2. Autorité de l’Écriture et rationalité philosophique

Philon est donc fidèle avant toute chose à la lettre du texte scripturaire. C’est lui, dans sa matière même, qui constitue la révélation des commandements de Dieu. Si Philon fait des patriarches et notamment d’Abraham des « lois vivantes et rationnelles » (ἔμψυχοι καὶ λογικοὶ νόμοι ; Abr., 5), archétypes des lois énoncées par Moïse (Abr., 4), il n’en reste pas moins attaché au commentaire minutieux du texte de Moïse qui permet de reconnaître l’exemplarité des patriarches. Le texte de la Loi demeure le lieu unique où celle-ci est manifestée, dans les détails et les difficultés de sa lettre. Les analyses de Hindy Najman sur ce point sont éclairantes 611 même si nous chercherons à les préciser. Elle montre comment il est possible de justifier en grande partie, grâce à ce statut particulier des patriarches, que la Loi de Moïse soit une copie de la loi de nature. En effet, si eux-mêmes ont atteint la perfection en suivant la nature (Abr., 6), alors la Loi de Moïse qui les prend pour archétypes peut être dite à son tour une copie de la loi de nature, étant entendu que la Loi comporte précisément le récit des vies des patriarches et surtout de la vie de Moïse, qui constitue le cadre au sein duquel peuvent être formulées les lois particulières. Enfin, il faut tenir compte du fait que Dieu est l’auteur de l’une comme de l’autre. Hindy Najman souligne toutefois le problème que constitue, du point de vue de l’histoire du concept de loi de nature, l’existence d’une copie écrite, alors que cette loi, par principe, ne reçoit pas de formulation explicite.

Si cette présentation permet de reconstituer de façon convaincante, chaînon après chaînon, la logique à l’œuvre dans la démarche de Philon, il nous semble intéressant d’essayer de repartir du problème tel qu’il se présente sans doute au départ pour l’Alexandrin. L’élément premier est la réception de l’Écriture comme un texte révélé, livrant les paroles que Dieu adresse aux hommes et notamment sa Loi. Son origine lui donne une autorité indépassable. Or Philon reçoit cette loi en homme religieux, désireux d’obéir aux commandements, mais également en philosophe marqué aussi bien par le platonisme que par le stoïcisme, et c’est ainsi qu’il peut remonter d’une loi écrite, dotée d’une autorité absolue, vers cette autre loi qui guide les pratiques humaines, dont la connaissance est le résultat des investigations des philosophes et dont l’auteur est également Dieu. L’élément problématique de cette vision est bien, comme le dit Hindy Najman 612, le statut de l’Écriture comme loi à la fois divine et écrite, mais c’est pour Philon un postulat à partir duquel se déploie sa compréhension de la Loi de Moïse et du monde.

Le problème central de l’herméneutique philonienne est donc la rencontre entre l’autorité de la Loi de Moïse et la valeur de la rationalité philosophique. Cette rencontre, telle que nous avons tenté de la reconstituer à partir de la pratique de Philon, se fait à plusieurs niveaux. Tout d’abord, comme nous venons de le rappeler, la Loi est donnée par Dieu, donc les personnages qui y sont présentés sous un jour positif sont parfaits et leur vie est exemplaire et normative : elle réalise ainsi la sagesse recherchée par les philosophes. Nous avons vu par exemple comment l’illustration de la piété d’Abraham lors de l’épisode du sacrifice d’Isaac, dans le De Abrahamo, pouvait constituer une réponse à l’interrogation sur la définition de la piété posée par Platon dans l’Euthyphron. L’Écriture donne à voir ce que les philosophes recherchent, précisément parce qu’elle est une parole révélée, un texte par lequel Dieu adresse une parole vraie et définitive.

Il faut encore souligner, à un deuxième niveau, une dissymétrie entre l’Écriture et la philosophie. Si l’on peut mettre en relation langage de l’Écriture et langage de la philosophie, leur statut est différent : tandis que la loi de la nature est une loi non formulée que les philosophes ne font qu’approcher, ce qui rend le langage de la philosophie imparfait, l’Écriture est reçue comme la copie parfaite de cette loi. Le texte de la Loi de Moïse a donc une supériorité à l’égard du langage de la philosophie, ce qui justifie que Philon procède de façon aussi développée, dans la plus grande partie de son œuvre exégétique, à un commentaire systématique du texte de l’Écriture. Il est le point de départ nécessaire, révélé par Dieu : la philosophie ne représente face à lui qu’une série de tentatives instructives et utiles mais incomplètes pour atteindre la sagesse et la connaissance de Dieu.

La philosophie n’est donc pas à proprement parler la « servante de la théologie » qu’elle pourra être dans la pensée chrétienne : elle constitue un ensemble de doctrines qui divergent entre elles, alors que l’Écriture est considérée comme un tout homogène et cohérent. Philon mobilise selon les nécessités de son exégèse les doctrines qui conviennent le mieux à son propos, avec une dominance de thèmes platoniciens, certes, mais sans demeurer tributaire des textes de Platon ou de la tradition qui en découle. Nous l’avons vu par exemple dans la description de la perversion progressive de Sodome, qui emprunte à une réflexion de Platon sur les origines sans s’y limiter et remplace le mythe par l’histoire. Quant au De migratione Abrahami, la philosophie y constitue avant tout un langage dans lequel Philon puise pour élaborer son exégèse, plus que des outils conceptuels précis permettant de développer une argumentation systématique. En somme, Philon n’est pas d’abord théologien, il est exégète : si son œuvre a une portée théologique dans la vision de Dieu qu’il propose et notamment dans les implications fortes du monothéisme, qui conduit à une vive critique des croyances attachées au polythéisme, ou dans le travail qu’il opère sur des notions telles que celle de migration, son souci premier est d’éclairer le texte scripturaire en lui-même, et non de développer à partir de lui une réflexion systématique sur Dieu, sur la manière dont il se révèle ou sur sa création, pour laquelle les doctrines des philosophes pourraient fournir un point de départ solide.

La description des relations entre Écriture et philosophie joue à un dernier niveau, qui oblige néanmoins à renverser en grande partie leur sens. En effet, les niveaux que nous venons d’évoquer n’impliquent que de façon marginale la spécificité la plus grande de l’œuvre de Philon, à savoir la place qu’y tient l’allégorie, ce qui marque leur insuffisance à décrire la totalité de la démarche exégétique. Celle-ci repose sur un principe illustré dans le De migratione Abrahami, lorsque Philon récapitule le troisième départ, celui qui s’opère entre l’intellect et la parole exprimée (Migr., 12). Si la Loi de Moïse est une parole divine, révélée, elle n’est pas pour autant transparente, du fait que le langage employé est celui des hommes d’après la chute, un langage imparfait 613. C’est ce qui justifie qu’il faille chercher au-delà du sens apparent le sens véritable, qu’il faille dépasser le sens premier de l’Écriture elle-même : elle n’échappe pas aux limites intrinsèques de tout langage exprimé, qui ne peut décrire adéquatement ni les corps, ni les archétypes (Migr., 12). Or le sens profond de l’Écriture est lui-même présenté comme un discours philosophique, même s’il doit s’agir désormais du véritable discours philosophique, celui qui livre la connaissance parfaite du monde et de Dieu. Si, dans la pratique de son exégèse, Philon subordonne au texte scripturaire la philosophie, restant fidèle au premier pour opérer des choix au sein de la seconde, il n’en reprend pas moins à son propre compte la visée de cette dernière.

Il écrit en quelque sorte comme un philosophe dont le matériau premier, avant d’être un savoir expérimental sur le monde et sur les hommes, serait le texte de l’Écriture. Si le langage de la philosophie est l’intertexte privilégié de l’exégèse philonienne, c’est que Philon reconnaît la légitimité de la démarche philosophique, qui est la connaissance par l’intellect humain des lois du monde instituées par Dieu, intellect du monde (Migr., 4). L’herméneutique philonienne repose fondamentalement sur cette analogie entre l’intellect humain et Dieu. L’enjeu de l’interprétation de l’Écriture est de développer dans l’intellect une connaissance des réalités intelligibles, laquelle repose sur deux paroles, ou langages : l’une, la Loi de Moïse, est révélée directement par Dieu ; l’autre, la philosophie grecque, est le travail de déchiffrement par l’intellect de la loi de nature, instituée par Dieu. Le travail de l’exégète tel que Philon le pratique est de faire converger ces deux paroles conçues comme deux moyens d’accès à la connaissance de Dieu, deux discours qui devraient tendre à être identiques, même si, de facto, ils diffèrent l’un de l’autre. L’Écriture, la parole par laquelle Dieu manifeste sa volonté aux hommes, celle par laquelle, d’une certaine manière, il se révèle malgré son absolue transcendance, est ainsi comprise comme une autre expression d’une démarche philosophique qui permet de remonter à Dieu non pas directement par sa parole, mais indirectement à travers sa création.

On peut alors comprendre la réaction d’un Benny Lévy, clamant que Philon est « l’otage du langage de la philosophie » 614. Pourtant, s’il apparaît clairement que Philon assume entièrement un paradigme philosophique, dans sa tentative d’éclairer et de justifier la Loi de Moïse par une approche philosophique, le commentaire de l’Écriture apporte quelque chose de nouveau dans la philosophie. Pour prendre un exemple, la pensée profondément dualiste de Philon, d’inspiration platonicienne, est une composante essentielle de sa démarche : elle concerne tout autant le monde que l’Écriture, ce qui touche aux réalités sensibles devant être dépassé pour appréhender les réalités intelligibles. Néanmoins, la particularité de l’approche de Philon est de s’appuyer sur une vision analogique du monde, de l’intellect humain et de l’intellect divin, qui a son pendant dans la polysémie du langage de l’Écriture, ou tout au moins dans sa capacité à assumer en plus de son sens premier un sens figuré. De même, nous avons rappelé que l’Écriture apparaissait à certains égards comme la réponse au questionnement des philosophes, la réalisation d’une aspiration à la sagesse. De façon générale, le monothéisme strict de Philon le conduit à opérer des choix fermes et à unifier la description du monde qu’il donne, en abandonnant le caractère mythique si présent chez Platon. Ces traits assument l’idée d’une révélation de Dieu par lui-même, dans un texte sur lequel il est possible de s’appuyer avec certitude, et de ce fait ils distinguent l’exégèse de Philon d’une simple enquête rationnelle sur le monde et les lois qui le gouvernent : il y a dans l’exégèse de Philon, si attaché qu’il soit à la philosophie, une dimension étrangère à la seule rationalité grecque. Tout comme, à notre époque, Henri Gouhier a pu reconnaître dans la philosophie de Bergson des thèmes, en particulier celui de la création, qui étaient étrangers à la tradition philosophique occidentale héritée des Grecs et qu’il faisait remonter à la culture juive du philosophe 615, de même il y a chez Philon, par son souci de rester fidèle à la lettre de l’Écriture, des thèmes qui ne viennent pas de la pensée grecque, même s’ils peuvent ensuite devenir des thèmes de réflexion.

Plutôt que le sévère jugement de Benny Lévy, nous partageons donc le jugement de David Runia, qu’il reprend à Peder Borgen, selon lequel la position de Philon, risquée à bien des égards du fait de son acceptation du « langage de raison » de la philosophie, fait de lui un « conquérant à la limite d’être conquis » 616. L’expression de « conquérant » nous paraît particulièrement bien exprimer ce qui empêche de réduire Philon à un simple « otage » : dans la mesure où il nous est possible d’en juger aujourd’hui, après la disparition d’autres écrits exégétiques du milieu juif alexandrin de l’époque de Philon ou bien le précédant, son œuvre représente par son envergure une tentative nouvelle, avec toutes les fulgurances, les incohérences et les difficultés que cela comporte, de tenir ensemble toute la Loi et toute la philosophie avec la confiance qu’un accord entre elles est possible, parce qu’il est déjà réalisé en Dieu.

Notes
611.

Hindy Najman, « A Written Copy of the Law of Nature : an Unthinkable Paradox ? », The Studia Philonica Annual, XV, 2003, p. 54-63.

612.

« In short, what must seem paradoxical is the idea of scripture itself » (ibid., p. 63).

613.

Rappelons les mots de David Dawson que nous avons déjà cités (p. 502) : « Like Adam, Moses has accurate knowledge of what he wishes to communicate. Unfortunately, the only language available to Moses is a postlapsarian language with all the deficiencies noted above. […] Moses is forced to use ordinary language to express his extraordinary insights. As a result, his message is always clear and determinate once it is perceived, but it lies hidden in very indirect linguistic expressions marked by various forms of semantic indeterminacy. » (D. Dawson, op. cit., p. 92).

614.

B. Lévy, « Philon et le langage de la philosophie. D… et la création du mal », dans C. Lévy (dir.), Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, op. cit., p. 257 et 262.

615.

H. Gouhier, Bergson dans l’histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989.

616.

D. T. Runia, « How to read Philo », Exegesis and Philosophy. Studies on Philo of Alexandria, Collected Studies Series 332, Aldershot, Variorum, 1990, p. 190. Nous traduisons.