B. Enjeux herméneutiques de l’exégèse philonienne

1) Le langage de l’exégèse

Il nous faut à présent revenir sur ces conclusions et en examiner la portée herméneutique. Nous avons proposé de considérer que les trois types d’exégèse que nous avons étudiés ne représentent pas trois démarches hétérogènes, mais trois réalisations différentes d’une même vision, avec des accents différents selon la longueur des passages scripturaires commentés. Quelles que soient en effet la finalité propre et la destination respective de chacune d’entre elles, elles présentent un caractère commun : la nécessité de donner un sens au texte scripturaire en faisant apparaître sa signification dans le registre des réalités intelligibles. Ainsi le texte n’est plus lu comme le récit d’événements passés, mais comme une description de la vie de l’intellect. Cette lecture, déjà présente dans les deux premiers traités, est généralisée dans le De migratione Abrahami. Le sens premier du texte scripturaire n’est plus la réalité concrète ou sensible à laquelle il paraît se référer si l’on prend ses mots dans leur sens premier, mais une réalité intelligible dont il atteste uniquement s’il est lu, pour l’essentiel, dans un sens figuré. Or, dans ce dernier traité, ce mode de lecture n’est pas seulement le plus important, il est véritablement exclusif. C’est en cela que nous pouvons dire qu’il constitue un degré plus avancé de la réflexion de Philon : il ne constitue pas une première approche plus intuitive de l’Écriture, appuyée sur une trame narrative, mais fait voir au contraire une démarche qui a pris son autonomie à l’égard de l’exégèse littérale et du même fait à l’égard d’un certain sens commun. Alors que le texte scripturaire se présente sous la forme de récits concrets, Philon lui assigne de façon exclusive un sens caché, qui s’applique au seul intellect. Cette prise de distance plus grande à l’égard de l’évidence du texte relève donc d’une exégèse plus complexe et plus aboutie que celle, plus équilibrée et en un sens plus naturelle, du De Abrahamo ou même des Quaestiones. Dans ce dernier traité, l’exégèse de courtes unités peut également conduire à des développements nourris sur une simple expression comme celle des « trois mesures », mais le commentaire ne s’appuie que de manière exceptionnelle sur d’autres passages scripturaires.

Il nous paraît donc intéressant de repartir de l’exégèse du De migratione Abrahami comme étant celle où les principes herméneutiques de Philon peuvent être saisis de la façon la plus claire. Le point le plus significatif est le rôle du langage. Dans ce traité, Philon ne travaille plus sur la dimension référentielle première du langage de l’Écriture, qui serait de décrire des faits ou des réalités concrètes. Il joue d’emblée sur un sens figuré pour montrer comment le texte scripturaire s’applique à la vie de l’intellect, en étant en prise sur le langage de la philosophie. Cela n’implique pas que Philon reprenne les doctrines philosophiques d’une école en particulier et nous avons vu, notamment dans le De Abrahamo, comment il pouvait s’appuyer sur une perspective stoïcienne pour rendre compte de la sagesse d’Abraham tout en la subordonnant à un dualisme platonicien qui lui permet de maintenir la nécessaire transcendance de Dieu 607. Mais il n’en éclaire pas moins la lettre de l’Écriture à travers un langage à la fois figuré et technique qui lui permet de relier le texte scripturaire à la rationalité philosophique, créant ainsi à la fois un langage et des éléments de doctrine nouveaux. L’exemple le plus caractéristique est la notion de « migration », dont la formulation précise (μετανάστασις) n’est pas scripturaire, mais qui permet à Philon de rendre compte de la teneur des récits scripturaires qui décrivent des migrations, tout en l’articulant à une exigence philosophique de détachement à l’égard du monde sensible.

Anthony Long propose des analyses sur l’allégorie philonienne qui peuvent nous permettre de préciser cette démarche. Il caractérise en effet l’exégèse de Philon comme un jeu de signifiant à signifiant, plutôt que comme le passage d’un sens superficiel à un sens véritable plus profond. La démarche se développe entre deux pôles, l’un scripturaire et l’autre philosophique, qui s’appuient l’un sur l’autre et se justifient de façon réciproque et circulaire, de telle sorte que le propos du commentaire n’est pas d’opérer le passage d’un pôle à l’autre, mais de tenir en même temps l’un et l’autre dans une seule expression 608. Tel est, de fait, le phénomène que nous avons constaté dans le premier élargissement du De migratione Abrahami : après un premier temps d’analyse allégorique formellement bien délimité, Philon reprend le sens du texte, c’est-à-dire la succession des trois départs, en l’exprimant par un langage à la fois scripturaire et philosophique. L’exégèse allégorique au sens technique du terme ne constitue qu’une première étape avant le déploiement plus étendu de ce nouveau langage qui se définit par la fusion qu’il opère entre le langage de l’Écriture et le langage de la philosophie. C’est également ce que permet de comprendre, sur un plan plus large, le schéma de l’ellipse proposé par David Runia 609 et que nous avons déjà rappelé : il permet de comprendre comment la pensée de Philon ne se sépare jamais de l’un des deux pôles à partir desquels elle se déploie, mais doit précisément être comprise comme la volonté d’établir un lien entre eux.

Cette articulation fondamentale de la pensée de Philon, particulièrement claire dans le De migratione Abrahami, est également à l’œuvre dans les deux autres traités, sous des modalités différentes. Dans les Quaestiones, l’exégèse de l’épisode de Mambré n’est pas très éloignée de celle du De migratione Abrahami. Nous avons vu en effet dans quelle mesure Philon déplaçait le sens littéral du texte d’un registre concret à un registre intelligible : ce que le texte décrit, ce n’est pas la rencontre entre Abraham et trois hommes, conjointement à une manifestation divine, c’est l’hésitation d’Abraham, en son intellect, devant une vision à la fois une et triple dans laquelle il reconnaît qu’il s’agit de Dieu. Seule demeure donc une réflexion sur l’intellect d’Abraham. Du point de vue de l’exégèse, l’enjeu est de montrer comment ce qui paraît renvoyer dans le texte à des réalités et des personnes concrètes renvoie finalement à Dieu, c’est-à-dire de faire apparaître l’ambiguïté ou la polysémie du langage de l’Écriture, qui peut décrire à la fois des réalités concrètes et, de façon figurée, des réalités intelligibles. Il est ainsi possible d’interpréter les trois mesures comme la référence à une unité de volume utilisée pour la préparation du pain, mais aussi à la constitution des êtres et plus largement de la création tout entière, et au rôle respectif vis-à-vis de celle-ci de Dieu et de chacune de ses puissances.

La même démarche est enfin à l’œuvre dans le De Abrahamo, mais le sens premier, concret, du langage scripturaire y est également assumé. Plutôt que de jouer immédiatement sur les potentialités que lui offre le langage de l’Écriture, Philon commence par lui donner une consistance concrète. Ainsi, il établit un premier lien entre le texte scripturaire et l’hellénisme qui porte non seulement sur la philosophie grecque mais encore sur ses préliminaires, à savoir les sciences encyclopédiques : la vie d’Abraham est replacée au cœur d’un monde hellénisé. La relation entre texte scripturaire et philosophie grecque se déploie donc sur deux niveaux, dans l’exposé littéral comme dans l’exposé allégorique, seul ce dernier présentant immédiatement la même fusion entre vocabulaire scripturaire et langage de la philosophie. Toutefois, Philon s’efforce autant que possible de conserver un lien entre les deux temps de chaque exégèse. Si on la compare avec l’exégèse du De migratione Abrahami, l’exégèse littérale du De Abrahamo ne constitue qu’une extension de la même démarche, où Philon s’efforce d’intégrer également la réalité la plus concrète. Mais cette réalité concrète est elle-même déjà mise à une certaine distance. Comme le fait remarquer David Runia, le texte scripturaire, dans la démarche de Philon, « porte directement sur l’âme de quelqu’un qui vivrait dans l’Alexandrie contemporaine. Mais ce qui se passe, du fait que l’interprétation est devenue profondément anhistorique, c’est que celle-ci rend également le texte moins concret pour la situation réelle des Juifs à Alexandrie 610 ». Ce constat peut s’appliquer à l’exégèse littérale du De Abrahamo : la réalité concrète qui y est présentée n’est ni tout à fait celle que semble décrire le texte scripturaire, ni celle des Juifs d’Alexandrie, elle recouvre déjà un certain caractère abstrait. De plus, nous avons vu les problèmes qui se posaient à Philon dans les troisième et quatrième chapitre pour développer un exposé littéral et un exposé allégorique qui se correspondent totalement. Ces difficultés nous paraissent rendre compte des limites que rencontre la démarche suivie par Philon lorsqu’il s’efforce de déployer une exégèse allégorique du type de celle du Grand commentaire allégorique tout en tenant compte du sens littéral concret du texte scripturaire.

En définitive, l’exégèse se déploie de façon plus libre, plus riche et plus complexe dans les traités considérés comme spécifiquement allégoriques : la possibilité de jouer directement sur la polysémie du langage scripturaire offre une plus grande liberté à Philon pour rendre compte de la vie de l’intellect et de sa connaissance de Dieu. Il y a de fait une forte cohérence dans la focalisation sur l’intellect et le travail sur le langage. Le passage des Quaestiones que nous avons étudié peut en livrer une forme d’illustration, en manifestant comment le langage comme l’intellect sont à cheval sur deux registres simultanément. En effet, de la même manière que le texte parle de trois visiteurs sans qu’il soit possible de trancher de façon certaine sur leur identité, l’intellect reçoit à la fois une connaissance sensible par l’intermédiaire des sens et une vision intelligible. Le doute d’Abraham est illustré par un texte dont le sens est également double. De façon générale, l’exégèse de Philon repose sur la possibilité de passer d’une connaissance sensible et imparfaite à une connaissance intelligible et parfaite, en jouant sur le double niveau de signification du langage de l’Écriture. L’intégration à l’exégèse d’un sens littéral concret peut poser des difficultés, tandis que Philon paraît beaucoup plus libre lorsqu’il prend comme matériau pour son exégèse non pas les réalités concrètes signifiées par le texte, mais la matière même du texte, les mots qui le constituent.

Notes
607.

Nous reprenons le vocabulaire de la subordination pour décrire la relation entre stoïcisme et platonisme chez Philon à M. Bonazzi, « Toward Transcendence : Philo and the Renewal of Platonism in the Early Imperial Age », dans F. Alesse (dir.), Philo of Alexandria and post-Aristotelian Philosophy, Studies in Philo of Alexandria, 5, Leiden, 2008, p. 223-251 ; voir en particulier p. 249-251.

608.

A. A. Long, « Allegory in Philo and Etymology in Stoicism : a Plea for Drawing Distinctions », dans D. T. Runia, G. E. Sterling (dir.), Wisdom and Logos. Studies in Jewish Thought in Honor of David Winston, The Studia Philonica Annual, IX, 1997, p. 198-210.

609.

D. T. Runia, « Was Philo a Middle Platonist ?… », art. cit., p. 130 ; id., « The Theme of Flight and Exile in the Allegorical Thought-World of Philo of Alexandria », The Studia Philonica Annual, XXI, 2009, p. 24.

610.

D. T. Runia, ibid., p. 23. Nous traduisons.