I- Problématique : La prématurité envisagée sous l’angle de la somatisation

F.Ferraro et A.Nunziante (1985) décrivent la grossesse comme une expérience de fusion psychosomatique avec l’objet. L’implantation et la nidation de l’embryon à l’intérieur du ventre de la femme lui procure un sentiment psychosomatique de fusion totale avec l’objet. Cette expérience fusionnelle s’inscrit en premier lieu dans le corps qui tolère la nidation de l’embryon à l’intérieur de la paroi utérine. Une fois la période des éventuels vomissements et nausées dépassée, un sentiment de quiétude envahit la mère qui observe son ventre s’arrondir doucement. Le corps maternel devient ainsi un corps plein, un contenant à l’intérieur duquel se développe un enfant.

Pour ces auteurs, la grossesse est un moment de mise en acte de la pulsion fusionnelle primitive, « remplissage de quelque chose qui s'est vidé à la naissance » (Op.Cit., p.89). Le corps s’arrondit, se remplit, il devient plein, réactualisant ainsi l’identification au corps maternel archaïque et puissant. Le moteur de la procréation est, pour ces auteurs, le désir de restaurer la relationprimaire, de nier le traumatisme de la séparation originaire. La maternité, fantasme d'un « corps plein », mobilise les pulsions les plus archaïques.

‘« La grossesse apparaît comme le paradigme de telles aventures : elle produit dans le corps et évoque dans les fantasmes l’histoire de fusion/séparation, base précoce de la première acquisition de l’identité individuelle » (p.54).’

Par la présence du fœtus en elle, la femme enceinte expérimente dans son corps l’altérité interne. Cet autre en soi que le sujet découvre et construit par le retrait de l’objet devient vivant et palpable. La grossesse le matérialise pour ainsi dire. La grossesse donne à (re)vivre l’expérience du « seulement dedans, aussi dehors » (C.et S.Botella, 1990). Aussi la façon dont le sujet a pu construire dans les premiers temps de sa vie la différenciation moi/non-moi et dedans/dehors est-elle réactivée par l’expérience de la grossesse. La grossesse entraîne un

‘« processus de dilatation du Moi, au cours duquel l’indétermination première des frontières entre sujet et objet se retrouve » (M.de M’Uzan, 1994, p.98).’

Ainsi la grossesse ravive-t-elle chez la femme sa relation à l’objet primaire et la nécessité de distinguer progressivement un monde interne et un monde externe.

« La « matière première » du psychisme, comme Freud l’appelle en 1900, la trace mnésique, celle à partir de laquelle le travail psychique va devoir s’effectuer, doit être conçue comme mêlant ce qui vient du-dedans (sensations, affects, motions pulsionnelles) et ce qui vient du-dehors (perception en provenance de l’objet et sensations et excitations «produites» par la rencontre avec l’objet) mais affecte le sujet de l’intérieur.
À l’origine est la confusion représentative et perceptive moi/non-moi, le sujet est affecté globalement par ce qui se passe. C’est le fruit de l’élaboration psychique que de différencier progressivement ce qui, en fait, «objectivement» est lié à l’impact du-dehors et ce qui en fait « vient » du sujet, de sa réaction propre, de sa pulsionnalité propre.
La différenciation dedans-dehors, ou moi-non moi, n’est pas une donne première, c’est une production issue de la complexification et de la construction de l’appareil psychique, production qui mobilise un ensemble de processus transitoires. C’est tout l’enjeu de la transitionnalité que de suspendre la nécessité de cette différenciation jusqu’à ce qu’elle soit rendue possible
par l’organisation progressive de la psyché » (R.Roussillon, 2001a, p.1382). ’

En effet, comme l’a montré D.-W.Winnicott, la mère suffisamment bonne doit parvenir à maintenir pendant un certain temps l’illusion pour le bébé que le sein, c’est lui. Plus tard seulement, le bébé pourra construire l’idée qu’il a le sein et que de ce fait, il n’est pas le sein. La femme est enceinte avant d’avoir un bébé. On voit bien comment ce temps d’indifférenciation avec le fœtus remet en scène le processus d’illusion narcissique primaire et convoque ainsi la relation de chaque femme enceinte à l’objet primaire.

À la différence d’autres avatars de la grossesse tels que les fausses couches ou les problèmes de fertilité, la très grande prématurité intervient en aval du processus. Les retrouvailles avec l’objet primaire ont pu avoir lieu, la grossesse a pu s’installer.

L’apparition des mouvements fœtaux, au cours du second trimestre de la grossesse, est parfois troublante car la mère doit apprendre à reconnaître, à l’intérieur de son ventre, des manifestations corporelles d’un corps qui n’est pas le sien et qu’elle ne peut pas contrôler. Les mouvements actifs du fœtus (frémissement, frôlement, attouchement) provoquent des sensations internes ambivalentes chez les femmes enceintes. Certaines se disent parfois gênées par ces manifestations, notamment au cours des rapports sexuels avec leur partenaire. D’autres ne retiennent que l’aspect douloureux des coups de pied dans les côtes.

Ces mouvements sont aussi les premiers signes d’individuation émis par le fœtus et ils inaugurent la séparation à venir, ce qui peut expliquer l’ambivalence qu’ils suscitent. Cette seconde étape de la grossesse se caractérise par l’expérience de différenciation opérée par la femme entre elle et l’enfant. L’enfant pensé comme une partie du moi devient l’enfant-distinct, sujet à part entière, ce que B.Golse appelle le processus d’objectalisation.Le fœtus, jusque-là objet purement interne devient un objet intérieur physique mais déjà psychiquement externalisé, ce qui se traduit cliniquement par l’infléchissement progressif de l’attention psychique de la mère du contenant (elle-même) au contenu (fœtus-nouveau-né).

B.Golse (2001b) formule l’hypothèse que ce qui forme le socle du mouvement graduel d’objectalisation au sein de la psyché maternelle, c’est cette bascule des processus d’attention maternelle du dedans vers le dehors, ce passage de la transparence psychique à la préoccupation maternelle primaire.

‘« Ce mouvement qui est de l’ordre d’un gradient continu est jalonné par quatre étapes correspondant à des statuts différents de l’objet : objet purement interne, objet intérieur physique mais déjà psychiquement externalisé, objet externe physique (après l’accouchement) mais psychiquement encore internalisé (la mère est alors en relation avec son bébé grâce aux traces mnésiques profondément enfouies et massivement réactivées du bébé qu’elle a elle-même) et objet véritablement externe enfin (l’enfant devient un interlocuteur externe et qui a son correspondant interne au niveau des représentations mentales qui se rattachent à lui) ». ’

Cette hypothèse soutenue par B.Golse nous a conduit à réfléchir à la mise en place du processus d’objectalisation du fœtus chez les femmes qui accouchent très prématurément. Les perceptions foetales faciliteraient le travail de représentation du fœtus comme objet-distinct. Une recherche menée par D.Cupa, H.Deschamps-Riazuelo, F.Michel (2001) soutient que c’est à partir du moment où l’enfant se met à bouger (échange sensoriel) que les éprouvés maternels sont les plus riches. Au niveau des représentations, le toucher est, avec le regard, un des sens les plus souvent évoqués par les mères pour s’imaginer en interaction avec leur enfant :

‘« Il semble qu’avant de pouvoir s’imaginer son enfant, les mères aient besoin de l’éprouver » (p.36).’

D.Cupa et al. concluent que c’est ce repérage sensoriel qui permet à la mère de se représenter son enfant, de lui donner vie psychiquement. Ainsi le corps viendrait-il en étayage du discours représentationnel.

Une série de questions se pose alors :

Dans la clinique des femmes qui accouchent très prématurément, les sensations foetales sont perçues quelque temps avant que ne survienne la naissance prématurée. Ce qui nous a amenée à questionner la place des éprouvés sensoriels dans ces grossesses achevées prématurément. Les mouvements fœtaux favorisent-ils nécessairement un travail de représentation et d’objectalisation du fœtus ? Qu’est-ce qui sous-tend ce travail de représentation ? Qu’est-ce qui peut l’entraver ? Le fait de sentir nettement et fréquemment le fœtus permet-il toujours de l’envisager comme un objet distinct ? Qu’est-ce qui est mobilisé à travers ces perceptions fœtales chez ces femmes ? L’accouchement est-il une recherche de solution inconsciente pour se débarrasser de ces perceptions ? Pouvons-nous envisager la très grande prématurité comme une « anti-auto-excitation » (M-L.Roux, 1993) visant à se débarrasser de la perception du fœtus in utero ?