Introduction

‘«(…) laisser corporellement jouer en soi ce qui est vu et ce qui est entendu » (P.Fédida, 1978, p.153).’

La rencontre d’une déchirure

Nous sommes entrée pour la première fois dans un service de réanimation néonatale en 2001. Nous avons alors vécu cette opportunité comme un privilège. Le chef de service, en nous ouvrant les portes de son unité, avait recommandé un premier temps d’observation. Aussi, avions-nous tout loisir de regarder.

Assise au milieu des couveuses, des parents et des soignants, face à la question des origines et devant le mystère de la conception, « l’angoisse aux yeux » (S.Freud) est apparue. Nous pouvions voir des corps qui auraient dû être à l’abri des regards pour des semaines encore. Confrontée à

‘« l’énigmatique puissance de signification de ce qui aurait dû rester caché » (P.Fedida, 2000, p.67), ’

l’excitation de voir est devenue angoisse, angoisse infantile d’avoir voulu voir et d’être vue voyante.

Le monde des couveuses, à la fois terrifiant et séduisant provoque le regard et fait naître un sentiment d’inquiétante étrangeté. Fascinée, immobile, le regard fixé sur les couveuses, nous nous sommes trouvée passive comme dans un rêve, affectée par le monde de la néonatologie. Les services de réanimation néonatale re-présentent quelque chose de la scène primitive, donnent à voir ce qui aurait dû être caché. Ils re-présentent l’impossible et l’interdit.

Le discours objectivant de la médecine permet très rapidement de se raccrocher à un savoir qui vise à rendre intelligible l’univers des machines qui n’existe que dans le but de maintenir des êtres entre la vie et la mort. La tentation est grande de se laisser entraîner par ce discours et d’affiner nos représentations avec le savoir qui nous est donné. Pourtant il nous a semblé important d’accepter de ne pas comprendre, de ne pas savoir et de nous laisser imprégner par ce que nous éprouvions en néonatologie. Le voir phénoménologique, développé dans la pensée de Merleau-Ponty

‘« est non seulement anté prédictif mais en deçà de toute représentation » (J-B. Pontalis, 1977, p.73).’

Dans la rencontre clinique avec les femmes qui accouchent très prématurément, nous nous sommes essayée à une phénoménologie du regard. Aussi avons-nous posé

‘« un regard qui ne s’approch(ait) pas seulement pour discerner et reconnaître, pour dénommer à tout prix ce qu’il saisis(sait) — mais qui, d’abord, s’éloig(nait) un peu et s’abstenait de tout clarifier tout de suite. Quelque chose comme une attention flottante, une longue suspension du moment de conclure, où l’interprétation avait le temps de se déployerdans plusieurs dimensions, entre le visible saisi et l’épreuve vécue d’un dessaisissement » (G.Didi-Huberman, 1990, p.25). ’ ‘C’est le désir de voir qui rend visible. Et c’est bien ce désir de voir qui était le moteur de notre démarche clinique. Voir ce qui se passait en ce monde-là, si mystérieux. Mais ’ ‘« parce que la scène primitive ne se donne jamais que comme énigme, masse fantasmatique qui submerge la capacité de traduire en mots » (S.Mellor-Picaut, 1980, p.112),’

le voir se prolonge en désir de savoir, désir de recherche qui investit et érotise une même dimension : l’énigmatique.

Et c’est bien l’énigme qui a alimenté notre désir de comprendre. Enigme de ces corps dans les couveuses, énigme de ces femmes regardant ces corps. Quelque chose d’une inflation de la transparence était là : nous pouvions voir à travers le corps fragile et transparent des bébés comme nous pouvons aujourd’hui voir à travers le corps des femmes, grâce à l’imagerie médicale.

Dans son texte Le paradigme du féminin, M.Schneider (2004a) souligne que chez S.Freud, le corps creux de la femme devient l’espace creux du psychisme. Dans la pensée de J.Lacan, il ne s’agit plus de creux mais de trou. Outre l’angoisse du vide inhérente au trou, le trou est ce à travers quoi on peut voir, quitte à buter sur ce qui est derrière, de l’autre côté.

Si le corps creux est rassurant, accueillant et peut assurer la nidation, et que ce creux-paroi, assure la butée du regard, la prématurité est comme une trouée dans la grossesse. Elle intervient dans le corps creux pour prolonger dans le regard le processus de gestation. Enfermé dans une logique du trou et du vide, le travail de figuration devient difficile.

Aussi cette question du regard a-t-elle travaillé toute notre recherche. Nous regardions des femmes regarder leur bébé prématuré. Et ces femmes rencontrées nous vivaient comme détenant un savoir sur ce voir-là. Et nous regardions ensemble le contenu du ventre maternel, le mystère dévoilé du dedans de la femme enceinte. Notre recherche témoigne de cette rencontre entre voir et savoir.

L’impact traumatique

Le corps étranger, le fœtus, une fois expulsé, et placé dans une couveuse vient effracter le psychisme de celui qui le regarde. Ainsi, depuis notre place de psychologue-chercheure, nous devions abriter psychiquement et loger à l’intérieur de nous ce « corps étranger ».

Sensible à la dimension traumatique de l’expérience de la prématurité pour les femmes qui accouchent prématurément, nous avons traité la question du traumatisme à partir des situations de répétitions d’accouchement prématuré (G.Moulin, 2002). Nous en avons conclu que la répétition de l’accouchement prématuré est une tentative de reprise d’élaboration du premier accouchement et une tentative de solution « bio-logique » du traumatisme (R.Roussillon, 1999).

Nous avons souhaité poursuivre cette réflexion en envisageant le premier puis le deuxième accouchement prématuré comme succession d’après-couppouvant donner sens à un événement qui, sans cela, serait resté en suspens : la grossesse elle-même. Dans sa conception de l’appareil psychique S.Freud pense le traumatisme comme une effraction et il souligne la nécessité de

‘« protéger sa propre enceinte pour surveiller l’apparition éventuelle d’un étranger venant se loger à l’intérieur » (S.Freud cité par M.Schneider, Op.Cit., p.77). ’

La grossesse impose à la femme de « baisser la garde » et de laisser survenir un étranger en elle, de le laisser s’installer. Aussi peut-on envisager la grossesse comme l’événement traumatique dont la prématurité n’est qu’un des effets d’après-coup.

Depuis une cinquantaine d’années, les recherches sur la grossesse et la vie psychique de la femme enceinte se multiplient montrant que l’expérience de la grossesse est tout à la fois psychique et somatique et qu’elle s’apparente à une « crise » importante dans le développement psychoaffectif de la femme. Ainsi comme le souligne M.Bydlowski (2001, p.42),

‘« un champ d’étude nouveau a été (…) créé à la limite de l’espace intra-psychique (à l’intérieur même du psychisme de la jeune femme) et du domaine intersubjectif (entre sa propre subjectivité et celle, débutante, de son bébé). Dans ce moment de leur vie commune -la grossesse- l’enfant a un double statut. Il est présent à l’intérieur du corps de sa mère et de ses préoccupations mentales et pourtant il est absent de la réalité visible. Il est actuel et pourtant il n’est représentable que par des éléments du passé ». ’

La grossesse fait en effet partie d’un processus d’auto-appropriation de soi et engage une reprise de l’histoire psychique du sujet. Pour la femme enceinte, le bébé qu’elle porte contient aussi quelque chose de sa propre mère. Cette dimension archaïque de la grossesse entraîne un retournement de la chaîne des générations et la répétition « autre » d’un lien qui a préexisté entre la mère et sa fille. Le lien interne avec le fœtus reprend quelque chose du lien avec la mère ou quelque chose de l’échec du lien. Qu’est-ce qui se rejoue de la relation de la mère avec son fœtus et son bébé et qu’est-ce qui se passe dans l’actuel avec son partenaire ?

Si la grossesse peut témoigner d’une construction interne d’un certain nombre de liens en fonction de l’organisation représentative inconsciente, qu’en est-il des grossesses « à rixes » pour reprendre le lapsus d’une femme rencontrée dans le cadre de notre recherche. Que vient révéler ou réveiller l’expérience de la grossesse pour les femmes qui accouchent très prématurément ? Peut-on comprendre cet avatar de la grossesse comme l’expression d’une faillite des représentations inconscientes et d’un lien qui a manqué à se constituer ? Comme le souligne J.-B.Pontalis (1971, p.49),

‘« l’experiencing suppose une mobilité au sein du psychisme, soit, comme y insistent plusieurs auteurs anglo-saxons intéressés au problème de la créativité, une « dissociation » qui ne va pas jusqu’au clivage. A cette capacité de tolérer l’informe, doit s’adjoindre une capacité d’élaboration qui demande une distance minimale, un certain jeu par rapport aux excitations externes et internes ».

Aussi cette expérience de la grossesse mobilise-t-elle la femme sur le chemin de la régression, de l’informe et cette aventure peut faire peur et conduire à son évitement ou à son arrêt prématuré.

À partir des travaux existants sur la grossesse et de notre propre expérience auprès de femmes enceintes, nous avons posé la question de la maternité dans l’inconscient des femmes. Nous avons cherché à approcher cette énigme. Il nous a semblé pertinent de revenir aux phénomènes tels qu’ils se manifestent aux femmes enceintes :Que voient-elles ? Que sentent-elles ? À quoi rêvent-elles ? Quelle place accorder aux sensations fœtales pendant la grossesse ? Quel est le degré d’intrication entre image échographique et perception du fœtus ? Comment le suivi médical proposé aux femmes enceintes est-il perçu ?

Il nous est apparu que nous revenions toujours à la question du corps et à la place des éprouvés dans l’expérience de la grossesse. Aussi nous sommes-nous demandé si ce défaut d’expérience de la grossesse, la prématurité, avait à voir avec l’absence ou le trop plein de sensations corporelles. Nous avons donc développé une approche dialectique des interrelations psyché-soma dans le processus de la grossesse et de ses avatars en nous efforçant de tenir compte des deux modes d’explications, biologique et psychique, sans les séparer.

Nous proposons donc d’étudier les enjeux intrapsychiques et intersubjectifsengagés dans la très grande prématurité à partir d’une compréhension psychosomatique de l’expérience de la grossesse.

Précision méthodologique : notre démarche est abductive1 . Nous sommes partie d’un constat : les femmes qui accouchent très prématurément rencontrent leur bébé dans un univers technologique où la question du regard et de la transparence est centrale. Nous les avons très souvent entendu exprimer leur soulagement parce qu’elles pouvaient voir l’enfant. Il nous est apparu dans l’accompagnement de ces femmes que le travail d’élaboration autour de la naissance se faisait depuis l’acte de voir l’enfant dans la couveuse comme si elles avaient besoin de voir l’enfant pour se le représenter.

Notre travail consiste donc à interroger ce qui mobilise la vue et le toucher dans l’expérience de la grossesse. Nous développons ainsi la place du suivi médical, des échographies et des sensations fœtales au cours de la grossesse afin de voir si ces éléments occupent une place spécifique dans le vécu des femmes qui accouchent très prématurément.

Notre travail se présente de la manière suivante : après avoir proposé une interprétation immédiate et sensible du phénomène de la prématurité et précisé nos hypothèses, nous définissons le champ théorique dans lequel s’inscrit notre recherche.

Ensuite, nous présentons le dispositif de recherche qui a permis de mettre à l’épreuve nos hypothèses. Ce dispositif a été choisi afin d’explorer les vécus des femmes qui accouchent très prématurément lorsqu’elles sont enceintes. Ainsi nous avons rencontré des femmes hospitalisées pour des menaces d’accouchement prématuré parmi lesquelles certaines sont allées au terme de leur grossesse et d’autres ont accouché très prématurément. Nous avons également rencontré des femmes enceintes pour lesquelles la grossesse se déroulait sans problèmes somatiques nécessitant une prise en charge médicale.

Nous présenterons dans un troisième temps les résultats obtenus à travers ce dispositif. Nous exposerons quatre cas que nous jugeons représentatifs de l’ensemble de la population étudiée. Nous dégagerons alors, à travers l’analyse de la clinique, une tentative de compréhension des enjeux psychoaffectifs de la très grande prématurité, que nous soumettrons à la discussion, avant de conclure.

Notes
1.

Comme le souligne M.Balat (1989), « nous devons à Peirce d'avoir indiqué un mode d'inférence particulier toujours corrélé à cette dimension acritique ou inconsciente. C'est l'Abduction. Celle-ci est le mode de production de l'hypothèse et constitue sa conclusion comme possible. Rappelons que les deux autres modes sont l'Induction, dont la conclusion, qui est une règle, est probable, et la Déduction dont la conclusion est certaine. Disons que la Déduction, d'une règle et d'un cas, infère une conclusion, que l'Induction, du cas et de la conclusion infère la règle, et que l'Abduction, de la conclusion et d'une règle, infère le cas. On peut remarquer aussi que la règle, dans le cas de l'Abduction est une sorte d'état limite d'une infinité de règles partielles qui remontent de la conclusion au cas. C'est dire que la règle, dans l'Abduction, est efficiente sans être pour cela critiquable sinon par une nouvelle inférence de type déductif ou inductif qui permettrait de valider l'hypothèse et de reconstituer, ou plutôt d'approcher, la règle. ».