon insiste sur la fin des efforts de Jacob : ἀποθήσῃ τὸν πόνον (« tu éloigneras de toi l’effort »), ἀπονίας αἴτιαι (« les causes de l’absence d’effort »). L’héritage (τὸν κλῆρον) que Jacob reçoit d’Isaac le fait donc devenir comme ce dernier et abandonner ce qu’il était, à savoir un ascète plongé dans d’incessantes luttes. Cela tient à l’abondance des biens, pour lesquels Philon emploie l’image d’une source céleste : πηγὴ δέ, ἀφʼ ἧς ὀμβρεῖ τὰἀγαθά (« la source depuis laquelle pleuvent les biens »). Cette image et l’idée d’une absence d’effort amorcent les développements des paragraphes suivants sur les bienfaits divins. Dans le contexte immédiat, nous pouvons toutefois déjà suggérer un jeu sur les biens qui « pleuvent » (ὀμβρεῖ) et sont en même temps « disponibles et à portée de main » (τῶν ἑτοίμων καὶ κατὰ χειρὸς ἀγαθῶν), qui peut rappeler le don divin par excellence qu’est la manne. Don céleste, elle est liée à la rosée qui se dépose (καταπαυομένης τῆς δρόσου ; Ex 14, 13) ou encore envoyée en pluie du ciel (Ἰδοὺἐγὼὕω ὑμῖν ἄρτουςἐκ τοῦ οὐρανοῦ : « voici, je fais pleuvoir sur vous des pains du ciel » ; Ex 16, 4), et se ramasse facilement. Les Psaumes évoquent également la manne comme une pluie : καὶἔβρεξεν αὐτοῖς μαννα φαγεῖν καὶἄρτον οὐρανοῦἔδωκεν αὐτοῖς (« Et il fit tomber en pluie pour eux la manne comme nourriture, et il leur donna le pain du ciel » ; Ps 77, 24 583). Certes, il s’agit de la nourriture de l’Exode, et non de celle de la Terre promise : οἱ δὲ υἱοὶ Ισραηλ ἔφαγον τὸ μαν ἔτη τεσσαράκοντα, ἕως ἦλθον εἰς γῆν οἰκουμένην, τὸ μαν ἐφάγοσαν, ἕως παρεγένοντο εἰς μέρος τῆς Φοινίκης (« les fils d’Israël mangèrent la manne quarante ans, jusqu’à leur venue en terre habitée ; ils mangèrent la manne jusqu’à leur arrivée à la région de Phénicie » ; Ex 16, 35). Toutefois, et même si Philon ne voulait pas faire une référence à la manne en tant que telle, il insiste et insistera dans les paragraphes suivants sur les dons divins venus du ciel, ce qu’une référence à la manne peut donc venir appuyer comme une confirmation de la bienveillance divine.

Le renversement des efforts de Jacob est représenté encore par la description d’une vie dénuée d’efforts, où les récompenses pleuvent sans qu’il lutte : cela découle de la réception d’un héritage paternel dont l’élément le plus élevé, qui le parachève et en constitue le sceau (ἐπισφραγιζόμενος), est la présence même de Dieu. Nous retrouvons ici manifestement quelque chose de semblable à l’idée de la présence de Dieu comme bien souverain que nous avons rencontrée dans les Quaestiones in Genesim (QG IV, 4), c’est-à-dire de Dieu comme fin, comme τέλος. Dans un traité qui concerne la migration et dans un passage qui anticipe déjà sur son point d’aboutissement, lequel est un ensemble de « biens » (ἀγαθῶν) et de « bienfaits » (τῶν εὐεργεσιῶν), dont le couronnement, le sceau, est la présence de Dieu elle-même, il paraît difficile de penser que Philon ne joue pas sur cette question de la fin, du bien souverain, pour montrer que Dieu est le terme du chemin de toute migration de l’intellect.

Plutôt que de s’exprimer au moyen d’un vocabulaire philosophique, Philon peut faire ici référence à un passage du Deutéronome, qui parle de Dieu comme de l’héritage des Lévites : διὰ τοῦτο οὐκ ἔστιν τοῖς Λευίταις μερὶς καὶ κλῆρος ἐν τοῖς ἀδελφοῖς αὐτῶν, κύριος αὐτὸς κλῆρος αὐτοῦ (« c’est pourquoi les Lévites n’ont ni lot ni part d’héritage parmi leurs frères ; le Seigneur lui-même est sa part d’héritage » ; Dt 10, 9). Certes, ce passage ne s’applique originellement qu’aux Lévites, mais Philon s’appuie sur lui pour affirmer : τοῖς ἐχομένοις καὶἀδιαστάτως θεραπεύουσιν ἀντιδίδωσι κλῆρον αὑτόν. Ἐγγυᾶται δέ μου τὴν ὑπόσχεσιν λόγιον, ἐν ᾧ λέγεται· “κύριος αὐτὸς κλῆρος αὐτοῦ” (« à ceux qui s’attachent [à lui] et [le] servent sans discontinuer, il donne lui-même en retour en héritage. Une parole divine garantit ma promesse : “le Seigneur lui-même est son héritage” » ; Congr., 134). Philon identifie ainsi l’héritage de Dieu comme le fait de demeurer en lui, à propos de celui qui se tient éloigné de toute mauvaise action : αὐτὸν τὸν θεὸν κλῆρον ἔχων, ἐν αὐτῷ μόνῳ κατοικήσει (« ayant Dieu lui-même en héritage, il résidera en lui seul » ; Fug., 102). Résidence et héritage sont ainsi associés pour exprimer, dans un langage scripturaire, la question philosophique du souverain bien, du terme des biens.

Dans le De plantatione (Plant., 63), ce passage du Deutéronome est associé à un verset similaire du livre des Nombres : ἐν τῇ γῇ αὐτῶν οὐ κληρονομήσεις, καὶ μερὶς οὐκ ἔσται σοι ἐν αὐτοῖς, ὅτι ἐγὼ μερίς σου καὶ κληρονομία σου ἐν μέσῳ τῶν υἱῶν Ισραηλ (« dans leur terre tu n’auras pas d’héritage et il n’y aura pas pour toi de part chez eux, car c’est moi qui suis ta part et ton héritage au milieu des fils d’Israël » ; Nb 18, 20). Philon ouvre à cette occasion une polémique contre ceux qui critiquent l’idée que Dieu puisse être une possession, et la conclut en qualifiant Dieu de κτῆμα […]ὠφελιμώτατον καὶ μεγίστων τοῖς θεραπεύειν ἀξιοῦσιν ἀγαθῶν αἴτιον (« acquisition la plus utile et cause des plus grands bien pour ceux qui jugent bon de le servir » ; Plant., 72). Il faut enfin citer un passage du De somniis où Philon associe précisément Abraham, Isaac et Jacob et la notion d’héritage. Philon explique la présentation que Dieu fait de lui-même à Isaac, dans un contexte où il est d’ailleurs question de la terre que Dieu donnera à Jacob et à sa descendance : Ἐγὼ κύριος ὁ θεὸς Αβρααμ τοῦ πατρός σου καὶὁ θεὸς Ισαακ, μὴ φοβοῦ (« Je suis le Seigneur, le Dieu d’Abraham ton père et le Dieu d’Isaac ; ne crains pas » ; Gn 28, 13).

Philon explique aussitôt :

‘ὁ χρησμὸς οὗτος τὸ τέρμα τῆς ἀσκητικῆς ψυχῆς καὶ βεβαιότατον ἔρεισμα ἦν, ὃς αὐτὴν ἀνεδίδασκεν, ὅτι ὁ τῶν ὅλων κύριος καὶ θεὸς ἀμφότερα ταῦτα τοῦ γένους ἐστὶν αὐτῷ, πατέρων καὶ πάππων ἐπιγραφεὶς καὶἐπικληθεὶς ἑκάτερον, ἵνα τὸν αὐτὸν ὅ τε κόσμος ἅπας καὶὁ φιλάρετος ἔχῃ κλῆρον· ἐπεὶ καὶ λέλεκται· “κύριος αὐτὸς κλῆρος αὐτῷ” (« cet oracle était le point culminant et le soutien le plus solide de l’âme ascétique, lui qui donnait à cette dernière l’enseignement que le Seigneur et Dieu de l’univers tout entier est, pour sa race, ces deux choses, ayant reçu chacun de ces deux titres et appellations pour ses pères et grands-pères, afin que le monde en sa totalité comme celui qui aime la vertu aient le même héritage, puisqu’il est aussi dit : “le Seigneur lui-même est sa part d’héritage” » ; Somn. I, 159).’

Une fois encore est confirmée l’association étroite entre présence de Dieu et don de lui-même en héritage, qui plus est ici par le lien unique qu’il établit entre lui et les trois patriarches.

La figure d’Isaac, qui dépend formellement de l’exégèse de la déclaration faite par Dieu à Jacob, assume donc un rôle en réalité central. Isaac illustre l’accomplissement du chemin, la vie sur la terre promise en présence de Dieu. La brièveté de son évocation ne doit pas dissimuler la densité de cette figure au terme du développement sur la migration : la vision d’Isaac relève d’une pensée très construite qui permet à Philon d’atteindre une nouvelle étape, qui est la vision de Dieu comme la fin véritable de la route.

Notes
583.

Nous traduisons.