2) Des efforts stériles

La situation de départ commune aux deux expériences opposées de Philon est encore caractérisée par un autre élément : il sait « précisément ce qu’il faut composer » (ἃ χρὴ συνθεῖναι ἀκριβῶς). Le verbe συντίθημι n’appartient pas à un vocabulaire rhétorique précis, mais il paraît ici pouvoir correspondre à la deuxième étape de la réalisation d’un discours : Philon sait quelles sont les idées qu’il doit « disposer », « placer ensemble », il a donc dépassé la première étape, celle de l’εὕρεσις, ou inventio, mais il lui faut trouver un ordre d’exposition (τάξις ou οἰκονομία, en latin dispositio) et l’expression adaptée, à savoir l’ἑρμηνεία (également désignée par les termes de φράσις, λέξις, ἀπαγγελια 594, en latin elocutio). La distinction de ces étapes est importante pour la compréhension de l’expérience d’inspiration divine que Philon décrit ensuite.

Dans le premier cas, toutefois, Philon rencontre une impossibilité à composer comme il le voudrait. Plusieurs éléments doivent être soulignés dans la description qu’il en donne. Le premier est la qualification de son intelligence comme « inféconde et stérile » (ἄγονον καὶ στεῖραν), à quoi s’ajoute l’expression de « matrices de l’âme » (τὰς τῆς ψυχῆς[…] μήτρας). Ces deux expressions ont une origine scripturaire directe. L’association des deux adjectifs ἄγονον καὶ στεῖραν se rencontre dans l’Exode : οὐκ ἔσται ἄγονος οὐδὲ στεῖρα ἐπὶ τῆς γῆς σου (« il n’y aura pas de personne inféconde ni stérile dans ton pays » ; Ex 23, 26), mais également dans le Deutéronome : οὐκ ἔσται ἐν ὑμῖν ἄγονος οὐδὲ στεῖρα (« il n’y aura chez vous ni mâle stérile ni femelle inféconde » ; Dt 7, 14). Dans les deux cas, il s’agit d’une promesse divine, ce qui correspond bien à l’affirmation de Philon selon laquelle c’est par « la puissance de l’Être » (τὸ τοῦὄντος κράτος), donc de Dieu, qu’il « se fait que les matrices de l’âme sont ouvertes et sont fermées » (τὰς τῆς ψυχῆς ἀνοίγνυσθαί τε καὶ συγκλείεσθαι μήτρας συμβέβηκεν). Cette confiance s’appuie également sur plusieurs passages scripturaires, dans livre de la Genèse. C’est Dieu, en effet, qui ouvre la matrice de Léia :Ἰδὼν δὲ κύριος ὅτι μισεῖται Λεια, ἤνοιξεν τὴν μήτραν αὐτῆς, Ραχηλ δὲἦν στεῖρα (« le Seigneur, voyant que Léia était détestée, ouvrit sa matrice. Mais Rachel était stérile » ; Gn 29, 31). C’est lui encore qui ouvre celle de Rachel : Ἐμνήσθη δὲὁ θεὸς τῆς Ραχηλ, καὶἐπήκουσεν αὐτῆς ὁ θεὸς καὶἀνέῳξεν αὐτῆς τὴν μήτραν (« or Dieu se souvint de Rachel et Dieu l’exauça et il ouvrit sa matrice » ; Gn 30, 22). C’est lui aussi qui peut décider de les fermer : ὅτι συγκλείων συνέκλεισεν κύριος ἔξωθεν πᾶσαν μήτραν ἐν τῷ οἴκῳ τοῦ Αβιμελεχ (« car le Seigneur avait complètement fermé sur l’extérieur toutes les matrices dans la maison d’Abimélekh, à cause de Sarah, la femme d’Abraham » ; Gn 20, 18). Le vocabulaire de Philon pour renvoyer aux matrices (μήτραι), et exprimer l’action de les ouvrir (ἀνοίγνυμι) comme de les fermer (συγκλείω) est exactement le même que dans les versets que nous avons cités.

Cette intelligence inféconde et stérile, caractérisée par des expressions scripturaires, est aussi associée à la notion d’οἴησις. Ce terme ne se trouve pas dans l’Écriture, mais a pu être emprunté à Platon, chez qui on le rencontre notamment dans le Phèdre (244 c 8), le Théétète (171 a 7) ou encore le Phédon (92 a 7), avec le sens d’opinion mal fondée. Cet emploi trouve encore un écho chez Plutarque, dans le traité sur les Moyens de distinguer le flatteur d’avec l’ami, où l’on trouve ce jugement : ἡ δ’ οἴησις ἐπισϕαλὴς καὶ δεομένη πολλῆς εὐλαβείας (« cette croyance est hasardeuse et appelle beaucoup de circonspection » ; 49 A 7 595). Ce terme est surtout très fréquent chez Philon (29 occurrences), qui en affirme nettement le caractère insuffisant, en particulier dans le De Cherubim. Parlant de la manière dont Adam se règle uniquement sur la sensation, figurée par Ève, pour former son jugement, il écrit : ἐγκύμων τε γίνεται καὶ εὐθὺς ὠδίνει καὶ τίκτει κακῶν ψυχῆς τὸ μέγιστον, οἴησιν (« elle tombe enceinte et aussitôt elle entre en travail et enfante le pire des maux de l’âme, l’opinion incertaine » ; Cher., 57). Cette opinion incertaine que Philon reproche à son intelligence, c’est une croyance trop rapidement constituée, à partir d’éléments qui ne relèvent pas d’un véritable savoir. Si le rapprochement avec le De Cherubim a un sens, l’intelligence de Philon ressemble à l’âme qui ne peut enfanter que des « réalités avortées ou prématurées » (§ 33), sa matrice restant en réalité fermée.

Philon croise donc un vocabulaire philosophique précis avec des images scripturaires, afin de pouvoir non seulement rendre compte de son expérience d’une façon suggestive, en montrant que Dieu en est la cause, mais encore inscrire cette expérience dans la suite de son développement sur le contraste entre les efforts humains et les grâces divines accordées en abondance en terre promise. Le cas de Philon est différent de celui de Jacob : alors que ce dernier est un lutteur exemplaire que Dieu décide de protéger des risques d’une contamination des passions en cas de lutte prolongée, Philon œuvre par moments de façon vaine. Il ne produit aucun résultat concret (ἄπρακτος) et abandonne de lui-même son entreprise (ἀπηλλάγην), alors que Jacob lutte victorieusement et ne se retire que sur l’ordre de Dieu. La situation de Philon correspond donc précisément au point d’aboutissement de son développement précédent, à savoir non pas la figure de Jacob elle-même, mais son dépassement par la figure d’Isaac, qui fait apparaître comme insuffisants tous les efforts que peut faire l’intellect par lui-même. L’expérience négative de Philon lui permet d’attester de ce qu’il revient à Dieu seul de dispenser ses grâces et que les capacités humaines demeurent fondamentalement insuffisantes. Cette vérité, présentée sous le signe de la plus grande généralité, est confirmée par des expériences concrètes répétées de l’insuffisance des ressources de l’intellect humain : ce qu’il prend pour une connaissance précise (ἀκριβῶς εἰδώς) s’avère être une simple « opinion incertaine » (οἴησις).

Notes
594.

Nous reprenons cette terminologie à Colson (Philo, IV, op. cit. p. 561).

595.

Traduction de J. Sirinelli (CUF).