1) La situation de départ : un travail d’exégèse ?

Philon commence par mettre en place de façon très méthodique le cadre de son expérience, ou plutôt de ses expériences répétées.

Le premier terme important est le substantif πάθος, aussitôt redoublé par le participe aoriste παθών : ces deux mots renvoient à l’idée d’une expérience concrète, véritablement « éprouvée ». Philon annonce qu’il passe d’un discours sur les patriarches et sur Moïse, qui pourrait paraître abstrait, à un cas tout à fait concret, et qui plus est très courant (μυριάκις). La valeur de l’exégèse précédemment développée devient une réalité d’expérience, attestée par un phénomène, sinon banal, du moins fréquent. Il faut encore mentionner, pour caractériser la portée de ce récit, le contexte dans lequel il se déroule : βουληθεὶς ἔστιν ὅτε κατὰτὴν συνήθη τῶν κατὰ φιλοσοφίαν δογμάτων γραφὴν ἐλθεῖν (« ayant parfois voulu avancer selon la rédaction habituelle des doctrines philosophiques »). L’emploi de l’adjectif συνήθης situe la double expérience de Philon dans un contexte tout à fait ordinaire, qui ne laisse pas présager du caractère étonnant des deux situations opposées que Philon peut rencontrer à cette occasion : cette mention constitue donc un argument supplémentaire en faveur du caractère tout à fait concret de ce dont Philon témoigne. Il est plus délicat à première vue de qualifier précisément le travail de Philon. Il se livre manifestement à l’écriture (γραφήν), selon une méthode habituelle (συνήθη), de textes qui délivrent un enseignement (δογμάτων) à portée philosophique (κατὰ φιλοσοφίαν). Faut-il penser pour autant que Philon ferait référence à des traités strictement philosophiques, au sens technique du terme, tels que le De aeternitate mundi, par opposition aux traités d’exégèse ou aux traités historiques que comporte également son œuvre ?

Il ne faut pas perdre de vue que ce que Philon qualifie de « philosophique » 592, comme les doctrines qu’il étudie, échappe à une classification trop restrictive. Certes, le terme de δόγμα peut renvoyer chez lui à une doctrine philosophique au sens le plus technique du terme : ἀφʼ ἧς καὶ τὸ στωικὸν ἐβλάστησε δόγμα τὸ μόνον εἶναι τὸ καλὸν ἀγαθόν (« de laquelle a germé aussi la doctrine stoïcienne qui énonce que seule la beauté morale est bonne » ; Poster., 133). Cependant, le terme n’est pas réservé à de simples philosophes, puisque Philon peut aussi écrire : τὸ δὲ δόγμα τοῦτο Μωυσέως ἐστίν, οὐκ ἐμόν (« Et cela, c’est la doctrine de Moïse, non la mienne » ; Opif., 24-25), ou encore : εὖκαὶὁἩράκλειτος κατὰ τοῦτο Μωυσέως ἀκολουθήσας τῷ δόγματι, φησὶ γάρ· “ζῶμεν τὸν ἐκείνων θάνατον, τεθνήκαμεν δὲ τὸν ἐκείνων βίον” (« Héraclite a eu raison de suivre en ceci la doctrine de Moïse, quand il dit : ‘‘Nous vivons de leur mort, nous sommes morts à leur vie’’ » ; Leg. I, 108). Écrire sur des « doctrines philosophiques », cela peut vouloir dire étudier les doctrines philosophiques telles qu’elles se trouvent énoncées par Moïse, le véritable sage. Le terme de « philosophie » peut du reste recouvrir un usage large, puisqu’il s’applique aux Thérapeutes, ces « ascètes de la philosophie » (φιλοσοφίας ἀσκηταῖς ; Contempl., 69). Il n’y a donc pas de raison de penser que le travail d’écriture évoqué ici par Philon ne soit pas son travail d’exégète, par lequel il s’efforce de mettre en lumière le chemin vers la sagesse inscrit dans les Écritures, selon une démarche qui ne cesse de se référer à des doctrines philosophiques, comme nous l’avons maintes fois constaté 593.

Dans ce cas, il est particulièrement intéressant que le contexte de la double expérience de Philon soit celui de la recherche d’une compréhension et d’une exposition du sens de l’Écriture. Philon utilise comme attestation de ce qu’il énonce dans son exégèse, à propos d’Abraham, de Jacob et des grâces offertes par Dieu, une expérience qui est elle-même en prise directe sur son travail d’exposition du sens de l’Écriture, c’est-à-dire une expérience qui s’inscrit dans l’activité par laquelle il cherche à faire advenir une intelligence de l’Écriture et des figures scripturaires principales. C’est lorsqu’il s’attache à ces passages et à ces figures qu’il peut lui aussi expérimenter quelque chose de ce que l’Écriture lui découvre. Le travail intellectuel de Philon sur l’Écriture apparaît comme le lieu par excellence où peuvent se produire des expériences qui sont liées à celles que les patriarches eux-mêmes ont vécues : l’intellect particulier de Philon s’inscrit ainsi à son tour dans la vie de l’intellect en général, figurée par les patriarches. C’est sans doute la volonté de Philon d’insister sur la dimension intellectuelle de sa démarche, afin d’être au plus près du sens allégorique qu’il donne à l’Écriture, qui le conduit à présenter ses travaux comme des traités de philosophie.

Notes
592.

Rappelons que l’adjectif φιλοσοφικός n’est pas attesté avant le i er s. de notre ère, où il apparaît dans le corpus hermétique, et qu’il reste par la suite très rare. L’expression κατὰ φιλοσοφίαν peut donc être une simple périphrase pour signifier « philosophique ».

593.

Valentin Nikiprowetzky a du reste montré qu’en dehors d’emplois portant spécifiquement sur la philosophie grecque, le terme de φιλοσοφία chez Philon pouvait aussi renvoyer notamment, à l’exemple des Thérapeutes, à la pratique ou à l’étude de la législation mosaïque (Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 100-102).