1) Les caractères généraux du développement

Le premier trait caractéristique de ce passage est son insertion étroite dans la trame du développement de Philon. Le thème de la présence de Dieu est rappelé dès le début du paragraphe 31, avec l’expression παρόντος θεοῦ (« Dieu étant présent »), qui constitue une paraphrase du verset que commente Philon : “ἔσομαι μετὰ σοῦ” : « je serai avec toi ». Philon parle ensuite des « soins », « peines » et « exercices » qui « trouvent le repos » (μελέται μὲν καὶ πόνοι καὶἀσκήσεις ἡσυχάζουσιν), ce qui constitue un écho direct de l’introduction de la figure de Jacob, en tant que lutteur qui doit cesser ses activités, comme cela lui a été affirmé à deux reprises déjà dans le développement de Philon : κατάλυσον δὲἤδη τὸ φιλόνεικον, ἵνα μὴ πάντοτε πονῇς, ἀλλὰ καὶ τῶν πονηθέντων ἀπόνασθαι δυνηθῇς (« renonce à ton amour de la victoire, afin de ne pas être perpétuellement dans l’effort, mais pour que tu puisses également profiter des efforts accomplis » ; § 27), puis ἐξ ἀνάγκης ἀποθήσῃ τὸν πόνον (« tu éloigneras nécessairement de toi l’effort » ; § 30). « Les peines et les exercices » reprennent clairement la figure de Jacob.

Celui-ci a cependant disparu en tant que tel, et le premier paragraphe ne donne pas à voir de sujet humain déterminé, autrement que dans le pronom indéfini πᾶσιν (« pour tous »). En revanche, un sujet apparaît au paragraphe 32 : l’intellect (ὁ νοῦς). Déjà utilisé pour caractériser sur un plan allégorique la figure d’Abraham, il constitue ici une forme de synthèse des trois patriarches : Abraham, qui appartient au lemme scripturaire initial, Jacob dont l’histoire a amené ce développement, et Isaac qui est précisément la figure de celui qui vit au milieu de cette abondance de biens. Au terme de la migration, les trois personnages se fondent dans la seule évocation de la vie de l’intellect, qu’ils figurent de façons différentes mais convergentes. Quant au troisième paragraphe, il convoque non pas l’intellect, principe directeur, mais l’âme (ἡ ψυχή) comme un principe vital capable de donner naissance à des réalités nouvelles. Ce n’est pas une nouvelle instance, mais un regard sur la vie de l’âme envisagée d’un regard plus large. La mention de l’âme renvoie du reste également au « peuple de l’âme » (τῆς ψυχῆς τὸν λεών) qu’est le peuple hébreu.

Du point de vue de l’exégèse du verset auquel s’attache Philon, nous pouvons enfin constater que l’interprétation proprement dite de la promesse divine d’être avec Jacob a déjà largement été amorcée dans le paragraphe 30, afin d’orienter la compréhension du membre de verset qui y est rappelé et que Philon commente désormais pour lui-même, afin de rendre compte du terme de la migration. Comme nous l’avions annoncé, l’image de la pluie déjà introduite juste avant la reprise du verset scripturaire est utilisée de nouveau à deux reprises, avec la mention des « biens qui pleuvent et se déversent sans discontinuer » (τῶν ὑομένων καὶἀδιαστάτως ἐπομβρούντων ; § 32), puis celle des dons que Dieu « fait tomber comme la neige » (ἐπινίφων ; § 33).

L’intérêt essentiel de ce passage dans le cadre plus général du développement est de jouer sur un renversement entre la situation initiale de Jacob – laquelle constitue à certains égards une reprise de celle d’Abraham, puisque ce dernier aussi doit lutter, ainsi qu’une variante de l’Exode – et celle qui lui est annoncée et dont Isaac constitue une réalisation concrète. Les trois paragraphes sont organisés autour de trois oppositions entre les efforts pour réaliser quelque chose et la facilité et la perfection des biens donnés par Dieu. La fin de la migration est d’un autre ordre que la migration elle-même : elle en constitue un renversement. Les « efforts » (πόνοι) et l’ « art » (τέχνης) laissent la place au « repos » (ἡσυχάζουσιν) et à la « nature » (φύσεως) ; les « intentions propres » (τὰς ἰδίας ἐπιβολάς) de l’intellect, ses activités « volontaires » (ἑκουσίων) s’opposent à une abondance de « biens spontanés » (αὐτοματιζομένων ἀγαθῶν) ; les réalités « avortées et prématurées » (ἀμβλωθρίδια, ἠλιτόμηνα) auxquelles l’âme « donne naissance avec peine » (ὠδίνῃ) sont bien éloignées des biens « parfaits, complets, et les meilleurs de tous » (τέλεια καὶὁλόκληρα καὶ πάντων ἄριστα) engendrés par Dieu. Dans tous les cas, les vrais biens sont ceux qui sont donnés par Dieu, sans effort.