2) Les références à la philosophie et à la culture grecque

Ce premier aperçu du développement doit cependant être largement approfondi pour en montrer d’une part les implications philosophiques et plus largement grecques, et d’autre part le poids scripturaire. Nous l’avons suggéré : Philon joue vraisemblablement dans ce passage sur la question des véritables biens et du bien souverain. Certes, le terme τέλος ne figure pas directement, mais deux termes de la même famille y apparaissent : les biens parfaits (τέλεια) engendrés par Dieu, et surtout la présentation de Dieu comme τελεσφόρος, c’est-à-dire comme « celui qui mène les choses à leur perfection ». La particularité de cette perfection est de ne pas résulter des efforts propres de l’intellect, de ne pas naître en l’âme par les efforts spécifiques de celle-ci. Le terme d’ « intentions propres » (τὰς ἰδίας ἐπιβολάς) de l’intellect, qui désigne l’application de l’intellect à quelque chose, ou son point de vue sur une réalité, peut aussi chez les Stoïciens renvoyer à une forme d’ « impulsion » 584. Combiné à la notion d’ « opérations volontaires » (ἐνεργειῶν[…] τῶν ἑκουσίων), ce mot montre à quel point le souverain bien ne saurait être atteint par les forces propres de l’intellect humain. Ce n’est pas la vertu personnelle seule qui détermine la récompense obtenue et l’atteinte des biens véritables. Il ne s’agit certes pas pour Philon de dire que la vertu n’a rien à voir : il a rappelé que Jacob constituait un « athlète accompli » (ἀθλητὴς τέλειος), de même qu’Abraham doit savoir lutter contre les passions pour les dominer. L’intérêt majeur de l’introduction de la figure de Jacob à cet égard, dans un développement sur la migration, est de montrer la relation entre les efforts constants, dont il est la figure exemplaire, et la récompense que Dieu seul accorde.

La différence entre les deux manières dont les biens parfaits sont produits est formulée par Philon dans les termes d’une opposition entre « art » (τέχνη), c’est-à-dire tout ce qui renvoie à une activité humaine de création ou de transformation, et « nature » (φύσις), c’est-à-dire tout ce qui a déjà un ordre et un mouvement propres sans intervention humaine. C’est une opposition classique, dont on rencontre quelques occurrences notamment chez Platon, pour désigner les deux modes de constitution des réalités (ἢϕύσει ἢ τέχνῃἢἀμϕοτέροις : « ou par la nature, ou par l’art, ou par les deux » ; Resp., 381 b 1). La distinction entre nature et art peut s’accompagner d’une référence au hasard. C’est le cas dans les Lois, lorsque l’Athénien présente le discours des impies : « il est manifeste, déclarent-ils, que les créations les plus grandes et les plus belles sont œuvres de la nature et du hasard, et que les plus petites sont œuvres de l’art » (῎Εοικε, ϕασίν, τὰ μὲν μέγιστα αὐτῶν καὶ κάλλιστα ἀπεργάζεσθαι ϕύσιν καὶ τύχην, τὰ δὲ σμικρότερα τέχνην ; Lg., 889 a 4-5 585). Il pourrait y avoir une semblable différence de valeur chez Philon entre la nature et l’art, si de son côté la nature, loin d’être un « hasard », une nécessité aveugle, ne se voyait attribuer une « providence » (προμηθείᾳ). Les œuvres de la nature sont meilleures, mais parce que celle-ci est l’expression de la providence divine, le terme φύσις renvoyant du reste chez Philon aussi bien à la nature des choses qu’à Dieu lui-même, comme nous l’avons déjà signalé en rappelant les analyses de Valentin Nikiprowetzky 586.

Philon se rapproche surtout du Platon qui décrit dans le Politique l’âge d’or, époque où la nature fournissait spontanément des biens aux hommes sans recours à aucune technique. L’étranger d’Élée, rappelant ce qu’était cette période, parle de « l’ordre des choses […] où tout naissait de soi-même pour l’usage des hommes » (περὶ τοῦ πάντα αὐτόματα γίγνεσθαι τοῖς ἀνθρώποις ; Pol., 271 d 1), avant d’ajouter un peu plus loin : καρποὺς δὲ ἀφθόνους ἀπό τε δένδρων καὶ πολλῆς ὕλης ἀλλης, οὐχ ὑπὸ γεωργίας φυομένους, ἀλλ’ αὐτομάτης ἀναδιδούσης τῆς γῆς(« ils avaient à profusion les fruits des arbres et de toute une végétation généreuse, et les récoltaient sans culture sur une terre qui les leur offrait d’elle-même» ; Pol., 272 a 3-5 587). Sans qu’il soit besoin d’une technique, l’agriculture (ὑπὸ γεωργίας), la terre produit des biens « d’elle-même », « de façon spontanée » (αὐτομάτης), là où Philon parle de façon semblable de « biens spontanés » (αὐτοματιζομένων ἀγαθῶν). De ce point de vue, à l’intérieur d’une tradition philosophique et plus largement mythologique, le vocabulaire de Philon peut évoquer cet âge d’or. Toutefois, il ne s’agit pas pour lui de désigner un retour concret à cet âge, mais de s’en servir comme d’une figure qui permet d’exprimer la vie bienheureuse que l’âme est appelée à vivre en présence de Dieu, dans une vie intelligible et non pas dans la vie sensible des premiers hommes. Nous allons voir que cette perspective n’est pas pour autant seulement philosophique ou mythologique, mais peut s’appuyer sur des données scripturaires.

Il faut encore faire mention d’un dernier élément qui peut être rattaché à une origine grecque, en l’occurrence mythologique : la mention des « grâces » (χάριτες). Elles apparaissent ici personnifiées, comme « les filles vierges du père » (τῶν παρθένων αὐτοῦ θυγατέρων), d’une façon similaire à ce qu’elles sont auprès de Zeus. Néanmoins, on peut remarquer avec P. Bonnetain qu’elles « sont moins les créations poétiques de la mythologie populaire que les divinités abstraites de la mythologie stoïcienne. Au fond les Grâces de Philon ne sont pas autre chose que les bienfaits de Dieu envers les hommes ou plutôt les sentiments d’où procèdent en Dieu ces bienfaits. Comme les Χάριτες grecques sont les filles vierges de Zeus, ainsi les Grâces de Philon sont les filles vierges du Dieu suprême, principe et source de toute grâce » 588. L’origine de ces figures ne serait donc pas pure mythologie, mais la reprise d’une relecture stoïcienne de la mythologie. Quoi qu’il en soit, Philon témoigne du même passage d’une réalité concrète à une personnification, qui permet d’en faire non pas seulement un contenu, mais un principe actif en Dieu, de façon semblable aux puissances divines. De ce point de vue, Philon paraît ne pas hésiter à reprendre une forme d’allégorie philosophique déjà présente antérieurement pour étoffer son propre développement.

Cette adoption n’est pas ponctuelle, comme le montre le De fuga et inventione. Philon y écrit de Dieu qu’il « avance en personne, par sa nature compatissante, accompagné de ses grâces vierges, et se montre lui-même à ceux qui désirent le voir » (προϋπαντῶντος διὰ τὴν ἵλεω φύσιν ἑαυτοῦ ταῖς παρθένοις χάρισι καὶἐπιδεικνυμένου ἑαυτὸν τοῖς γλιχομένοις ἰδεῖν ; Fug., 141). Il est intéressant de noter que le contexte est exactement le même, puisque Philon commente la déclaration de Dieu à Moïse : Ἔσομαι μετὰ σοῦ (« Je serai avec toi » ; Ex 3, 12), identique à celle qu’il est précisément en train d’étudier à propos de Jacob et d’Isaac. Dans les deux cas, Philon associe la présence de Dieu, conçue comme un bienfait, à la dispensation de ses grâces ainsi qu’à une nature favorable. Les grâces paraissent ainsi jouer l’équivalent du rôle des puissances que nous avons rencontrées dans le De Abrahamo comme dans les Quaestiones, c’est-à-dire une forme de personnification d’attributs divins essentiels.

Rappelons encore que dans le De Abrahamo, Abraham, Isaac et Jacob, qui sont « selon la lettre, des hommes » (λόγῳ μὲνἀνδρῶν), mais « en réalité, des vertus » (ἔργῳ δέ[…]ἀρετῶν), peuvent aussi être qualifiés de grâces « ou bien par le fait que Dieu fait grâce à notre race de trois puissances pour le perfectionnement de notre vie, ou bien dans la mesure où elles-mêmes s’offrent à l’âme rationnelle, don parfait et le plus beau » (ἢ τῷ κεχαρίσθαι τὸν θεὸν τῷἡμετέρῳ γένει τὰς τρεῖς δυνάμεις πρὸς τελειότητα τοῦ βίου ἢ παρόσον αὗται δεδώρηνται ψυχῇ λογικῇἑαυτάς, δώρημα τέλειον καὶ κάλλιστον ; Abr., 54). Philon ne procède sans doute pas ici à cette identification directe, puisque son exégèse tend plutôt à mettre les trois patriarches face à Dieu et aux grâces qu’il accorde, mais il peut y avoir une volonté de sa part de faire correspondre ces grâces personnifiées, au nombre de trois chez les Grecs, aux trois figures des patriarches qui convergent ici : le fait qu’elles soient qualifiées de « filles de Dieu », ce qui est unique chez Philon, peut faire d’elles en quelque sorte le pendant des vertus propres aux patriarches, qui atteignent une terre paternelle où Dieu se donne lui-même en héritage. Ces deux triades se répondent selon un mouvement inverse, puisque les patriarches sont allégorisés pour faire voir des vertus, tandis que les grâces sont au contraire personnifiées. Il est ainsi question de part et d’autre d’une filiation et d’un progrès vers la vertu incorruptible (ἀδιαφθόρους καὶἀμιάντους ὁ γεννήσας πατὴρ κουροτροφεῖ).

Ces emprunts faits par Philon à la philosophie et la mythologie grecques sont donc intégrés en profondeur à sa pensée exégétique et permettent de la structurer et surtout de l’étoffer en donnant une vision plus riche de la vie divine à laquelle Jacob – ou Isaac, et plus largement Abraham, et tout le peuple hébreu – est appelé.

Notes
584.

C’est ce que montre un fragment attribué à Chrysippe par Stobée, qui met sur le même plan ὄρεξις, ὁρμή et ἐπιβολή : Λέγουσι δὲ μήτε παρὰ τὴν ὄρεξιν μήτε παρὰ τὴν ὁρμὴν μήτε παρὰ τὴν ἐπιβολὴν γίνεσθαί τι περὶ τὸν σπουδαῖον, διὰ τὸ μεθ’ ὑπεξαιρέσεως πάντα ποιεῖν τὰ τοιαῦτα καὶ μηδὲν αὐτῷ τῶν ἐναντιουμένων ἀπρόληπτον προσπίπτειν(« ils disent que l’homme de bien ne fait l’expérience de rien de contraire à son désir, à son impulsion ou à son dessein, du fait que dans chacun de ces cas il agit avec réserve et ne rencontre aucun obstacle qu’il n’ait anticipé » ; II, 155 et SVF III, 564 ; nous reprenons la traduction proposée dans Les philosophes hellénistiques, t. II, p. 533).

585.

Traduction d’A. Diès (CUF).

586.

V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 127-128.

587.

Traduction d’A. Diès (CUF).

588.

P. Bonnetain, article « Grâce », dans Dictionnaire de la Bible. Supplément, J. Briend et É. Cothenet (dir.), Paris, Letouzey et Ané, t. III, 1938, col. 928.