2) Les Quaestiones in Genesim

Les perspectives dégagées dans l’étude du De Abrahamo constituent un contrepoint significatif à l’exégèse développée dans les Quaestiones in Genesim. Exégèse littérale et exégèse allégorique se côtoient encore dans ce nouveau traité, mais d’une façon plus libre, et sur des unités beaucoup plus courtes : non plus un épisode scripturaire, mais un verset. Cela n’empêche toutefois pas Philon, dans le cadre de l’exégèse de la triple visite reçue par Abraham au chêne de Mambré comme dans d’autres épisodes, de livrer une interprétation d’ensemble de l’épisode tout en respectant les contraintes formelles du traité, c’est-à-dire en proposant une succession de développements autonomes consacrés chacun au problème particulier soulevé par un verset ou une brève péricope scripturaire.

Alors que ce type d’exégèse rend souvent superflue une exégèse littérale du lemme, dont le sens est présenté comme évident, au profit d’une exégèse allégorique qui s’applique généralement à un seul lemme, rarement plus, Philon développe une démarche différente dans la séquence que nous avons étudiée. En effet, la lecture d’ensemble qu’il propose de l’épisode implique de tenir de façon simultanée deux lectures qui ne sont plus littérale et allégorique, mais sensible et intelligible. La distinction métaphysique sous-jacente à la distinction des deux registres d’exégèse passe au premier plan, grâce à un appui sur l’intellect d’Abraham qui constitue de nouveau, et de façon plus centrale encore que dans le De Abrahamo, la charnière de l’interprétation. Philon regroupe l’ensemble des détails de l’épisode en deux catégories : la première rend compte de la conscience qu’a Abraham de recevoir trois hommes, et la seconde de la conscience qu’il a d’être en présence de Dieu entouré de ses puissances. Philon penche manifestement pour la réalité de l’apparition divine, qui est beaucoup plus riche de conséquences pour Abraham, mais il a besoin pour expliquer le texte de continuer à prendre en compte une hésitation d’Abraham, dont l’intellect reçoit de façon conjointe deux triples apparitions.

La clé de l’interprétation du texte repose ainsi de façon essentielle sur une conception philosophique de l’intellect. Son rôle est plus central encore que dans le De Abrahamo, du fait que tout repose sur sa capacité à appréhender à la fois des réalités sensibles et des réalités intelligibles, sans qu’il soit nécessaire que l’apparition sensible corresponde à une véritable visite de trois hommes. L’intellect n’est pas seulement un pivot : il est un point de convergence et de superposition des deux mondes, sensible et intelligible. Les puissances constituent la deuxième articulation essentielle de l’exégèse : c’est parce qu’elles accompagnent Dieu, sans être nécessairement toujours présentes à ses côtés, que Philon peut développer une interprétation où la mention de trois visiteurs renvoie à Dieu sans remettre en cause son caractère absolument unique. Le recours à une focalisation sur l’intellect et sur les puissances permet à Philon de mettre en place deux éléments dont la nature est en quelque sorte double : l’intellect est en contact avec le sensible, mais ses opérations propres portent sur les réalités intelligibles, tandis que les puissances s’exercent sur la création, sensible et intelligible, mais ne font que médiatiser la volonté de Dieu, permettant à l’intellect de remonter par elles vers la connaissance de Dieu seul. La double valeur du langage scripturaire, susceptible de décrire à la fois des réalités sensibles et des réalités intelligibles, est donc en quelque sorte transposée sur un registre métaphysique pour renvoyer à la double appartenance de l’intellect et des puissances, que Philon introduit dans le récit pour lui donner une cohérence d’ensemble et résoudre les difficultés posées par la référence simultanée à trois hommes et à Dieu.

L’arrière-plan conceptuel qui fonde la méthode exégétique de Philon passe ainsi au premier plan et s’impose comme le véritable sens littéral de l’ensemble de l’épisode, grâce à deux éléments qui permettent à Philon de retrouver la tripartition présentée dans le De Abrahamo : réalités sensibles, réalités intelligibles et Dieu, qui les transcende toutes et ne peut être connu que de façon indirecte par son action sur le monde. L’intellect et les puissances constituent les deux points d’articulation de cette tripartition, entre monde sensible et monde intelligible pour le premier, entre la création et Dieu pour les deux autres. La démarche proprement allégorique n’intervient dès lors que de façon secondaire, pour appuyer une interprétation ponctuelle.

Un tel passage manifeste ainsi clairement que l’exégèse de Philon se comprend mieux lorsque sont envisagés d’abord les principes métaphysiques qui constituent sa représentation du monde, plutôt que de commencer par s’attacher à l’étude des procédés qu’il emploie, au nombre desquels figure de façon éminente l’allégorie. Celle-ci ne constitue pas le caractère essentiel de l’exégèse, mais sa place considérable pro0vient de la représentation que se fait Philon à la fois du monde et de l’Écriture : une première appréhension qui demeure insuffisante dans la plupart des cas et doit être dépassée par une compréhension plus profonde des réalités intelligibles qui sont à la fois suggérées et cachées par les réalités sensibles ou par la lettre du texte. Cependant, le texte scripturaire peut dans certains cas décrire directement la vie de l’intellect, sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération les réalités sensibles mentionnées par la lettre du texte. La fin de l’exégèse de Philon est la mise en évidence d’une connaissance intelligible du monde qui donne accès à une connaissance de Dieu : l’allégorie n’en est que le moyen privilégié, mais pas exclusif.