3) Le don des grâces divines

L’autre versant des expériences de Philon, positives cette fois, confirme qu’il peut survenir des grâces divines en abondance sans que l’intellect y soit pour rien. Philon esquisse à peine le contexte du deuxième type d’expérience : Ἔστι δὲὅτε κενὸς ἐλθών (« mais parfois, arrivant vide »). Cette situation, à peine esquissée en quelques mots, contraste très nettement avec le point de départ précédent, longuement développé, lorsque Philon arrivait tout rempli d’une certitude qui s’avérait mal fondée. La structure est la même, avec l’emploi de la tournure ἔστιν ὅτε et d’un participe aoriste, ἐλθών répondant àβουληθείς, mais la description de la deuxième situation est réduite à la portion congrue, manifestant clairement, en plus de son sens explicite, l’absence totale de quelque intention que ce soit de la part de Philon. Le caractère soudain de la nouvelle expérience est marqué par l’intervention immédiate de l’adjectif πλήρης, qui précède même l’adverbe de temps ἐξαίφνης (« soudain ») : celui-ci ne permet donc que rétrospectivement d’articuler les deux moments radicalement différents que connaît Philon. Tout se passe comme si la transition temporelle par laquelle il passe d’un état à l’autre était effacée ou bien qu’elle n’était réellement appréhendée qu’après un sentiment premier de plénitude : ces deux éléments montrent une pure initiative divine qui échappe totalement à celui qui en reçoit les grâces.

La description de ces grâces reprend, elle aussi, le caractère double qu’avait l’évocation de l’absence de résultat de Philon : aux images scripturaires succèdent des références philosophiques, pour donner à cette expérience une double expression. Les premiers mots renvoient à la description de l’envoi des grâces divines développées dans les paragraphes 30 à 33. Le mouvement est le même : les grâces viennent à nouveau « d’en haut » (ἄνωθεν) et elles sont comparées à la neige (ἐπινιφομένων), avec le même verbe qu’au paragraphe 33 (ἐπινίφων). En revanche, l’image des « semailles » (σπειρομένων) constitue un élément nouveau, mais qui reste pris dans le même réseau d’images que celui que nous avons déjà relevé : si les grâces divines sont comme la pluie qui vient abreuver la terre, alors elle s’accompagne de la germination de nouvelles plantes. La spécificité de l’image, ici, est toutefois que la pluie comme les semences viennent d’en haut : l’intellect est une terre vide qui reçoit tout d’en haut. En plus des images scripturaires que nous avons déjà relevées, Philon pourrait faire allusion à une conception présente chez Isaïe : ὡς γὰρ ἐὰν καταβῇὑετὸς ἢ χιὼν ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καὶ οὐ μὴἀποστραφῇ, ἕως ἂν μεθύσῃ τὴν γῆν, καὶἐκτέκῃ καὶἐκβλαστήσῃ καὶ δῷ σπέρμα τῷ σπείροντι καὶἄρτον εἰς βρῶσιν, οὕτως ἔσται τὸῥῆμά μου (« En effet, comme lorsque descend du ciel la pluie ou la neige, et il est impossible qu’elle s’en retourne jusqu’à ce qu’elle ait abreuvé la terre, engendré, fait germer et donné la semence au semeur et le pain en nourriture, ainsi sera ma parole » ; Is 55, 10-11 596).

Cette pluie, toutefois, est invisible (ἀφανῶς) et immatérielle : elle est constituée de « pensées » (ἐνθυμημάτων) et nourrit l’intellect. Une fois encore, le référentiel dans lequel Philon se place demeure la vie intellectuelle : c’est l’intellect qui reçoit, avec ses pensées, sa nourriture propre, et les vrais fruits de son activité. Le passage par cette notation intellectuelle débouche sur un second type de vocabulaire, celui de la possession. Philon parle d’ « être saisi d’une frénésie de corybante sous l’effet d’une possession divinement inspirée » (ὑπὸ κατοχῆς ἐνθέου κορυβαντιᾶν). Le terme de κατοχή ne paraît pas attesté avec ce sens avant Philon, mais il se rencontre aussi, dans le même emploi, chez Plutarque, notamment dans le dialogue sur l’amour, à propos de la possession par Apollon (758 E 9) ou par Éros (761 E 8), ainsi que dans le traité Il est impossible de vivre agréablement selon Épicure : cette dernière occurrence est significative, dans la mesure où Plutarque explique que c’est saisi « d’une sorte de possession ou d’inspiration » qu’Archimède s’est exclamé « J’ai trouvé » (εὕρηκα) lors de sa découverte des lois physiques s’appliquant aux corps plongés dans un liquide (1094 C 2). Le contexte peut donc être rapproché de celui de Philon, un travail intellectuel qui progresse par inspiration soudaine.

Le verbe κατέχω est toutefois largement employé pour décrire une possession. Les exemples les plus proches du texte de Philon et donc les plus susceptibles de l’avoir influencé se trouvent chez Platon, dans le traité sur l’inspiration des poètes, l’Ion. On rencontre en effet dans le même passage deux tournures successives dont Philon paraît dépendre directement : la première est l’évocation des poètes comme ἔνθεοι ὄντες καὶ κατεχόμενοι (« étant divinement inspirés et possédés » ; Ion, 533 e 6-7), là où Philon parle d’une « possession divinement inspirée » (κατοχῆς ἐνθέου) ; dans la seconde, juste à la suite, il est dit des poètes qu’il sont « comme ceux qui sont saisis d’une frénésie de corybantes, perdant conscience » (ὥσπερ οἱ κορυβαντιῶντες οὐκ ἔμφρονες ὄντες ; Ion, 533 e 8-534 a 1). Or Philon poursuit immédiatement : κορυβαντιᾶν καὶ πάντα ἀγνοεῖν (« être saisi d’une frénésie de corybante et ne rien percevoir »). À l’idée d’une perte de conscience (οὐκ ἔμφρονες) répond de très près le fait de « perdre toute perception » (πάντα ἀγνοεῖν), ensuite développé par la mention du contexte que Philon ne perçoit plus. L’enchaînement des quatre termes importants de ce membre de phrase est donc très proche chez Platon et chez Philon, avec seulement une inversion de deux premiers termes chez ce dernier. Dans le cadre de son travail d’exégète, il se présente donc comme l’objet d’une possession semblable à celle des poètes grecs, selon un discours traditionnel qui ne cherche pas l’originalité 597.

L’intérêt essentiel de la démarche de Philon ne réside sans doute pas tant dans le vocabulaire qu’il emploie que dans le fait qu’il ne mentionne Dieu (du reste indirectement, à travers l’adjectif ἐνθέος) que dans cette dernière phrase largement inspirée de Platon. La première partie de sa description, nourrie d’un vocabulaire scripturaire, ne mentionne pas explicitement l’origine des pensées qui viennent à Philon. La simple paraphrase de Platon, dans un tel contexte, peut ainsi être une manière d’ordonner tout le vocabulaire traditionnel de la possession à l’action du seul véritable Dieu, puisque l’adjectif ἐνθέος, sous la plume de Philon, ne peut renvoyer qu’à lui, et non à Apollon ou un autre dieu du panthéon grec. La juxtaposition des deux registres, scripturaire et platonicien, peut donc constituer une façon d’assimiler ce dernier en l’intégrant à un discours sur le Dieu des Écritures.

C’est dans ce contexte où tout a disparu autour de lui, y compris le cœur de son travail, à savoir le texte qu’il lit et celui qu’il écrit (τὰ λεγόμενα, τὰ γραφόμενα), que Philon reçoit une inspiration dont le contenu précis est rendu pour nous obscur en raison d’un problème de texte. Celui que donnent les manuscrits, σχεδὸν γάρ ἑρμηνεύει εὕρεσιν, ne paraît pas satisfaisant, du point de vue du sens qu’il faudrait alors accorder à l’expression ἑρμηνεύειv εὕρεσιν (« exprimer l’invention »), et en raison de l’absence de sujet. Jacques Cazeaux 598 comme Roberto Radice 599 rétablissent « Dieu », tandis que René Cadiou 600 intègre au texte νοῦς, « l’intellect ».

La solution que nous avons adoptée est celle que propose Colson : ἔσχον γὰρἑρμηνείαν, εὕρεσιν, lui-même s’inspirant d’une proposition de Markland rapportée par Mangey : ἔσχον γὰρἑρμηνείας ῥεῦσιν (« j’eus un flot d’expression »). La proposition de Colson a l’avantage de faire écho au vocabulaire rhétorique dont nous avons signalé la présence dans le premier temps de l’expérience de Philon. Comme il l’explique : « When inspiration comes, the two things that come are “ideas” and “language”. These two (in Latin inventio and elocutio) are often given as the kernel of composition » 601. De fait, ces deux termes sont employés ensemble par Philon pour désigner les deux aspects essentiels d’un discours dans le Quod deterius potiori insidiari soleat : πάνυ δὲ πεφώνηται καὶ πρὸς κάλλος ἑρμηνείας καὶ πρὸς νοημάτων εὕρεσιν τὰἐπιλεγόμενα ταῦτα (« les paroles qui suivent ont une grande portée, qu’il s’agisse de la beauté de l’expression ou de l’invention des idées qui y sont exprimées » ; Deter., 79 602). Contrairement donc à ces moments où Philon se présentait en croyant connaître les idées qu’il voulait exprimer, mais sans parvenir à les mettre en ordre, l’inspiration soudaine qu’il reçoit lui donne, selon le texte de Colson, à la fois l’expression nécessaire, et l’invention, c’est-à-dire le contenu, les idées nécessaires.

L’hypothèse de Markland est également séduisante : alors que Philon a déjà évoqué les « pensées » (ἐνθυμημάτα) qu’il recevait en abondance, ce qui pourrait rendre superflue la mention de leur « invention », il peut être intéressant qu’il parle d’un « flot d’expression » (ἑρμηνείας ῥεῦσιν), reprenant ainsi l’image de l’écoulement présente depuis plusieurs paragraphes. L’expression aurait également l’avantage de se fondre mieux dans le rythme de la phrase, où l’on trouve deux autres substantifs précédés, pour le premier, et de façon identique, d’un complément du nom (φωτὸς ἀπόλαυσιν), et pour le second d’un adjectif (ὀξυδερκεστάτην ὄψιν), qui renforce le jeu sur l’homéotéleute, les trois substantifs se terminant par le même son « -sin ». Le substantif ῥεῦσις, peu courant, constituerait néanmoins un hapax chez Philon, et la solution de Colson paraît plus équilibrée du point de vue du vocabulaire technique de la rhétorique.

Il est toutefois notable que le point culminant de l’expérience d’inspiration soudaine que fait Philon ne soit précisément pas d’obtenir les mots pour composer, mais d’accéder à une forme de contemplation parfaite : φωτὸς ἀπόλαυσιν, ὀξυδερκεστάτην ὄψιν, ἐνάργειαν τῶν πραγμάτων ἀριδηλοτάτην (« la jouissance d’une lumière, une vue très perçante, une distinction très précise des réalités »). Si la vie contemplative est bien le terme que doivent atteindre tous ceux qui opèrent une migration, et que doit atteindre l’intellect en se libérant du corps et des passions, en cessant tout effort personnel, elle est aussi la fin ultime de l’exégète. Son travail est l’occasion pour lui d’atteindre la vie contemplative 603. Toutefois, non seulement il semble ne l’atteindre en plénitude que par des grâces soudaines et imprévisibles, mais encore le but qu’il se donne comme exégète reste en deçà d’une fin supérieure, qui est la contemplation en pleine lumière des réalités (τῶν πραγμάτων).

Certes, les derniers mots ménagent une transition vers le développement suivant, consacré à la vision selon ses trois modalités (celui qui se fait voir, celui qui voit, et celui qui fait voir) : en particulier, le dernier mot, δείξις, est un rappel du lemme de départ (ἥν σοι δείξω : « que je te montrerai » ; Gn 12, 1), aussitôt repris par le participe passif substantivé τὸ δεικνύμενον (« ce qui est montré » ; § 36), et plus loin par le substantif ὁ δεικνύς (« celui qui montre » ; § 40). Il n’en reste pas moins que Philon paraît placer plus haut que l’expression et les idées la vision qui les lui apporte. Ce faisant, il achève de placer sa propre expérience dans la continuité directe de l’exposé exégétique que celle-ci vient confirmer.

Notes
596.

Nous traduisons.

597.

La question de l’inspiration prophétique et exégétique chez Philon a fait l’objet d’études détaillées prenant en compte en particulier ce passage. On se réfèrera avec profit à deux études : J. R. Levison, « Inspiration and the Divine Spirit in the Writings of Philo Judaeus », Journal for the Study of Judaism, XXVI, 3, 1995, p. 271-323 ; Sze-Kar Wan, « Charismatic Exegesis : Philo and Paul compared », in The Studia Philonica Annual, VI, 1994, p. 54-82.

598.

De migratione Abrahami (OPA).

599.

Filone di Alessandria, La migrazione verso l’eterno : L’agricoltura, La piantagione di Noè, L’ebrietà, La sobrietà, La confusione delle lingue, La migrazione di Abramo, R. Radice (éd.), Milano, Rusconi, 1988.

600.

R. Cadiou, La Migration d’Abraham, SC 47.

601.

F. H. Colson, Philo, IV, op. cit., p. 561-562.

602.

Traduction d’I. Feuer (OPA).

603.

Manuel Alexander Jr a montré l’importance, dans la rhétorique de Philon, des deux mouvements que sont l’intellectio et l’hermeneia d’une part, l’heuresis, la taxis et la lexis d’autre part : il y aurait dans cette perspective l’un et l’autre mouvement dans l’expérience de Philon. Toutefois, la dimension proprement rhétorique de la composition d’un discours est passée sous silence, au profit de la seule expérience d’illumination (M. Alexander Jr, « Rhetorical Hermeneutics in Philo’s Commentary of Scripture » Revista de Retórica y Teoría de la Comunicación, t. 1 n° 1, 2001, p. 29-41 ; voir en particulier p. 40).