A. Récapitulation des acquis de l’étude des traités

1) Le De Abrahamo

Comme nous l’avons annoncé, la méthode d’exégèse en alternance suivie dans le De Abrahamo constitue une porte d’entrée particulièrement instructive dans l’exégèse de Philon : elle donne à voir de façon claire les enjeux de sa démarche et les caractères de l’exégèse allégorique, même si, pour une part, c’est surtout dans les phénomènes d’irrégularité de l’exégèse qu’ils se donnent à voir : ils constituent en effet autant de confirmations des différentes exigences parfois contradictoires que Philon s’efforce de respecter.

Les règles suivies par Philon sont apparemment très claires : chaque épisode de la vie d’Abraham est envisagé sous l’angle d’un commentaire littéral puis d’un commentaire allégorique. De manière générale, le commentaire littéral vise à éclairer le texte en mettant en relation les actions qui y sont rapportées avec d’autres exemples tirés d’une culture encyclopédique grecque ou de modèles philosophiques de sagesse, tandis que le commentaire allégorique reprend autant que possible les mêmes éléments pour faire apparaître les réalités intelligibles qui y sont présentes mais cachées. Nous avons proposé de voir derrière chacun de ces types d’exégèse deux formes de dialectique : l’une qui compare une réalité scripturaire particulière avec d’autres exemples similaires d’origine extra-scripturaire, pour en souligner le caractère unique et exemplaire, et l’autre qui s’efforce de confronter réalités sensibles et réalités intelligibles pour illustrer le sens profond du passage.

Nous avons vu toutes les perturbations que cette forme régulière rencontre au cours des cinq chapitres consacrés à la piété d’Abraham. Dans le premier chapitre, Philon s’appuie sur une première exégèse littérale, puis sur un développement allégorique en plusieurs temps, pour rendre compte, dans un dernier exposé littéral, du sens général de la migration d’Abraham. Cette exégèse en trois étapes n’en manifeste pas moins la solidarité entre les deux registres d’interprétation, puisque l’ensemble du chapitre se conclut sur une vision unifiée de la sagesse d’Abraham. Il faut toutefois noter que dès ce premier chapitre Philon dépasse la bipartition entre réalités sensibles et réalités intelligibles en soulignant que Dieu se trouve au-delà des unes comme des autres. Le terme du propos n’est donc pas de faire apparaître les seules réalités intelligibles au moyen de l’allégorie : sa fin est une connaissance de Dieu qui n’est pas circonscrite par l’exégèse allégorique ou la mise en évidence des opérations de l’intellect, même si c’est, de fait, le passage par les réalités intelligibles qui permet d’y donner accès.

Le deuxième chapitre, sur la descente en Égypte, est celui où l’exégèse de Philon semble la plus intégrée : la mise en place du commentaire littéral constitue une base directe pour l’exposé allégorique, qui permet en retour d’éclairer l’attitude problématique d’Abraham dans l’épisode scripturaire. Cette réponse, qui se situe au niveau des réalités intelligibles, ouvre elle-même de nouveau, même si cela demeure en partie implicite, sur un nouveau dépassement, en donnant à voir comment Abraham, par sa piété, se soumet pleinement à Dieu et s’en voit récompensé. Dieu n’agit pas directement, mais à travers la vertu : vertu cardinale pour le pharaon, mais aussi, pour Abraham, vertu théologale, dépassant toute vue humaine. Enfin, ce passage manifeste de façon particulièrement nette comment l’intellect d’Abraham constitue le pivot autour duquel s’articulent et se répondent, de façon inversée, les deux registres : Sarah, épouse d’Abraham, devient dans l’allégorie une figure masculine et l’intellect une figure féminine, mais l’exégèse vise toujours à illustrer la situation d’Abraham à travers les dispositions de son intellect.

Avec le troisième chapitre, sur les trois visiteurs reçus par Abraham, se pose un nouveau problème pour Philon : la manifestation de Dieu évoquée par le texte scripturaire ne peut entrer dans le cadre de sa représentation métaphysique du monde qui implique une parfaite transcendance de Dieu. Il s’opère alors une disjonction entre l’exégèse littérale, que Philon exhausse autant que possible, en deux étapes, vers une illustration de la vie divine menée par le sage, en faisant des visiteurs des anges, et l’exégèse allégorique, qui s’appuie sur des éléments scripturaires en partie distincts. Le résultat est un enseignement sur Dieu et ses puissances assez général et qui ne semble pas permettre de répondre directement aux enjeux de l’exégèse littérale. En particulier, il ne paraît pas pouvoir illustrer sur un registre intelligible la piété d’Abraham lui-même, mais seulement les différentes formes possibles, plus ou moins louables, d’attachement à Dieu. Le retour final à la lettre du texte introduit enfin un phénomène nouveau : dans certains cas bien précis, qui concernent l’intervention de Dieu dans le texte scripturaire, ce dernier peut ne pas avoir un sens littéral concret, mais renvoyer directement à des réalités intelligibles.

La dissociation partielle entre les deux niveaux de l’exégèse est accrue dans le chapitre suivant sur la destruction de Sodome : s’appuyant sur la continuité, dans l’Écriture, entre les deux épisodes de Mambré et de Sodome, Philon développe une exégèse qui reprend et illustre les conclusions du développement allégorique du troisième chapitre. Ce faisant, il est contraint d’opérer, pour l’exposé littéral, une distinction entre les éléments de la lettre du texte qui lui permettent de garder un degré de généralité suffisant (les villes, le châtiment de quatre d’entre elles, le salut apporté à une dernière) et ceux qui concernent les actions des différents personnages humains ou des deux visiteurs de Lot qui entrent en relation avec ces personnages et sont eux-mêmes parfois appelés des « hommes ». Or, Lot, sa femme et Abraham paraissent constituer le support réel de l’exposé allégorique, lequel est à nouveau largement dissocié de l’exposé littéral et n’en constitue qu’une illustration très indirecte. Philon reste fidèle à son modèle d’exégèse en alternance, mais cela ne lui permet pas de développer un unique propos cohérent. Il revient toutefois, dans son exégèse allégorique, à une présentation de l’activité de l’intellect d’Abraham : le chapitre trouve ainsi sa place dans le propos général du traité, en déployant le parcours de l’intellect par lequel le sage remonte depuis les réalités sensibles jusqu’à la connaissance de Dieu.

Le cinquième et dernier chapitre illustrant la piété d’Abraham manifeste encore de nouveaux traits, à l’occasion de l’épisode du sacrifice interrompu d’Isaac. Philon y pousse jusqu’à leur limite les caractères de son exégèse littérale : comparant l’action d’Abraham à celles d’autres personnages historiques, scripturaires ou contemporains, il s’efforce de rendre compte du caractère absolument unique de ce sacrifice pour montrer la perfection de l’obéissance d’Abraham à Dieu, perfection d’autant plus grande que l’exemplarité d’Abraham est paradoxale et que son acte est impossible à justifier humainement. Ce développement très étendu est ainsi caractérisé par une illustration de la soumission d’Abraham à Dieu. La rationalité véritable de la relation entre Abraham et Dieu, qui repose sur un échange de dons, n’est livrée que par une brève exégèse allégorique. Dans ce dernier chapitre, Philon retrouve une véritable correspondance entre les deux niveaux de l’exégèse : seul le registre intelligible, en faisant intervenir une réflexion sur le véritable don de Dieu, sa félicité et sa béatitude, peut livrer la clé du paradoxe absolu que constitue l’obéissance d’Abraham. Philon peut ainsi conclure, dans un écho au premier chapitre, en présentant la vie du sage comme une migration dont la fin est une assimilation à la nature divine.

L’exégèse du De Abrahamo constitue ainsi une méthode originale qui permet, dans une démarche en deux temps, d’éclairer la sagesse d’Abraham de l’intérieur en décrivant les opérations de son intellect, tout en manifestant le caractère transcendant de la volonté de Dieu à laquelle celui-ci répond. Le sens littéral de la vie d’Abraham n’est pas écarté, mais il devient l’expression d’un chemin vers Dieu ponctué par des manifestations divines directes, ou indirectes par l’intermédiaire des puissances. Ce chemin d’assimilation à Dieu ne sépare pas le sage d’une vie d’épreuves, mais lui donne une direction et une finalité qui dépassent les vues humaines. L’intellect est le pivot autour duquel s’organise le passage du sens littéral au sens allégorique de l’ensemble de chaque épisode. Il permet en effet d’expliquer le sens concret des actions d’Abraham dans le récit scripturaire, tout en les rattachant à une connaissance, sinon de Dieu lui-même, du moins de ses œuvres et de sa providence. Il permet surtout à Abraham de s’attacher aux commandements qu’il reçoit. La piété du patriarche ne se comprend pas en effet sans l’illustration de sa dimension intellectuelle, qui la fonde en raison. Les réalités sensibles sont trop changeantes aux yeux de Philon pour que l’on puisse appuyer sur elles une réflexion sur la sagesse et sur Dieu : il n’y a que la connaissance de l’intellect qui constitue un support suffisamment solide pour rendre compte de la relation entre un homme exemplaire et Dieu.

Se dessine ainsi une anthropologie dont le centre est l’intellect : l’exemplarité du sage qu’est Abraham ne se comprend et ne peut être imitée que par une conformation aux dispositions de son intellect, et non pas nécessairement en considérant ses actions concrètes, dont le sens peut paraître obscur voire proprement paradoxal. Dans une exégèse qui s’efforce de concilier la valeur du sens littéral et la nécessité d’une interprétation allégorique, la focalisation sur l’intellect d’Abraham joue donc un rôle essentiel : elle permet de donner un sens à des épisodes dans lesquels la piété d’Abraham n’est pas toujours évidente à discerner.

Il faut enfin noter que la double correspondance entre sens littéral et monde sensible, et entre sens allégorique et monde intelligible, n’est pas parfaitement régulière : or chaque déséquilibre se fait au profit de la vision intelligible, celle-ci pouvant s’imposer à la lettre du texte à laquelle est alors déniée une signification concernant le monde sensible. La lecture de l’Écriture au filtre d’une focalisation sur l’intellect conduit donc Philon à opérer des choix radicaux sur le sens même de la lettre du texte, ce qui illustre l’importance considérable qu’il assigne à une lecture cohérente du point de vue de l’intellect.