D. Philon (Migr., 34-35)

Le récit que fait Philon est très clairement organisé en deux temps, exposant deux situations opposées : un effort vain puis une expérience d’inspiration soudaine. Ces deux moments sont décrits en des termes qui, une fois encore, empruntent aussi bien à des références philosophiques qu’au langage de l’Écriture. Il ne s’agit pas d’une simple parenthèse ou d’un aparté dans le traité : la description de cette expérience est dans la continuité immédiate du développement sur les grâces divines et l’impuissance de l’intellect humain, et elle se conclut sur le thème de la vision, avec le terme δείξεως qui est une reprise du verbe du lemme scripturaire (δείξω ; Gn 12, 1) ainsi qu’un mot crochet sur lequel s’appuie Philon pour débuter la suite de son développement, qui s’ouvre par le participe substantivé (τὸ δεικνύμενον ; § 36).

Ces deux paragraphes sont particulièrement importants dans la perspective d’une enquête sur les enjeux herméneutiques de la démarche de Philon, dans la mesure où celui-ci intègre, dans la chaîne des figures scripturaires qu’il étudie et fait converger vers une figure unifiée du sage, une expérience concrète, la sienne propre. Si son exégèse permet de mettre en relation différents exemples, de les unifier dans la contemplation d’une unique fin qui est en même temps un retour au dessein originel de la création de l’univers et de l’homme, cette démarche ne se limite pas à l’univers propre de l’Écriture mais reçoit une vérification concrète dans une expérience personnelle, qui vient étayer l’exégèse en même temps qu’elle est éclairée par elle. La portée herméneutique de cette réflexion est importante : elle apporte un éclairage sur la manière dont Philon considère que son exégèse peut effectivement s’appliquer à une situation concrète, donc sur sa véritable finalité.

Or, ces paragraphes marquent l’insistance toute particulière de Philon sur l’intellect, qui constitue le véritable pivot de son entreprise. Tout repose en définitive sur lui, aussi bien pour l’interprétation proprement dite de l’Écriture que pour lui donner une actualisation : de même que les différentes figures de patriarches peuvent être fusionnées en une représentation unifiée de l’intellect, c’est par la vie de son intellect que Philon entre personnellement en contact avec le sens de l’Écriture et peut lui-même se prendre comme exemple de la justesse de son interprétation. Nous verrons que c’est à la fois l’apport essentiel de Philon et le problème majeur de sa démarche exégétique.

‘[34] Τὸἐμαυτοῦ πάθος, ὃ μυριάκις παθὼν οἶδα, διηγούμενος οὐκ αἰσχύνομαι· βουληθεὶς ἔστιν ὅτε κατὰ τὴν συνήθη τῶν κατὰ φιλοσοφίαν δογμάτων γραφὴν ἐλθεῖν καὶἃ χρὴ συνθεῖναι ἀκριβῶς εἰδώς, ἄγονον καὶ στεῖραν εὑρὼν τὴν διάνοιαν ἄπρακτος ἀπηλλάγην, τὴν μὲν κακίσας τῆς οἰήσεως, τὸ δὲ τοῦὄντος κράτος καταπλαγείς, παρʼ ὃν τὰς τῆς ψυχῆς ἀνοίγνυσθαί τε καὶ συγκλείεσθαι μήτρας συμβέβηκεν. [35] Ἔστι δὲὅτε κενὸς ἐλθὼν πλήρης ἐξαίφνης ἐγενόμην ἐπινιφομένων καὶ σπειρομένων ἄνωθεν ἀφανῶς τῶν ἐνθυμημάτων, ὡς ὑπὸ κατοχῆς ἐνθέου κορυβαντιᾶν καὶ πάντα ἀγνοεῖν, τὸν τόπον, τοὺς παρόντας, ἐμαυτόν, τὰ λεγόμενα, τὰ γραφόμενα. Ἔσχον γὰρ ἑρμηνείαν, εὕρεσιν, φωτὸς ἀπόλαυσιν, ὀξυδερκεστάτην ὄψιν, ἐνάργειαν τῶν πραγμάτων ἀριδηλοτάτην, οἵα γένοιτʼ ἂν διʼ ὀφθαλμῶν ἐκ σαφεστάτης δείξεως.
[34] Mon expérience, que je connais pour l’avoir faite maintes fois, je n’ai pas honte de la raconter. Ayant parfois voulu avancer selon la rédaction habituelle des doctrines philosophiques, et sachant précisément ce qu’il fallait composer, j’ai trouvé mon intelligence inféconde et stérile et, privé de résultat, j’ai abandonné, reprochant d’un côté à mon intelligence son opinion incertaine, étant frappé de l’autre par la puissance de l’Être, par qui il se fait que les matrices de l’âme sont ouvertes et sont fermées. [35] Mais parfois, arrivant vide, je me suis retrouvé soudainement rempli des pensées qui tombaient comme neige, semées d’en haut, de façon invisible, au point d’être saisi d’une frénésie de corybante sous l’effet d’une possession divinement inspirée et de ne rien percevoir, le lieu, les personnes présentes, moi-même, ce que je lisais, ce que j’écrivais. J’eus le langage, les idées, la jouissance d’une lumière, une vue très perçante, une distinction très précise des réalités, telles qu’elles seraient par le biais des yeux si on les montrait de façon très claire.’