Récapitulation

La deuxième partie de la séquence que nous avons étudiée, qui conduit de la séparation entre Lot et Abraham jusqu’au récit par Philon de ses propres expériences d’écriture, permet de mettre en évidence la spécificité du travail d’exégèse mené par Philon dans un traité du Grand commentaire allégorique. Si le point de départ reste le commentaire d’un lemme biblique déterminé, la réflexion autour de la notion suggérée par ce lemme peut, comme ici, prendre un développement considérable. Pour articuler les deux parties du verset qu’il commente (Gn 12, 1), celle qui évoque le départ d’une terre, et celle qui indique le terme de la migration, une autre terre, Philon mobilise les principales figures des livres de la Loi : Moïse, à partir l’Exode ; Joseph, dont l’histoire est rapportée dans la Genèse mais qui participe à l’Exode ; les deux patriarches qui forment avec Abraham une triade, Abraham lui-même étant rapidement évoqué de nouveau à l’occasion de sa séparation d’avec Lot.

Cette séquence est ainsi caractéristique du rythme et de la démarche propres à l’exégèse du Grand commentaire allégorique : la lecture se fait de façon très minutieuse, très lente, mais sans pour autant morceler le texte scripturaire en unités autonomes. Au contraire, Philon s’efforce de conduire une exégèse qui permet de rendre compte de la succession des éléments présents dans son lemme (Gn 12, 1) en assurant un passage progressif de l’un à l’autre. En l’occurrence, ici, sa réflexion sur la migration et le passage par différentes grandes figures lui permet de basculer progressivement de l’exégèse du départ vers celle de la terre que Dieu montrera à Abraham. Le développement de l’exégèse au-delà du cas effectivement évoqué par le lemme constitue un approfondissement de la réflexion et en même temps l’amorce d’une transition vers l’évocation du terme de la migration. En d’autres termes, c’est la minutie avec laquelle Philon s’attache à l’analyse du lemme, encore plus grande que dans les deux autres traités que nous avons présentés, qui le conduit à étoffer son caractère pour faire apparaître des articulations au sein du lemme lui-même. L’exégèse ainsi développée reprend la double exigence de fidélité à l’Écriture et de respect d’une rationalité philosophique que nous avons déjà constatée dans l’exégèse de Philon, mais portée à un nouveau degré.

En effet, Philon met en place une exégèse qui montre comment dans ce simple verset de l’Écriture est présente une leçon qui porte sur l’ensemble de la Loi : c’est tout l’Exode et toute l’histoire des patriarches qui se retrouvent concentrés dans l’ordre donné à Abraham. L’exégèse d’un verset spécifique consiste donc en l’établissement de correspondances entre le tout et la partie. La référence à d’autres versets ou d’autres personnages scripturaires est un procédé fondamental de l’exégèse : à travers un passage donné, Philon cherche à éclairer le sens de toute la Loi. Il y a un effet de totalisation, qui est dans le même temps renforcé par la dimension philosophique de la réflexion : tous les aspects de la migration décrits dans la Loi convergent vers l’illustration d’une seule et même migration de l’intellect vers Dieu, qui est la véritable fin. Le commentaire trouve son achèvement à la fois dans un phénomène d’intertextualité à l’intérieur de l’Écriture, et dans la mise en place d’une hiérarchie entre les différents niveaux de réalité. Le discours rationnel structuré, fondé de façon essentielle sur la distinction entre les réalités sensibles et les réalités intelligibles, permet de faire apparaître la valeur respective de chacun des personnages bibliques cités par Philon, et la progression qui organise le passage de Moïse à Joseph, puis de Moïse à Jacob et enfin à Isaac, avec une élévation finale vers Dieu lui-même. Les détails de la narration scripturaire sont réagencés selon une trame métaphysique dont l’importance est telle qu’elle prend le pas sur la succession chronologique des personnages dans le texte scripturaire : Philon remonte de Moïse jusqu’à Isaac.

Dans le même temps, Philon s’appuie de façon précise sur des termes ou des formules scripturaires pour appuyer chacun de ses développements : son développement est à la fois scripturaire et philosophique, il n’existe que dans la mesure où l’Écriture et le langage de la philosophie peuvent être mis en correspondance pour développer un propos qui n’est ni strictement philosophique, ni seulement scripturaire, mais réunit l’un et l’autre dans une démarche unifiée pour produire un discours tout à fait unique, qui s’efforce de mettre en valeur l’unité et la cohérence des doctrines scripturaires : l’ensemble de la Loi de Moïse délivre à travers les cinq livres qui la constituent un même enseignement que l’on peut vérifier à l’occasion de l’étude d’un verset spécifique, en mobilisant à la fois différents passages scripturaires, et un langage philosophique en prise sur ces passages scripturaires, apte à illustrer les implications métaphysiques ou ontologiques du texte, pour en asseoir l’enseignement véritable, portant sur des réalités intelligibles et incorruptibles.

La séquence que nous avons retenue présente deux spécificités, dont la première est directement liée aux différents traits que nous venons de rappeler. Comme nous l’avons vu, à partir du moment où Philon évoque la séparation entre Abraham et Lot, il cesse de commenter de façon spécifique le texte du lemme : il thématise son développement autour de la notion de migration, et introduit l’exégèse de nouveaux passages. Le recours à l’allégorie est toujours aussi fréquent, mais il doit être remis en perspective. Contrairement aux deux traités que nous avons étudiés précédemment, il n’y a pas de stricte adéquation entre la méthode d’exégèse et le passage à l’allégorie. En effet, dans le De Abrahamo, et de façon encore très présente dans les Quaestiones, même si le passage que nous avons étudié présentait des difficultés à cet égard, le recours à l’allégorie constitue une étape clairement délimitée de la démarche exégétique. Le texte d’un chapitre ou d’un lemme doit être étudié de façon allégorique pour en faire apparaître le sens profond. Dans le De migratione Abrahami, l’allégorie est l’un des ressorts d’une réflexion qui se déploie selon son ordre propre, et non en réponse à une exigence formelle déterminée à l’avance.

En effet, même si le développement de Philon est encadré par les deux parties du lemme, entre lesquelles il vise à établir une transition à travers une réflexion sur la migration, cette dernière n’est pas contrainte par un cadre exégétique déterminé, imposant un type d’exégèse précis à un moment donné du traité, mais se déploie justement à partir d’une notion, la migration. Le recours à l’allégorie est à la fois généralisé et moins mis en valeur : l’absence de prise en compte du sens littéral du texte scripturaire, que ce soit pour Abraham et Lot, Moïse, Joseph, Jacob ou encore Isaac, permet à Philon de lire de façon beaucoup plus souple le texte comme l’exposé de réalités intelligibles, en ne soumettant à une lecture allégorique que les éléments nécessaires. C’est notamment ce que la suite des épisodes de la vie de Joseph a pu montrer, seuls les éléments liés à l’Égypte étant allégorisés. En quelque sorte, la lecture allégorique relève de l’évidence et d’une démarche beaucoup plus naturelle que dans les deux précédents types de traités. Philon ne semble pas avoir besoin de se justifier ici de lire le texte scripturaire en y mettant en évidence des réalités intelligibles.

L’allégorie comme technique exégétique est ainsi parfaitement intégrée à un projet plus large : le souci premier de Philon est de développer à partir de l’Écriture une illustration de la séparation entre l’intellect et les réalités sensibles qui l’entravent. C’est à partir de ce point focal de la lecture de l’Écriture qu’il peut introduire sa propre expérience comme un élément d’argumentation parfaitement inséré dans son développement. Une expérience concrète, du moment qu’elle concerne aussi l’intellect, peut trouver sa place au milieu de figures aussi importantes que celles des patriarches. L’ouverture sur l’extérieur de l’Écriture que paraît opérer une anecdote personnelle reste en réalité sur le même registre que celui de l’exégèse proprement dite, dans la mesure où l’expérience de Philon, à partir d’un cadre concret, le conduit à la même conclusion que son exégèse allégorique. L’allégorie n’est donc que le moyen de faire apparaître dans l’Écriture, qui dissimule son sens véritable, ce qui peut aussi être expérimenté de façon directe dans la réalité concrète.

L’amplification de la réflexion sur la migration d’Abraham qui commence au paragraphe 13 illustre ainsi de façon très claire les enjeux de la démarche de Philon : mettre en lumière la relation entre Dieu et les hommes, qui n’est possible que par l’intermédiaire de l’intellect, par sa capacité à dépasser le monde sensible soumis à la naissance et à la corruption, pour connaître les réalités intelligibles, éternelles et incorruptibles. Cette dimension n’était pas absente des deux autres traités que nous avons présentés, mais même dans les Quaestiones où les difficultés spécifiques du passage induisaient une insistance particulière de Philon sur l’intellect d’Abraham, il n’y avait une telle focalisation sur l’intellect, non plus celui d’un personnage scripturaire particulier, mais l’intellect en général. La démarche de Philon semble franchir ici un palier supplémentaire, en réussissant une intégration plus aboutie de toute la matière qu’elle mobilise.