4) Conclusion

Philon, à la suite d’un exposé organisé autour de figures scripturaires, prend la parole pour faire part de sa propre expérience. Loin de n’être qu’une parenthèse ponctuelle, celle-ci apparaît, par les liens que Philon tisse avec les développements qui précèdent et ceux qui suivent, comme un véritable contrepoint du propos exégétique et une confirmation de son point culminant : le travail volontaire de l’intellect ne lui permet pas, si vertueux soit-il, d’atteindre sa fin véritable, la vie parfaitement contemplative. Alors que les pages précédentes décrivaient des types, c’est-à-dire des figures et des exemples tirés de l’Écriture et possédant une pleine exemplarité, que ce soit dans la vertu ou, avec Joseph, dans une situation intermédiaire qui n’en porte pas moins une leçon importante, Philon fait intervenir une expérience concrète. Au lieu de la perfection et de la vérité absolue des cas qu’il présente et fait converger dans une unique vision, il présente une réalité concrète placée sous le signe de l’imperfection, de la multiplicité, de la mutabilité : ses propres efforts sont incertains, et leurs résultats sont en définitive imprévisibles car ils dépendent uniquement d’une grâce divine qui peut être conférée à tout moment 604.

Il ne s’agit pas moins de confirmer la correspondance entre ce qui est dit des patriarches et ce qui peut être constaté dans une expérience ordinaire. L’exégèse philonienne ne se présente donc pas comme l’élaboration d’un système abstrait clos sur lui-même, mais comme l’approfondissement d’une compréhension d’ensemble du réel, à partir, ou à l’intérieur, d’un texte reçu comme une parole révélée, la Loi de Moïse, qui est une copie de la loi de la nature. Le sens mis en valeur par l’exégèse peut ou doit trouver une confirmation et un ancrage dans certaines expériences concrètes, au nom de l’unité entre la Parole divine et l’ordre inscrit par Dieu dans toutes les choses qu’il a créées. Cette relation entre l’Écriture et un monde sur lequel elle livre un enseignement est constitutive de la dimension herméneutique de l’exégèse de Philon : celui-ci ne cherche pas simplement à expliquer l’Écriture, mais à montrer sa pertinence en elle-même et surtout par rapport au monde, sur lequel elle livre un enseignement. L’interprétation de l’Écriture engage une compréhension du monde selon une relation réciproque : le questionnement sur le monde induit un certain type de lecture de l’Écriture, et celle-ci en retour, une fois comprise, livre des réponses.

Le point de convergence entre ces deux discours est l’intellect. De fait, ce qui intéresse Philon et ce qu’il approfondit à travers l’Écriture, c’est la vie de l’intellect. C’est dans une expérience qui concerne au premier chef la manière dont l’intellect opère pour connaître et exposer son objet, ici l’Écriture, que Philon trouve une confirmation de ce qu’il écrit sur la vie de l’intellect, telle que l’illustrent les cas d’Abraham et des autres personnages bibliques qu’il évoque. L’expérience rapportée par Philon, qui porte sur les opérations de l’intellect, sur la manière dont les réalités intelligibles peuvent être connues non pas tant par le biais d’un effort que par grâce divine, peut apparaître en quelque sorte comme le critère de la démarche allégorique, c’est-à-dire du principe consistant à transposer volontairement la lettre du texte scripturaire pour faire apparaître un autre niveau de sens, partiellement dissimulé. En effet, cette transposition n’est pas arbitraire, mais au contraire très cohérente, et cela se concrétise par la possibilité de porter un regard commun aussi bien sur l’Écriture que sur le monde en général. La démarche allégorique n’est pas seulement le moyen de faire dire autre chose au texte, mais la technique par laquelle le texte peut livrer un sens qui porte sur les réalités intelligibles : c’est en effet à ce niveau-là qu’il est possible de parler de vérités incorruptibles et de dépasser l’apparence changeante du monde sensible.

Le récit de l’expérience de Philon confirme ainsi que la démarche allégorique est subordonnée à une pensée dont l’intellect est le point d’articulation central. Plus qu’un discours sur Dieu, une théologie, l’exégèse de Philon est un discours focalisé sur l’intellect, ce que l’on pourrait qualifier de « noologie ». Cela se manifeste de façon étonnante dans la conclusion du récit de Philon, qui semble placer au-dessus de tout la contemplation qu’il reçoit. Ce qui importe n’est pas qu’il puisse conduire un travail de composition fécond, mais que ce travail lui permette de contempler des réalités intelligibles que seul son intellect, par grâce divine, peut appréhender. Le travail d’exégèse est l’occasion d’une contemplation, il n’est pas une fin en soi. De la même manière, le recours à l’allégorie n’est pas un processus autonome, ou le moyen de lever des difficultés ponctuelles, mais l’outil qui permet d’accéder à travers la lettre de l’Écriture à un registre proprement intelligible.

Notes
604.

Une expérience semblable de la puissance divine est évoquée dans les Legum allegoriae : de façon paradoxale, se retirer au désert peut être infructueux, tandis qu’au milieu d’une foule la pensée peut s’exercer en paix. Celui qui décide de tout cela, c’est ὁ κινῶν θεὸς καὶ ἄγων ᾗ ἂν προαιρῆται τὸ τῆς ψυχῆς ὄχημα (« Dieu qui met en mouvement et conduit le char de l’âme là où il le choisit » ; Leg. II, 85).