Conclusion générale

L’œuvre de Philon d’Alexandrie est avant tout celle d’un exégète attaché à l’illustration de la Loi de Moïse reçue de Dieu, mais d’un exégète également versé dans les sciences encyclopédiques et la philosophie grecques et convaincu de la légitimité d’une démarche rationnelle pour connaître le monde et remonter à partir de ses lois jusqu’à son Créateur. C’est entre ces deux dimensions que se déploie l’œuvre de Philon et c’est dans la manière dont on définit leur importance respective et dont on caractérise leur union que se joue la compréhension de l’œuvre et de ses enjeux, notamment herméneutiques.

Le commentaire de l’Écriture, avons-nous dit à la suite de Valentin Nikiprowetzky, est premier. C’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser à trois traités qui constituent autant d’exemples des différentes types d’exégèse présents chez Philon. Nos trois études sont autant de plans de coupe permettant de livrer un aperçu significatif sur les différentes méthodes suivies par Philon, c’est-à-dire non pas d’abord sur ses idées, mais sur sa pratique. Le point le plus notable de cette démarche, d’un traité à l’autre, est la différence d’équilibre entre les deux types de lecture fondamentaux que sont l’exégèse littérale et l’exégèse allégorique. La dimension culturelle et philosophique grecque n’en occupe pas moins une place essentielle. Elle est tout d’abord un intertexte permanent, un ensemble de termes, de concepts et de doctrines que Philon cite, reformule et transforme. Mais elle est encore, et de façon plus fondamentale, l’expression de conceptions métaphysiques qui organisent la vision du monde de Philon et dont l’élément le plus décisif est la distinction entre le monde sensible et le monde intelligible.

De la rencontre de ces deux pôles naît un jeu entre deux dialectiques : entre le sens littéral et le sens allégorique, d’une part, et entre réalités sensibles et réalités intelligibles, d’autre part. Il faut prendre garde toutefois à ne pas faire de cette distinction l’expression de deux dimensions de l’exégèse extérieures l’une à l’autre. Au contraire, c’est leur union, ce sont les différentes manières qu’elles ont de se croiser, qui définissent les différentes orientations de l’exégèse de Philon : celle-ci n’est pas d’abord conçue comme la juxtaposition de deux approches hétérogènes, mais comme la mise en évidence de la richesse d’une approche philosophique pour rendre compte du sens de l’Écriture et de sa valeur. C’est pourquoi nous avons choisi d’aborder l’œuvre de Philon sous l’angle de son herméneutique, c’est-à-dire non seulement des règles qui définissent son exégèse de façon formelle, mais encore de la portée que Philon confère, que cela soit ou non explicite et réfléchi, à sa lecture de l’Écriture : celle-ci constitue en effet pour lui, en tant que Loi de Moïse, un texte normatif, mais qui décrit à la fois l’ordre du monde et le chemin qui conduit à une sagesse parfaite. L’enseignement délivré par l’Écriture et la route qu’elle dessine sont définis par la propre conception que se fait Philon de la relation entre la Loi de Moïse et une représentation métaphysique du monde. Plus précisément, nous avons souligné la place centrale que donnait Philon à l’intellect. Certes, son importance dans l’âme et par rapport au corps et à toutes les réalités irrationnelles correspond aux doctrines philosophiques assumées par Philon et développées en plusieurs endroits de son œuvre. Mais l’intellect constitue également un pivot au sein de l’exégèse elle-même, pour donner une cohérence à l’interprétation du texte scripturaire et éclairer son caractère normatif et exemplaire. Or nous avons vu la place différente que celui-ci occupait dans les trois traités que nous avons étudiés. Toutefois, ces différences ne déterminent pas trois herméneutiques différentes, mais bien une unique vision recevant différents accents.

C’est ce que nous voudrions illustrer une nouvelle fois en récapitulant les acquis de notre travail en ce qui concerne la place de l’intellect et le jeu entre les deux dialectiques que nous avons distinguées. Nous pourrons alors revenir de façon plus approfondie sur les enjeux de l’herméneutique philonienne, sa portée et ses difficultés.