3. Herméneutique philonienne et questions contemporaines

Nous voudrions pour achever ces réflexions proposer une ultime présentation, sur un plan plus spéculatif, de l’écueil que peut rencontrer l’entreprise philonienne. Pour cela, nous ferons appel aux réflexions bien postérieures d’Edmund Husserl sur ce qu’il appelle « la crise des sciences européennes » ou encore, pour reprendre la première partie du titre d’une conférence prononcée à Vienne en mai 1935, « la crise de l'humanité européenne »  617 . Dans cette conférence, Husserl étudie l’origine de la crise profonde qui lui semble caractériser le développement de la raison en Europe au xx e s notamment en ce qui concerne les sciences de l’esprit. Il en fait remonter la cause à une certaine attitude née avec la philosophie grecque, dont il rappelle la genèse et le premier développement, d’une manière qui peut éclairer à la fois l’attrait de Philon, en tant qu’exégète juif, pour la philosophie, et les enjeux voire les risques de cet attrait.

Il peut en effet y avoir une parenté entre la vision d’un exégète juif, convaincu de la transcendance de Dieu et s’efforçant de respecter les commandements qu’il reçoit de lui, et l’orientation, ou Telos, de l’humanité européenne qui émerge avec la philosophie. Celui-ci en effet

‘se trouve dans l’infini, il est une idée infinie, sur laquelle, de façon cachée, l’ensemble du devenir de l’esprit veut pour ainsi dire déboucher. Dès lors que dans le développement ce Telos est devenu conscient en tant que tel, dès lors il devient également nécessaire en tant que but pour la volonté, et par là se trouve introduite une nouvelle et plus haute strate du développement, laquelle est dirigée par des normes, par des idées normatives 618.’

La notion de migration que dégage Philon à partir du texte scripturaire comme de la philosophie platonicienne n’est pas sans lien avec la recherche d’un but infini qui est déterminé par des lois intelligibles.

Le rôle de la dimension contemplative, de la Theoria, introduite par la philosophie grecque, relève de l’évidence. La philosophie apporte également comme attitude nouvelle « la critique universelle de toute vie et de tous les buts de la vie, de toutes les formations et systèmes culturels issus déjà de la vie de l’humanité, et par conséquent, aussi, sous la forme d’une critique de l’humanité elle-même et des valeurs qui expressément ou non la guident » 619, ce dont Philon donne l’exemple de la façon la plus manifeste dans sa défense du sacrifice d’Isaac : en philosophe, il prend de la distance par rapport aux arguments avancés contre l’exemplarité d’Abraham et critique avec précision les différentes pratiques des Grecs comme des Barbares.

Un trait fondamental de l’identité d’Israël chez Philon est qu’il ne se limite pas au peuple juif, mais s’élargit à tous ceux qui sont capables de voir Dieu, eux aussi. Husserl explique de façon semblable à propos de la philosophie et de la communauté nouvelle qu’elle constitue, qui est « une communauté d’intérêts purement idéaux, entre les hommes qui vivent pour la philosophie » 620 :

‘il est manifeste que cette tendance à l’expansion ne possède pas sa limite dans la nation où elle a vu le jour. À la différence de toutes les autres œuvres culturelles, elle est un mouvement d’intérêt qui n’est pas lié au sol de la tradition nationale. Des étrangers appartenant à d’autres nations apprennent eux aussi à la comprendre à leur tour et prennent part d’une façon générale à cette mutation culturelle violente qui émane de la philosophie 621.’

Un certain universalisme que Philon veut voir dans le judaïsme, dans son attachement à la volonté du seul vrai Dieu, entre en résonance avec cette aspiration philosophique.Enfin, signalons que selon Husserl « la philosophie débute comme une cosmologie, elle est tout d’abord, cela se comprend de soi-même, orientée dans son intérêt théorétique sur la nature corporelle » 622, et nous avons pu voir le rôle de la loi de nature et d’une appréhension de l’univers dans sa globalité chez Philon. C’est à partir de cette approche cosmologique que se déploie dans un second temps l’idéalité de la philosophie, notamment « sous la forme de l’idéalisation de la quantité, de la mesure, des nombres, des figures, des droites, des pôles, des surfaces, etc. » 623, ce dont témoigne par exemple l’intérêt porté aux « trois mesures » dans l’exégèse des Quaestiones. Finalement, « la conception du monde prend […] la forme d’un dualisme, et d’un dualisme psycho-physique » 624 : la distinction entre réalités sensibles et réalités intelligibles assumée par Philon en est la traduction immédiate.

Deux difficultés se posent dès lors. La première, comme le souligne Husserl, c’est que, dans le développement d’une communauté de philosophes « se trouve l’origine de cette division, si lourde de destin par la suite, de l’unité du peuple en gens cultivés et en incultes » 625. Nous avons pu constater comment, dans la quaestio que nous venons d’évoquer, comme dans d’autres passages de son œuvre, Philon insiste sur le nombre limité des initiés qui peuvent accéder au sens de l’Écriture qu’il propose. Le risque est que s’opère un déplacement depuis l’ensemble de la communauté du peuple juif, c’est-à-dire de ceux qui vivent selon la Loi de Moïse vers une communauté plus restreinte au nom d’une capacité à entrer dans la logique de l’allégorie et de la contemplation philosophique. Il n’y a pas chez Philon le véritable ésotérisme de la gnose, la Loi de Moïse continuant à faire pleinement autorité dans l’ensemble de ses prescriptions, mais la question se pose de savoir s’il faut réduire Israël à ceux qui peuvent embrasser une démarche qui ne peut être le fait que d’esprits très cultivés, versés à la fois dans l’Écriture et la culture et la philosophie grecque. Au respect de la Loi de Moïse comme condition d’une vie selon la volonté de Dieu s’ajoute un deuxième critère qui ne se superpose pas aisément au premier.

Ce premier risque affronté par l’exégèse de Philon peut expliquer son rejet par le judaïsme rabbinique, dont Benny Lévy se fait le porte-parole moderne. Il a pu contribuer également à limiter l’écho de cette exégèse difficile, malgré les indices d’une certaine diffusion dans le judaïsme alexandrin relevés par Gregory Sterling 626. Si Philon a par la suite été repris dans le christianisme, c’est dans un cadre nouveau, sur le fond d’un universalisme qui repose sur l’idée d’une révélation nouvelle et plénière de Dieu dans la personne de Jésus : ce ne sont donc pas les présupposés de l’herméneutique philonienne qui ont été repris, mais un certain nombre de traits relevés par David Runia, à savoir « le rôle central de l’exégèse », « les méthodes de l’exégèse », la « terminologie » et enfin quelques « capita selecta » 627.

Plus profondément, et sans entrer dans le détail des analyses de Husserl sur la crise de l’humanité européenne et les réponses qu’il propose, l’herméneutique de Philon d’Alexandrie tombe sous le coup de la réflexion du phénoménologue allemand sur l’ « objectivisme » de la philosophie, qui fait qu’ « elle ne pénètre pas l’essence propre de l’esprit » 628 en demeurant attachée à une conception dualiste du monde dans laquelle Husserl voit une « aberration » 629. Le fait est, nous l’avons vu, que la pensée de Philon repose sur le travail par lequel l’intellect parvient à la connaissance de la loi de nature et remonte à Dieu comme créateur du monde : le paradigme assumé par Philon pour sa compréhension de l’Écriture est une maîtrise du monde dans laquelle l’intellect s’extériorise sans pouvoir faire ce véritable retour sur lui-même que Husserl appelle de ses vœux. Comme le rappelait également Bergson,

‘nous nous exprimons par des mots, et nous pensons le plus souvent dans l’espace. En d’autres termes, le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même continuité qu’entre les objets matériels. Cette assimilation est utile dans la vie pratique et nécessaire dans la plupart des sciences. Mais on pourrait se demander si les difficultés insurmontables que certains problèmes philosophiques soulèvent ne viendraient pas de ce qu’on s’obstine à juxtaposer dans l’espace les phénomènes qui n’occupent point d’espace, et si, en faisant abstraction des grossières images autour desquelles le combat se livre, on n’y mettrait pas parfois un terme 630.’

Chez Philon, cette vision problématique héritée de la rationalité philosophique des Grecs ne s’applique pas de façon directe à telle ou telle doctrine, mais aux implications d’une herméneutique dominée par la figure de l’intellect. Les analyses modernes de Bergson et de Husserl le montrent, cette approche peut s’avérer insuffisante pour rendre compte de la plénitude de sens de l’Écriture. Il ne s’agit pas de reprocher à Philon des manques ou des défauts, avec le confort que procure un large recul, mais de réfléchir à partir du cas exceptionnel de Philon, le premier exégète dont l’œuvre nous soit parvenu à développer une entreprise de conciliation de l’Écriture et de la rationalité philosophique, pour nourrir une réflexion sur les enjeux d’une théorie herméneutique.

Si comme l’affirme Husserl il est nécessaire de développer une approche de l’esprit en tant qu’esprit, se tournant de l’extérieur vers lui-même (ce qui est pour lui la tâche de la phénoménologie transcendantale), il serait ainsi intéressant de s’interroger sur le statut de l’exégèse des Pères, qui se développe sur des présupposés distincts pour l’essentiel de ceux de Philon, mais en s’appuyant comme lui de façon importante sur la philosophie et notamment le platonisme. Il pourrait également être fructueux de s’interroger sur les principes qui guident la science herméneutique moderne, qui naît en Europe avec Schleiermacher au tournant des xviii e et xix e siècles : ses présupposés, reçus des Lumières, sont largement concernés par les analyses de Husserl sur l’humanité européenne et les impasses rencontrées par les sciences humaines lorsqu’elles adoptent les critères de scientificité des sciences de la nature.

L’herméneutique philosophique d’un Paul Ricœur, introduisant une réflexion sur « soi-même comme un autre », et l’herméneutique théologique qui en découle, peuvent constituer une forme de réponse. Le renouveau des études patristiques, dont Jean Daniélou et Henri de Lubac ont marqué en France le point de départ quelques années à peine après les réflexions de Husserl, peuvent également constituer à cet égard une importante source de réflexion. L’étude des enjeux herméneutiques de l’exégèse de Philon d’Alexandrie peut sans nul doute apporter, depuis sa position marginale, au seuil de cette période, une modeste mais utile contribution.

Notes
617.

E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », dans id., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 347-383.

618.

Ibid., p. 354.

619.

Ibid., p. 363.

620.

Ibid., p. 368.

621.

Ibid., p. 367.

622.

Ibid., p. 374.

623.

Ibid., p. 375.

624.

Ibid., p. 376.

625.

Ibid., p. 367.

626.

G. E. Sterling, « Recherché or Representative ? What is the Relationship Between Philo’s Treatises and Greek-Speaking Judaism ? », The Studia Philonica Annual, XI, 1999, p. 1-30.

627.

D. T. Runia, « L’exégèse philosophique et l’influence de la pensée philonienne dans la tradition patristique », dans C. Lévy (dir.), Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, op. cit., p. 332-335.

628.

E. Husserl, op. cit., p. 379.

629.

Ibid., p. 380.

630.

H. Bergson, Œuvres. Essai sur les données immédiates de la conscience, Édition du Centenaire, Paris, Presses universitaires de France, 1959, p. 3.