3) L’ancrage scripturaire

La dimension scripturaire de ce développement n’en est pas moins riche. Le premier élément a déjà été bien mis en valeur par Jacques Cazeaux 589 : il s’agit de l’image de la pluie pour exprimer la dispensation des bienfaits de Dieu. Le verbe ὕειν est employé dans le livre de l’Exode, comme nous l’avons vu, à propos de la manne : Ἰδοὺἐγὼὕω ὑμῖν ἄρτους ἐκ τοῦ οὐρανοῦ (« Voici que je fais pleuvoir pour vous des pains du ciel » ; Ex 16, 4). Dans le Deutéronome, ce sont les paroles de Moïse données au nom de Dieu qui tombent du ciel sous des formes très diverses : προσδοκάσθω ὡς ὑετὸς τὸἀπόφθεγμά μου, καὶ καταβήτω ὡς δρόσος τὰῥήματά μου, ὡσεὶὄμβρος ἐπ’ ἄγρωστιν καὶὡσεὶ νιφετὸς ἐπὶ χόρτον (« que soit attendue comme la pluie ma proclamation, et que descendent comme la rosée mes paroles ! comme l’ondée sur l’herbe sauvage, et comme la giboulée sur l’herbe sèche ! » ; Dt 32, 2).

Ces thèmes sont bel et bien présents chez Philon à plusieurs reprises, par exemple dans le Quod deus immutabilis sit : οἷς δʼ ὁ θεὸς ἐπινίφει καὶἐπομβρεῖ τὰς ἀγαθῶν πηγὰς ἄνωθεν (« ceux qui pour Dieu fait s’écouler d’en haut en neige et en pluie les sources des biens » ; Deus, 155) 590. Les éléments les plus significatifs rappelés par Jacques Cazeaux, concernant ce passage précis, sont ceux du De fuga et inventione et du De mutatione nominum. Dans le premier traité, Philon évoque ceux qui sont semblables à Isaac, lequel, « à peine né, a trouvé toute prête la sagesse d’en haut tombée du ciel en pluie » (γενόμενος δʼ εὐθὺς εὐτρεπισμένην εὗρε σοφίαν ἄνωθεν ὀμβρηθεῖσαν ἀπʼ οὐρανοῦ ; Fug., 166). Le participe aoriste passif εὐτρεπισμένην correspond précisément à l’expression qui précède de « biens disponibles et à portée de main » (τῶν ἑτοίμων καὶ κατὰ χειρὸς ἀγαθῶν ; § 30). Dans le deuxième traité, Philon évoque une pluie qui reprend des attributs d’Isaac : τί οὖν ἔτι θαυμάζεις, εἰ καὶἀρετὴν ἄπονον καὶἀταλαίπωρον ὁ θεὸς ὀμβρήσει μηδεμιᾶς δεομένην ἐπιστασίας, ἀλλʼ ἐξ ἀρχῆς ὁλόκληρον καὶ παντελῆ; (« Pourquoi donc t’étonnes-tu encore de ce que Dieu fera pleuvoir aussi une vertu qui ne nécessite ni effort ni douleur et n’a besoin d’aucun soin, mais est dès le début achevée et parfaite ? » ; Mutat., 258). Il s’agit bien de la même pluie, qui marque la fin de tout effort et le don généreux des grâces divines, et illustre la vertu propre d’Isaac, qui est avant tout marquée par son caractère inné.

Le deuxième élément important est la mention de l’ἄφεσις : de façon similaire au traitement apporté par Philon au nom des personnages scripturaires, qui renvoie à leur valeur allégorique plus qu’à une identité historique, Philon fait de ce terme le nom que l’on donne (καλεῖται), c’est-à-dire que l’Écriture donne, à une réalité préalablement évoquée, ici « la production des biens spontanés » (ἡ φορὰ τῶν αὐτοματιζομένων ἀγαθῶν). Le vocabulaire scripturaire est ainsi présenté comme un vocabulaire conceptuel, référant indirectement à une autre réalité, que l’exégèse est chargée de faire voir. Le terme d’ἄφεσις désigne une « relâche » essentiellement liée à l’année jubilaire 591. Deux dimensions principales caractérisent cette libération, dans le livre de l’Exode et surtout dans un passage du livre du Lévitique. La première est l’interruption du travail, dans une prescription qui concerne la terre : τῷ δὲἑβδόμῳἄφεσιν ποιήσεις καὶἀνήσεις αὐτήν (« mais la septième [année], tu feras relâche et tu la laisseras » ; Ex 23, 11). Le livre du Lévitique est plus explicite sur cette interruption de tout travail agricole : ἀφέσεως σημασία αὕτη, τὸἔτος τὸ πεντηκοστὸν ἐνιαυτὸς ἔσται ὑμῖν, οὐ σπερεῖτε οὐδὲἀμήσετε τὰ αὐτόματα ἀναβαίνοντα αὐτῆς καὶ οὐ τρυγήσετε τὰἡγιασμένα αὐτῆς, ὅτι ἀφέσεως σημασία ἐστίν, ἅγιον ἔσται ὑμῖν, ἀπὸ τῶν πεδίων φάγεσθε τὰ γενήματα αὐτῆς (« Ce signal de rémission, ce sera pour vous la cinquantième année, pour un an ; vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas la repousse spontanée de la terre, et vous ne vendangerez pas ses sanctifications » ; Lv 25, 11). Cet aspect correspond à l’arrêt de la lutte qui est demandé à Jacob : tout effort doit être interrompu.

La deuxième dimension de la relâche, présente dans plusieurs versets, correspond également de près à notre passage : καὶἁγιάσετε τὸἔτος τὸ πεντηκοστὸν ἐνιαυτὸν καὶ διαβοήσετε ἄφεσιν ἐπὶ τῆς γῆς πᾶσιν τοῖς κατοικοῦσιν αὐτήν, ἐνιαυτὸς ἀφέσεως σημασία αὕτη ἔσται ὑμῖν, καὶἀπελεύσεται εἷς ἕκαστος εἰς τὴν κτῆσιν αὐτοῦ, καὶἕκαστος εἰς τὴν πατρίδα αὐτοῦἀπελεύσεσθε (« et vous sanctifierez la cinquantième année pour un an et vous proclamerez la rémission sur le pays pour tous ceux qui l’habitent ; pour un an ce sera pour vous le signal de la rémission, et chacun rentrera dans sa possession, chacun d’entre vous vous rentrerez dans la terre de vos pères » ; Lv 25, 10). Dans le même passage, on lit encore : Ἐν τῷἔτει τῆς ἀφέσεως σημασίᾳ αὐτῆς ἐπανελεύσεται ἕκαστος εἰς τὴν κτῆσιν αὐτοῦ(« dans l’année de la rémission marquée par le signal, chacun rentrera dans sa possession » ; Lv 25, 13). Citons enfin : καὶἐξελεύσεται τῇἀφέσει καὶ τὰ τέκνα αὐτοῦ μετ’ αὐτοῦ καὶἀπελεύσεται εἰς τὴν γενεὰν αὐτοῦ, εἰς τὴν κατάσχεσιν τὴν πατρικὴν ἀποδραμεῖται (« et il sortira lors de la rémission et ses enfants avec lui, et il rentrera dans sa lignée, il retournera dans la propriété de ses pères » ; Lv 25, 41).

C’est le deuxième aspect de l’injonction adressé à Jacob : après avoir arrêté la lutte, il lui faut rentrer dans la terre de son père pour y recevoir son héritage. Philon croise donc ici l’évocation de l’année jubilaire avec l’histoire de Jacob. Ce rapprochement peut être élargi à l’Exode, puisque la suite immédiate du dernier verset que nous avons cité stipule : διότι οἰκέται μού εἰσιν οὗτοι, οὓς ἐξήγαγον ἐκ γῆς Αἰγύπτου, οὐ πραθήσεται ἐν πράσει οἰκέτου, οὐ κατατενεῖς αὐτὸν ἐν τῷ μόχθῳ καὶ φοβηθήσῃ κύριον τὸν θεόν σου (« parce qu’ils sont mes domestiques ceux que j’ai fait sortir du pays d’Égypte, il ne sera pas vendu comme on vend un domestique ; tu ne le contraindras pas au surmenage par tourment et tu auras la crainte du Seigneur ton Dieu » ; Lv 25, 42-43). La « relâche » concerne ceux que Dieu a fait sortir d’Égypte : la première libération est le fondement de la seconde. L’arrêt des peines de Jacob, de ce qui pourrait être un « surmenage », peut donc venir en écho de l’Exode évoqué précédemment par Philon : la sortie du peuple hébreu hors d’Égypte est rappelée par l’arrêt des efforts et le retour de chacun sur sa terre prescrit par Dieu lors des années jubilaires.

Philon ajoute également un troisième fil, qu’il présente comme l’élément essentiel : « la production des biens spontanés » (ἡ φορὰ τῶν αὐτοματιζομένων ἀγαθῶν ; § 32). Or celle-ci n’est pas explicitement présente dans les prescriptions sur l’année jubilaire, si ce n’est peut-être dans ce verset : ὅτι ἀφέσεως σημασία ἐστίν, ἅγιον ἔσται ὑμῖν, ἀπὸ τῶν πεδίων φάγεσθε τὰ γενήματα αὐτῆς (« parce qu’il y a signal de rémission, c’est pour vous chose sainte, vous mangerez de ses produits pris dans la campagne » ; Lv 25, 12). Il n’y est cependant pas question de façon aussi tranchée des biens que Dieu donne à profusion depuis le ciel, en pluie. Le lien qui est le plus évident, celui qui unit l’histoire de Jacob et l’année jubilaire, est donc mis au second plan, pour mettre en valeur, sous le signe d’une équivalence présentée comme évidente (καλεῖται : « on appelle ; § 32) la relation entre la cessation des efforts et les grâces que Dieu accorde. Il faut vraisemblablement y voir le signe d’une réflexion de la part de Philon sur le sens de l’année jubilaire qui dépasse la simple lettre des versets qui la prescrivent, mais remonte à ce dont l’année jubilaire est le signe.

En l’occurrence, les prescriptions sur l’année jubilaire découlent de la prescription fondamentale sur le repos du septième jour, qualifié par ailleurs d’ἀνάπαυσις, c’est-à-dire « repos », « cessation d’activité » (Ex 16, 23), terme qui peut être rapproché de la notion de « relâche ». Le sens du sabbat est expliqué dans le livre de l’Exode en ces termes : μνήσθητι τὴν ἡμέραν τῶν σαββάτων ἁγιάζειν αὐτήν. Ἓξ ἡμέρας ἐργᾷ καὶ ποιήσεις πάντα τὰἔργα σου, τῇ δὲἡμέρᾳ τῇἑβδόμῃ σάββατα κυρίῳ τῷ θεῷ σου, οὐ ποιήσεις ἐν αὐτῇ πᾶν ἔργον (« rappelle-toi le jour du sabbat, pour le sanctifier ; durant six jours tu travailleras et tu feras tous tes travaux ; mais le septième jour, c’est sabbat pour le Seigneur ton Dieu ; tu ne feras en ce jour-là aucun travail » ; Ex 20, 8-10).

L’interruption des travaux ne signifie pas pour autant absence de toute activité, comme l’explique clairement un passage du De specialibus legibus : προστάξας μέντοι μὴ διαπονεῖν τοῖς σώμασι κατὰ τὰς ἑβδόμας ἐφῆκε τὰς ἀμείνους πράξεις ἐπιτελεῖν· αὗται δʼ εἰσὶν αἱ διὰ λόγων καὶ δογμάτων τῶν κατʼ ἀρετήν· προτρέπει γὰρ φιλοσοφεῖν τότε βελτιοῦντας τὴν ψυχὴν καὶ τὸν ἡγεμόνα νοῦν (« ayant prescrit aux corps de ne pas se donner de peine les septièmes jours, il permet d’accomplir les meilleures actions : ce sont les actions des paroles et des enseignements qui se font selon la vertu. Il exhorte en effet à philosopher en s’améliorant alors en son âme et en son intellect directeur » ; Spec. II, 61). Philon évoque alors les « enseignements de prudence, de tempérance, de courage, de justice et des autres vertus » (διδασκαλεῖα φρονήσεως καὶ σωφροσύνης καὶἀνδρείας καὶδικαιοσύνης καὶ τῶν ἄλλων ἀρετῶν ; Spec. II, 62) qui sont donnés en ce jour, et opère une distinction entre la vie du corps et la vie de l’âme, dont le repos et l’activité respectifs se succèdent en alternance, ἵνα […] οἱἄριστοι τῶν βίων, ὅ τε θεωρητικὸς καὶὁ πρακτικός, ἀμείβωσιν ἀντιπαραχωροῦντες ἀλλήλοις, ὁ μὲν πρακτικὸς λαχὼν ἑξάδα κατὰ τὴν τοῦ σώματος ὑπηρεσίαν, ὁ δὲ θεωρητικὸς ἑβδομάδα πρὸς ἐπιστήμην καὶ τελειότητα διανοίας (« afin que les meilleures des vies, la vie contemplative et la vie active, se succèdent en cédant la place l’une à l’autre, la vie pratique recevant l’hexade selon le service du corps, et la vie contemplative l’hebdomade pour la science et le perfectionnement de l’intelligence » ; Spec. II, 64). Il précise d’ailleurs dans la suite du traité que le premier don accordé par Dieu à Abraham, en l’enjoignant d’effectuer une migration, c’est « l’espoir d’une vie contemplative » (θεωρητικοῦ τε ἐλπὶς βίου ; § 70).

La « libération » doit donc être comprise de deux manières opposées, d’une façon habituelle chez Philon, selon que l’on parle du corps ou de l’âme : la « libération » du corps, des efforts et des peines, marque au contraire l’entrée dans la véritable activité de l’âme, qui peut se laisser enseigner toutes les vertus. La distinction opérée par Philon dans ce passage est toutefois élevée un degré plus haut, puisqu’il évoque même une libération de l’intellect de ses propres opérations (ὁ νοῦς ἀφεῖται τῶν κατὰ τὰς ἰδίας ἐπιβολὰς ἐνεργειῶν ; § 32), ou le travail imparfait d’enfantement de l’âme (Ὧν μὲν γὰρ ἂν ὠδίνῃ διʼ ἑαυτῆς ἡ ψυχή, τὰ πολλὰἀμβλωθρίδια, ἠλιτόμηνα ; § 33). La véritable libération ne consiste donc pas en un remplacement des activités du corps par celles de l’esprit, mais en un remplacement de toute activité humaine reposant sur ses propres forces par un abandon à la grâce divine. Selon les lois d’une analogie que nous avons déjà rencontrée, la relation entre l’intellect et le corps est l’image d’une relation plus fondamentale entre Dieu et l’intellect humain. De même que l’activité seule du corps ne suffit pas à atteindre la vertu de la vie contemplative, la vie contemplative volontaire est insuffisante au regard de la vie contemplative qui se réalise dans une pleine ouverture de l’esprit aux dons des grâces divines qui seules sont achevées et parfaites.

Un dernier élément éclairant l’exégèse de ce passage peut être ajouté. Évoquant les activités spirituelles, Philon identifie comme nous venons de le rappeler deux acteurs, l’intellect (ὁ νοῦς ; § 32) et l’âme (ἡ ψυχή ; § 33). Il peut y avoir une volonté chez lui de présenter la même réalité selon plusieurs aspects, avec un souci de variation. Il semble néanmoins possible également de préciser le choix de ces deux instances et de la manière spécifique dont Philon présente l’activité de chacune d’elle. Philon donne à voir un acteur masculin, caractérisé par des « activités volontaires » (ἐνεργειῶν[…] τῶν ἑκουσίων) mais qui a été libéré de celles-ci (ἠλευθέρωται διὰ τὴν πληθὺν τῶν ὑομένων καὶἀδιαστάτως ἐπομβρούντων), et un acteur féminin, qui « donne naissance », ou plus précisément « accouche » (ὠδίνῃ) de réalités imparfaites. Ce couple apparaît comme un écho du premier couple, après la chute. Leur faute conduit en effet à une punition spécifique accordée à chacun d’eux par Dieu. À l’homme, il annonce :

‘Ὅτι ἤκουσας τῆς φωνῆς τῆς γυναικός σου καὶἔφαγες ἀπὸ τοῦ ξύλου, οὗἐνετειλάμην σοι τούτου μόνου μὴ φαγεῖν ἀπ’ αὐτοῦ, ἐπικατάρατος ἡ γῆἐν τοῖς ἔργοις σου, ἐν λύπαις φάγῃ αὐτὴν πάσας τὰς ἡμέρας τῆς ζωῆς σου, ἀκάνθας καὶ τριβόλους ἀνατελεῖ σοι, καὶ φάγῃ τὸν χόρτον τοῦἀγροῦ. Ἐν ἱδρῶτι τοῦ προσώπου σου φάγῃ τὸν ἄρτον σου ἕως τοῦἀποστρέψαι σε εἰς τὴν γῆν, ἐξ ἧς ἐλήμφθης, ὅτι γῆ εἶ καὶ εἰς γῆν ἀπελεύσῃ(« “Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé du seul arbre dont je t’ai ordonné de ne pas manger, maudite soit la terre en tes travaux. Dans les douleurs tu la mangeras tous les jours de ta vie. Elle fera lever pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ta face tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été pris, parce que tu es terre et que tu t’en iras dans la terre” » ; Gn 3, 17-19).’

À la femme, Dieu dit notamment : Πληθύνων πληθυνῶ τὰς λύπας σου καὶ τὸν στεναγμόν σου, ἐν λύπαις τέξῃ τέκνα (« “Je multiplierai et multiplierai encore tes souffrances et tes gémissements ; dans les souffrances tu enfanteras tes enfants” » ; Gn 3, 16).

La punition de l’homme est liée au travail de la terre qui sera désormais une peine, tandis que celle de la femme est liée à ses accouchements douloureux. Philon n’emprunte pas au vocabulaire de ce passage, mais les similarités sont fortes, et il emploie le même type de vocabulaire pour faire précisément référence à ces versets dans le De opificio mundi : pour la femme, il emploie le terme d’accouchements (ἐν ὠδῖσι ; Opif., 167), auquel correspond le verbe ὠδίνω dans notre passage, tandis que pour l’homme il emploie le termes de πόνους (« peines » ; ibid.). Cette référence à la situation du premier couple ne doit pas être conçue comme une reprise directe : il n’est pas dit que l’âme accouche dans la douleur, mais que la plupart des réalités qu’elle enfante sont imparfaites. Philon n’en joue pas moins sur un écho de cet épisode qui permet de suggérer que le véritable repos accordé par Dieu est un retour à la condition originelle du premier homme. Nous avons vu que la qualité d’autodidacte d’Isaac reprenait une qualité du premier Adam, de l’homme intelligible, « celui qui a été engendré selon l’image et la ressemblance [de Dieu] » (τῷ κατʼ εἰκόνα καὶ κατὰ τὴν ἰδέαν γεγονότι ; Leg. I, 92). Il semble bien que Philon suggère que la vie contemplative proposée par Dieu à l’intellect, à travers la convergence des figures d’Abraham, Isaac et Jacob, est le retour à la vie contemplative parfaite de l’homme dans le dessein initial de Dieu. Les deux emplois du verbe γεννάω (ὁ γεννήσας πατήρ, § 31 ; γεννᾶται, § 33) peuvent renvoyer semblablement à l’action créatrice première de Dieu : plus précisément, le verbe désigne dans l’Écriture un engendrement humain (Gn 4, 18 ; 5, 3-32, ; etc.) et n’apparaît pas à propos de la création du monde ni de l’homme. Il semble que Philon croise ici la notion de création avec celle de filiation : Dieu se fait père des grâces, père de tous les bienfaits accordés aux hommes, dans un contexte où Jacob doit venir recevoir l’héritage de son père, héritage qui est Dieu lui-même. Peut-être Philon veut-il donc évoquer le rétablissement d’une filiation entre Dieu et l’intellect humain.

Le but assigné à la migration d’Abraham, la cessation des efforts demandés à Jacob, la vertu innée d’Isaac, en tant que fins, dessinent en même temps le chemin d’un retour à l’origine, ou plus spécifiquement au jardin d’Éden, puisque auparavant « Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre » (οὐ γὰρ ἔβρεξεν ὁ θεὸς ἐπὶ τὴν γῆν ; Gn 2, 5). Philon a commencé à faire basculer l’exégèse de la migration de son départ vers sa fin, à savoir la terre indiquée dans la suite du lemme : εἰς τὴν γῆν, ἥν σοι δείξω (« vers la terre que je te montrerai » ; Gn 12, 1). Dès l’évocation de la séparation entre Abraham et Lot celle-ci était présente, de façon implicite (§ 13). Elle est maintenant commentée de façon plus directe, du fait de l’apparition du terme dans l’ordre donné à Jacob : “ἀποστρέφου εἰς τὴν γῆν τοῦπατρός σου καὶ εἰς τὴν γενεάν σου, καὶἔσομαι μετὰ σοῦ” (« retourne vers la terre de ton père et vers ta famille, et je serai avec toi » ; Gn 31, 3). Ce retour en arrière, pour Jacob, est la figure d’un retour en arrière pour l’intellect humain lui-même, l’inversion de l’exil hors d’Éden, le rétablissement dans la perfection originelle par grâce divine et obéissance aux préceptes donnés à Abraham, Jacob et au peuple hébreu. Dès le premier temps du traité, qui commente l’ordre du départ, la fin est donc déjà indiquée et développée, raison pour laquelle, peut-être, Philon peut se permettre d’éluder la mention de la première installation d’Abraham dans la terre de Canaan : elle n’est pas la véritable installation, définitive, de l’intellect dans la vie contemplative qui lui revient en propre, laquelle cependant peut déjà être reconnue comme la fin authentique de la migration.

Notes
589.

De migratione Abrahami (OPA), p. 114, n. 1.

590.

Voir également Migr., 101 (τὸννοητὸνκαὶοὐράνιονὑετόν : « pluie intelligible et céleste ») ; Plant., 93 pour une association entreles grâces et la pluie (χάριτας […] ὀμβρούσας) ; etc.

591.

La Bible des Septante. Le Pentateuque d’Alexandrie, op. cit., p. 897-899.