Conclusion

L’étude des trente-cinq premiers paragraphes du De migratione Abrahami nous a permis de mettre en évidence deux séquences distinctes caractérisées par deux ensembles de procédés exégétiques, et donc deux types de recours à l’allégorie.

Dans la première partie de la séquence, Philon procède à la transposition allégorique proprement dite de ce lemme, en s’appuyant sur trois approches. La première est la qualification thématique du contenu du verset, synthétisé au moyen du vocable de μετανάστασις, « migration ». Or Philon, comme nous l’avons vu, ne joue pas seulement sur la signification du terme, mais sur sa lettre même, en faisant résonner chacun des éléments qui composent le mot pour éclairer le sens de la migration d’Abraham. Ce procédé en tant que tel n’est pas allégorique, mais il permet d’appuyer ou de justifier les interprétations allégoriques faites par Philon. La deuxième approche caractéristique de ce passage est la mise en place d’un principe d’analogie entre la relation de l’intellect humain avec les réalités corporelles, et la relation de Dieu avec l’intellect humain et avec l’univers de façon générale. Philon s’appuie sur cette analogie entre microcosme et macrocosme pour fonder son interprétation allégorique : elle n’est pas une transposition arbitraire, mais répond à la représentation générale qu’a Philon de l’univers et de Dieu. La troisième approche, particulièrement significative, est l’entrelacement très étroit entre trois types de discours : le lemme, dont le contenu et la forme sont amplifiés ; un vocabulaire philosophique ; des références scripturaires. Philon déploie en quelque sorte le contenu très bref du lemme de départ pour en faire voir les différentes facettes sur un mode qui emprunte souvent à la philosophie son vocabulaire, mais qui reste inscrit de façon profonde dans une réflexion scripturaire.

À partir d’un lemme relativement bref, Philon développe donc une exégèse qui passe en premier lieu par l’établissement d’une correspondance avec un autre terme non scripturaire qui en synthétise le contenu. Elle se déploie ensuite dans deux directions simultanément : dans un registre philosophique, sous le signe d’une analogie entre intellect humain et intellect divin, et dans un registre scripturaire, sous le signe d’une correspondance entre la migration d’Abraham et les prescriptions mosaïques concernant l’Exode. Les deux directions de ce déploiement ne constituent pas deux approches distinctes ou divergentes, simplement juxtaposées, mais au contraire deux dimensions d’une même réflexion qui sont étroitement entrelacées par Philon. En un sens, le contenu philosophique auquel fait appel Philon apparaît subordonné à l’Écriture, dans la mesure où celle-ci semble constituer la réalisation avérée d’un idéal de sagesse. L’Écriture authentifie ou confirme la démarche philosophique en donnant à voir comment les principes énoncés par Moïse trouvent une réalité, une confirmation ou un achèvement, dans les récits et les prescriptions scripturaires. Mais dans le même temps, c’est une représentation philosophique du monde qui sert d’architecture à la pensée de Philon et qui lui permet de développer son exégèse : il pose au texte des questions qui concernent la progression de l’intellect vers la sagesse, et il trouve dans l’Écriture des réponses nouvelles, d’origine scripturaire, mais qui éclairent des problèmes philosophiques. Les deux aspects sont ainsi indissociables.

Nous avons vu comment l’allégorie jouait un rôle à l’intérieur de cette démarche, mais sans en être le ressort fondamental : la réflexion « philosophico-scripturaire » de Philon passe au premier plan, de telle sorte que la démarche allégorique n’intervient plus que d’une façon implicite, que Philon ne prend pas la peine de relever ou de justifier. L’exégèse, enfin, s’appuie également sur des termes qui ont en quelque sorte un statut de pivot : leur sens propre peut renvoyer à des réalités intelligibles, sans qu’il soit nécessaire de les transposer dans un autre registre. Le travail de mise en évidence d’analogies entre, par exemple, Dieu, l’intellect humain et le père de famille relève de ce procédé : une même relation peut être observée à différents niveaux, et exprimée avec le même vocabulaire, bien que les acteurs de cette relation soient différents et appartiennent aussi bien au monde sensible qu’au monde intelligible, ou dépassent l’un et l’autre lorsqu’il s’agit de la relation de Dieu avec sa création.

La deuxième partie de la séquence constitue une nouvelle amplification du verset, qui en dépasse à première vue le contenu propre. En effet, ce nouveau développement est organisé non plus directement à partir d’une exégèse des termes du verset, mais selon la description d’une unique migration matérialisée par la succession de différentes figures bibliques : de nouveau Abraham, dont la séparation d’avec Lot est rapidement évoquée ; de façon plus importante, Moïse et l’Exode qu’il conduit, au sein duquel Joseph occupe une place particulière, sur laquelle Philon s’attarde pour montrer l’extension de l’œuvre de salut que l’Exode vient opérer, même pour ceux qui n’en sont qu’imparfaitement dignes ; enfin, à partir d’un retour à l’évocation de la Pâque, Jacob puis Isaac. Ces figures constituent les personnages principaux de l’exégèse de Philon 605, ce qui confère au développement un effet de totalisation. De plus, Philon dispose leur évocation de façon à dessiner à travers elle un chemin qui conduit au terme de la migration : il livre une réflexion sur la totalité de ce que représente une migration, envisagée à la fois comme départ, à partir de Moïse et de Joseph, et comme arrivée dans une nouvelle terre, à partir de Jacob et d’Isaac. Dans le même temps, la succession de ces figures constitue un retour, d’un point de vue chronologique, vers Abraham, puisque l’aboutissement est la figure d’Isaac, son fils. C’est encore une autre manière de présenter une vision complète de la migration et de sa finalité : après avoir évoqué Abraham, dont la migration n’a pas de fin explicite dans le chapitre de la Genèse qu’il commente, Philon repart de l’Exode en remontant vers le patriarche pour montrer avec Isaac comment cette migration rencontre bel et bien une fin.

Les personnages présentés par Philon reçoivent une interprétation allégorique, au sens où l’unification autour de la notion de migration est redoublée par une unification autour d’un acteur, l’intellect, et de la vie de l’âme de façon plus générale. C’est donc encore une fois la dimension spéculative du développement qui permet de lui donner une unité profonde, en faisant des différents personnages scripturaires les différents aspects d’une unique réalité, le parcours par lequel l’intellect est libéré de l’asservissement du corps et des passions, pour accéder à la vie contemplative qui est la présence de Dieu lui-même. Toutefois cette unification, de nouveau, n’est possible que parce que la lettre de l’Écriture, celle du lemme comme celle de l’ensemble de la Loi, donne prise à des associations entre différents passages : des traits ou des termes communs permettent d’établir une équivalence entre la migration (μετανάστασις), l’Exode (Ἐξαγωγή ou ἔξοδος) et la Pâque (Πάσχα) ou encore de montrer de quelle façon le parcours de Jacob répond à celui d’Abraham, l’ordre reçu par celui-ci étant en quelque sorte repris en écho inversé par celui que reçoit Jacob. De son côté, la dimension philosophique du développement apporte une structure rationnelle et détermine un registre, la vie de l’âme, dans lequel l’interprétation peut se déployer de façon unifiée, en dépassant les frontières entre les différents personnages et les différents événements. Mais la matière de l’interprétation demeure l’Écriture, et la référence à la philosophie ne fait pas de l’exégèse un simple discours conceptuel : le vocabulaire de l’Écriture ainsi que les épisodes et les personnages qui sont mobilisés confèrent non seulement une étoffe mais encore un véritable ancrage à ces développements conceptuels. L’Écriture nourrit et justifie la réflexion rationnelle.

Tous ces traits impliquent un changement dans la manière dont l’allégorie est mobilisée. Dans la première partie de la séquence, son rôle est au départ relativement équivalent à celui qu’elle occupe dans les deux autres types de traités, même si elle est plus minutieuse encore. Toutefois, il s’agit d’une exégèse allégorique qui se passe d’un sens littéral préalable, même implicite, et nous avons vu comment Philon l’ouvrait sur l’ensemble de la Loi, elle-même étroitement associée à un langage philosophique. Dans le même temps, Philon joue sur d’autres registres pour faire progresser le développement, si bien que l’allégorie n’est pas au premier plan comme c’était le cas dans les deux traités précédents. Dans le deuxième temps, le recours à l’allégorie est encore moins mis en valeur : Philon la pratique d’une façon qui paraît totalement naturelle, même lorsqu’il s’agit de présenter avec Joseph une interprétation qui peut surprendre, puisqu’elle n’est que partiellement allégorique, seule l’Égypte et les Égyptiens étant transposés. L’exégèse se déploie de façon beaucoup moins contrainte que dans les deux traités précédents et l’allégorie n’a pas besoin d’être soulignée ou justifiée.

La démarche exégétique est fondée sur une recherche de vérité qui implique de dépasser le monde des apparences changeantes. En effet, l’Écriture comme le monde ne prennent sens que si l’on peut atteindre les réalités intelligibles qui leur sont sous-jacentes. L’exégèse élaborée par Philon est ainsi caractérisée à la fois par cette conception dualiste de l’Écriture et du monde, et par la recherche d’une harmonisation entre la Parole de Dieu révélée et les lois de l’univers dont l’étude est l’objet de la rationalité philosophique. La question peut alors se poser de savoir quelle est la nature d’une exégèse qui écarte d’emblée la portée littérale du texte étudié comme c’est le cas dans la séquence que nous avons étudiée : la migration n’est abordée que comme une migration de l’intellect, sans chercher à assumer sa valeur littérale. Philon s’appuie sur une notion qui garde une signification dans le registre des réalités intelligibles, de façon figurée, ce qui lui permet de garder contact avec la lettre du texte sans avoir besoin de développer le sens littéral. Le commentaire se situe ainsi dès le départ sur un registre intelligible et le reste encore lorsque Philon évoque son propre exemple. Nous avons vu précédemment dans le De Abrahamo comment la succession d’une exégèse littérale et d’une exégèse allégorique permettait à Philon de mettre en valeur l’exemplarité du comportement d’un sage, Abraham : l’absence d’exégèse littérale entraîne la suppression de cette dimension du commentaire, même si elle apparaît de façon indirecte. En effet, si Joseph n’est pas présenté comme une figure de l’intellect, à la différence de Moïse et de la triade de patriarches, nous avons suggéré que cela tenait sans doute précisément à son manque d’exemplarité, à sa situation ambiguë. Les personnages scripturaires ne cessent donc vraisemblablement pas d’avoir une valeur morale déterminée, mais Philon ne joue pas explicitement dessus : elle n’apparaît que dans la possibilité ou non pour l’un d’entre eux d’être une illustration des opérations de l’intellect. La démarche allégorique assume donc en quelque sorte l’exemplarité d’une figure scripturaire sans qu’il soit nécessaire de rendre compte de celle-ci de façon concrète dans les termes d’une dialectique horizontale entre le général et le particulier.

Par opposition avec les autres traités, il semble donc que Philon joue d’autant plus sur la lettre et les mots du texte qu’il n’a pas besoin de présenter un sens littéral cohérent avant de passer à l’exégèse allégorique. Le travail sur les mots et le jeu sur le terme de μετανάστασις, aussi bien dans sa forme que dans son sens, lui permettent de se livrer directement à une lecture du texte qui fait apparaître les réalités intelligibles qu’il vise. Il ne s’agit pas toutefois de lire directement dans la lettre du texte tel ou tel détail qui appartiendrait aux réalités intelligibles, sans qu’il soit besoin de recourir à l’allégorie, comme cela a pu être le cas dans les Quaestiones. Dans le De migratione Abrahami, la distinction entre sens littéral et sens allégorique disparaît, et seule demeure une démarche allégorique. Tout se passe comme si le texte scripturaire, lu avec la focalisation adaptée, c’est-à-dire du point de vue l’intellect, pouvait livrer directement son sens sans avoir besoin du marchepied d’une lecture littérale. Philon semble s’appuyer sur le texte comme langage, comme un réseau de significations, et non comme un outil de description de réalités sensibles. S’il a souligné au paragraphe 12 que le langage exprimé ne décrivait adéquatement ni les corps, ni les archétypes, il s’attache ici uniquement à montrer la façon dont il est possible de remonter jusqu’aux archétypes, en jouant sur toutes les ressources que met à sa disposition le langage, dans la matérialité des mots comme dans leur polysémie, et surtout dans leur aptitude à figurer des réalités abstraites.

La primauté radicale du registre intelligible sur le registre sensible est déjà apparue dans les Quaestiones, où la lecture du texte selon un registre sensible, à propos de la visite de trois hommes, s’effaçait finalement derrière la vision de Dieu saisie par l’intellect. Toutefois, la focalisation sur l’intellect était appuyée par Philon sur le texte lui-même et sur l’hésitation d’Abraham devant la double vision reçue : l’intervention de l’intellect faisait en quelque sorte partie de la narration, il servait à en expliquer les difficultés. Dans le De migratione Abrahami, la focalisation sur l’intellect est une clé de lecture apportée de l’extérieur par Philon, au nom d’une lecture « noologique » de l’Écriture qui entend faire apparaître sa cohérence d’ensemble et sa rationalité à l’occasion de l’exégèse d’un unique verset. Nous touchons sans doute là à ce que l’exégèse de Philon a de plus spécifique, la fusion de l’Écriture et d’un discours métaphysique hérité de différentes traditions philosophiques grecques et transformé pour pouvoir s’adapter au texte scripturaire.

En définitive, alors que nous avons pu montrer que les deux précédents traités étaient dans l’ensemble caractérisés par une double dialectique, une dialectique horizontale entre le particulier et le général, et une dialectique verticale entre les réalités sensibles et les réalités intelligibles, le De migratione Abrahami présente une exégèse nettement différente. La dialectique horizontale disparaît avec l’exégèse littérale, mais la dialectique verticale n’est guère plus présente, dans la mesure où Philon n’insiste pas sur le travail de transposition allégorique qu’il opère pour passer d’un registre sensible à un registre intelligible. Nous avons vu que celui-ci était circonscrit aux tous premiers paragraphes du traité, avant que l’exégèse ne se déploie à la fois par des références à d’autres passages scripturaires et à un langage philosophique. La dialectique horizontale qui permettait d’ancrer un récit scripturaire dans un contexte historique, géographique, culturel ou encore scientifique laisse ici la place à une autre forme de dialectique horizontale : un passage biblique est éclairé non plus par une référence à telle ou telle réalité, mais par un ou plusieurs autres passages scripturaires.

Plutôt que d’essayer de rendre vraisemblable l’Écriture en la comparant à différents types de réalités dont le lecteur est supposé avoir l’expérience, au nom d’une représentation commune du monde dans laquelle les récits scripturaires s’insèrent, Philon éclaire l’Écriture par elle-même, afin d’en donner une représentation unifiée et cohérente, organisée autour de l’intellect. Celle-ci n’est pas pour autant fermée sur elle-même, mais au lieu de l’expliquer à partir de connaissances encyclopédiques ou d’une réflexion morale, Philon apporte un éclairage strictement philosophique, qui constitue la deuxième dimension de cette nouvelle dialectique horizontale. L’Écriture est ainsi éclairée, approfondie et justifiée à la fois par elle-même et par un discours philosophique, sans plus se référer d’abord à une expérience concrète du monde.

Le récit que fait Philon de sa propre expérience ne ramène pas complètement le sens de l’Écriture à l’évocation de réalités concrètes, même comme un point d’aboutissement qui reprendrait, a posteriori, la place d’un exposé littéral initial, ici absent. Deux éléments entrent en ligne de compte. Le premier, que nous avons souligné, est l’éclairage spécifiquement intellectuel que l’Écriture apporte sur les multiples expériences de sécheresse et d’inspiration de Philon. Le second, qui découle d’une certaine manière du premier, est la différence radicale qui caractérise ce que vit Philon et ce qu’il dit des patriarches. Nous avons rappelé la différence qu’il y avait entre Jacob et Philon : celui-ci vit des expériences incertaines, changeantes, celui-là fait preuve constamment d’une vertu accomplie dans les luttes qu’il mène. L’Écriture telle que la comprend Philon ne décrit donc pas directement les réalités concrètes, mais les lois intelligibles qui régissent ces dernières et peuvent expliquer certains phénomènes, comme l’inspiration imprévisible que reçoit parfois Philon et qu’il impute à une grâce divine. Philon se reconnaît comme un être de chair et de sang doté d’un intellect, c’est-à-dire un être inscrit dans les réalités sensibles mais capable d’accéder aux réalités intelligibles, tandis que, dans la séquence que nous avons étudiée, il présente les patriarches et Moïse comme des figures de l’intellect, comme si toute leur existence, parfaite et exemplaire, était une vie parfaitement intellectuelle.

Il y a ainsi une forte hétérogénéité entre ce que vit Philon et ce que vivent les patriarches. La différence de degré dans la vie intellectuelle ainsi illustrée s’apparente à une différence de nature : la vie de Philon n’est que par intermittences et de façon imparfaite ce que la vie des patriarches et de Moïse est de façon constante et achevée. Ainsi, la lettre du texte, lue dans une double perspective, à la fois à la lumière de l’ensemble de la Loi et à la lumière de la philosophie, grâce à un travail sur le langage et la polysémie des mots permettant de les réunir, décrit donc en plénitude, et sur un registre intellectuel, ce que les hommes ne peuvent vivre que par intermittence et d’une façon mélangée, à cause de leur inscription dans les réalités sensibles.

Cette double caractéristique de l’Écriture, qui décrit de façon parfaite les lois qui régissent le monde et la vie des hommes, et de façon indirecte la réalité concrète de cette vie, dans la mesure où elle n’est pas parfaitement intellectuelle, et qui reste de toute façon soumise entièrement à la volonté divine, qui peut ou non communiquer ses grâces, constitue la plus grande spécificité de l’exégèse de Philon, et en même temps ce qui en constitue à certains égards les limites. C’est ce que nous voudrions montrer en récapitulant maintenant les résultats de notre étude.

Notes
605.

Ce sont du reste les cinq personnages auxquels Philon a consacré un traité spécifique dans l’Exposition des Lois.