1-4- La grossesse : unité psychosomatique

La grossesse est un événement bien étrange. Elle

‘« constitue pour les biologistes un paradoxe immunologique : c’est la seule greffe semi-allogénique rejetée seulement après neuf mois » (M.Soulé, 1999a, p.59). ’

Ce qui signifie que l’expulsion du fœtus au terme de neuf mois est extraordinaire car d’après les lois de la biologie, l’implantation et la nidation de l’œuf dans la paroi utérine ne devraient pas être possible. Le système immunitaire de la mère est potentiellement hostile au fœtus. Tout se joue dans cette potentialité que choisit ou non d’exprimer le corps de la mère envers l’embryon, dévoilant le degré de tolérance de la mère aux mutations somato-psychiques inhérentes à la grossesse.

‘« Précisément il est un seuil à partir duquel la disproportion entre les besoins fœtaux et le métabolisme maternel mènent à un conflit d’intérêt sur le plan organique. Certains font par exemple l’hypothèse que la pré-éclampsie serait issue d’un déséquilibre entre les besoins de la grossesse (en particulier en substances mobilisées pour la croissance du gros cerveaux humain) et les limites de l’organisme maternel » (L.Rogiers, 2003, p.284)’

D’un point de vue biologique, l’enfant est un parasite pour le corps maternel. Comment comprendre le fait que ce parasite se transforme pour la mère en hôte choyé ?

‘« Métaphoriquement, on pourrait dire que, pour être toléré (aimé), le fœtus doit d’abord être reconnu comme différent donc comme étranger. Cette reconnaissance se fait par la production de défenses à visée destructrice. De manière analogue, on sait que pour Freud « l’objet est connu dans la haine ». C’est en le rejetant qu’on prend conscience de son identité, de son altérité. La métaphore immunitaire donne une figuration « aux pathologies du lien » (S.Faure-Pragier, 1997, p.175).’

Plus qu’une métaphore, les réactions immunitaires sont l’expression d’interrelations entre le corps et la psyché. Pour que la grossesse se déroule normalement, il faut que le fœtus dispose d’un système de protection très particulier, à l’intérieur duquel le placenta, organe temporaire, inséré dans l’utérus, envoie des messages de non-agression au corps de la mère. Le placenta joue le rôle de médiateur, de pare-excitation, de protection. Selon J.Clerget (2002 p.10), le placenta, dans ses vertus métaphoriques est

‘« une véritable force d’interposition (qui) s’oppose à l’indistinction de la mère et de l’enfant »’

Pour B.This (1989, p.109), le placenta est

‘« gênant parce qu’il fait barrière entre la mère et l’enfant, s’opposant au fantasme unaire ».’

Barrière immunologique, il est aussi un lieu d’échange entre la mère et son enfant. La défaillance du système placentaire, qui ne parvient plus à protéger le fœtus des attaques provenant du psychosoma de la mère est à interroger d’un point de vue psychosomatique, dans ce qu’elle dit de la tension des relations entre le corps de l’enfant et le psychosoma de la mère et de leur difficulté à se rencontrer sur un terrain pacifié. Ainsi que le soulignent M.Soulé et M.-J.Soubieux (2004‘ , ’p.312),

‘«le fœtus en effet peut mourir de l’action léthale du corps maternel, mais inversement la mère peut souffrir ou mourir de l’action toxique fœtale ».’

Comme l’a très bien montré S.Faure-Pragier (Op.Cit, p.175) dans son travail sur les stérilités féminines, il est bien difficile de discerner le point de départ d’une inconception. Le corps et le psychisme sont si étroitement intriqués qu’il est nécessaire de les penser dans un mouvement circulaire : ils produisent les deux aspects d’une même réaction. Pourquoi le corps n’accepte-t-il pas, dans certains cas (fausses couches à répétition, inconception), la grossesse ? Qu’est-ce qui permet lepassage de l’embryon vécu comme un corps étranger à celui de l’embryon pensé et aimé comme l’enfant idéal ?

Par ailleurs, lorsqu’une grossesse s’installe, cela ne signifie pas pour autant l’exclusion d’incidents somatiques au cours de son déroulement. Le corps sollicité pour satisfaire un désir est parfois défaillant ou vécu comme tel. Il peut, a contrario, mettre en échec les moyens contraceptifs et révéler une grossesse inattendue. Le désir de grossesse peut alors s’opposer à la décision rationnelle de certaines femmes d’utiliser des méthodes contraceptives. Comme le souligne W.Pasini (1998),

‘« (…) le désir de grossesse est un véritable syndrome qui éclaire l’unité interne de la gynécologie psychosomatique (…) ».’

Le projet de grossesse s’inscrit donc dans un processus psychosomatique au sein duquel il est bien difficile de définir le primat du biologique sur le psychique ou inversement. Pris dans une circularité entre le corps et le psychisme, le désir d’enfant et sa conception sont à entendre comme des événements psychosomatiques. F.Molénat (2001) définit la grossesse comme une période de grande vulnérabilité maternelle, propice aux développements de troubles psychosomatiques tant l’intensité des bouleversements est importante.

Ainsi la grossesse nécessite pour la femme d’accepter l’intrusion de son corps par un autre, a priori hostile. Comme le souligne M.Schneider (2004b,p.50), si

‘« la présence d’un être habitant à l’intérieur de soi vous vole l’espace propre, fait intrusion (….) l’entrée de l’autre peut, passagèrement ou durablement, être vécue, pour une femme, comme don d’un espace dont elle ne se savait pas porteuse ». ’

Comment alors comprendre l’impossibilité pour certaines femmes d’accueillir cet autre en elle et de s’engager dans le corps à corps avec l’enfant ? L’espace creux est-il déjà habité ? La mère de la fille en a-t-elle été délogée ?

De l’infécondité

‘« Ces nausées sont produites par la répugnance du Ça pour ce quelque chose qui s’est introduit dans l’organisme. Les nausées expriment le souhait de l’écarter et les vomissements sont une tentative de s’en débarrasser. Par conséquent, désir et ébauche d’avortement. Qu’en dîtes-vous ? » (Groddeck, 1923, p.55) ’

L’essentiel des travaux portant sur les femmes infécondes met en avant le rapport complexe qu’elles entretiennent à leur mère. Selon les thèses de M.Bydlowsky, les fausses couches et l’infertilité sont l’expression de l’impossible reconnaissance de la dette que la fille a contracté envers sa propre mère. L’imago maternelle archaïque empêche la fille de s’identifier à sa propre mère et le processus de grossesse est attaqué pour se défendre du risque de fusion :

‘« La fausse couche permet donc une vengeance contre la mère, une victoire sur le risque de symbiose, la preuve d’une différence avec la mère et de son autonomie » (S.Faure-Pragier, 1997, p.71).’

Les fausses couches seraient ainsi une façon de tuer la mère en soi plutôt que de régler sa dette de vie envers elle, comme si le corps venait signifier ici un refus de la filiation. L’attaque de leur propre corps exprimerait le désir de détruire le ventre fécond de la mère. Le risque de symbiose ramènerait ces femmes à la violence fondamentale : « lui ou moi », détruire l’enfant ou être détruite par lui. Les fausses couches seraient l’expression d’une violence primitive mal intégrée, traduisant une identification à la mère meurtrière de l’enfance. Pour S.Faure-Pragier, (1997,p.16),

‘« la stérilité ou les fausses couches apparaissent alors comme une défense vitale, liée aux pulsions d’autoconservation, dans la mesure où, pour le psychisme, « ce sera lui ou moi ». C’est le conflit narcissique de base ». ’

Le bébé potentiellement destructeur serait inconsciemment identifié à une partie infantile de leur moi passif, impuissant.

Le désir d’enfant pour la mère et de la mère serait parfois impossible à réaliser, par peur de la reviviscence de l’échec traumatique infantile. On peut imaginer que la haine pour la mère, refoulée, entraîne un refus haineux d’enfant à la mère. Le corps devient alors

‘« un champ de bataille, comme si la lutte archaïque qui s’y exprime exigeait ce prix pour se faire entendre » (J.Mc Dougall, 1974, p.132).’

Les fausses couches qui précèdent la grossesse peuvent s’envisager comme un rejet de

‘« ce corps étranger que son corps, à elle, cherche à tout prix à expulser, ce qui réussit dans certaines circonstances finalement nombreuses, c’est une « violence fondamentale » biologique : « C’est lui ou moi » selon l’expression de J.Bergeret(1996) » (M.Soulé, 1999a, p.48). ’

Les fausses couches signent l’engagement du processus de maternité et le font échouer. Est-ce le corps à corps avec l’enfant qui est trop menaçant ? La fausse couche témoigne-t-elle d’un manque d’investissement libidinal de l’enfant attendu ?

En tout cas, la mise en échec de la potentialité procréatrice ravive l’image d’une mère archaïque intrusive, toute-puissante,détruisant les capacités maternelles de la fille et lui donnant le sentiment qu’elle n’est pas capable d’être mère…

‘« Les mères deviennent omnipotentes dans la réalité, puisqu’elles sont seules à pouvoir enfanter. Les filles stériles sont réduites à la régression qui les fait redevenir des petites filles envieuses et impuissantes, comme elles le furent autrefois » (S.Faure-Pragier, 2003, p.59).’

Le ventre est désigné comme un lieu stérile, morbide. A chaque fausse couche, les femmes semblent signaler leur impossibilité à être un contenant, tout en cherchant secours et refuge chez les spécialistes de la conception. Une femme rencontrée par E.Darchis (2004, p.97) dira à la suite de la mort de son bébé in utero :

‘« mon ventre, c’est de la pourriture à l’intérieur, je ne pourrai faire que des enfants pourris ».’

Au cours de notre recherche plusieurs femmes ont évoqué l’expérience d’être restées, à la suite d’une fausse couche, plusieurs semaines avec l’enfant mort en elles, les médecins suggérant d’attendre une expulsion spontanée du fœtus mort. Que se passe-t-il lorsque les médecins décident de ne pas prendre en charge l’enfant mort in utero, en espérant une séparation « naturelle » des corps ?  La suggestion qui leur est faite de garder l’enfant mort à l’intérieur d’elles atteste du fait qu’elles peuvent porter un enfant mort tandis qu’elles ne parviennent pas à porter la vie, ce qui ne peut, semble-t-il, que renforcer l’identification à la mère meurtrière et infanticide.

Le creux maternel est désigné comme trou noir, gouffre obscur, cimetière, comme si, dans la relation intersubjective avec les médecins, ces femmes devenaient un support de projections de fantasmes sadiques concernant l’intérieur du corps maternel. Qu’est-ce qui se joue alors dans la rencontre avec l’objet médical ?

Au cours de ce parcours, parfois très long, pour accéder à la maternité, ces femmes multiplient les rencontres médicales et s’engagent ainsi dans un rapport intersubjectif avec les médecins. En s’aventurant sur la voie du « devenir-mère », elles se tournent vers l’institution médicale, vraisemblablement en quête d’une mère attentive et contenante. L’institution médicale les prend en charge et occupe alors une fonction de soins, maternelle, tout en se proposant comme une figure tierce entre la mère et l’enfant. L’institution médicale est-elle par ailleurs identifiée à une figure paternelle auprès de laquelle elles viennent chercher l’assurance d’une différence, d’une altérité ?