2-5- La naissance prématurée

Conditions et caractéristiques

‘« […] l’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » (S.Freud, 1919,p.215) ’

Un accouchement prématuré se déroule la plupart du temps dans l’urgence. Les femmes enceintes viennent parfois à l’hôpital pour une visite de contrôle et sont surprises d’y rester et d’accoucher quelques heures plus tard. La décision d’extraire l’enfant est prise très rapidement. En l’espace de quelques minutes, le corps maternel devenu jusqu’alors un « corps pour deux » (J.Mac Dougall, 1985), protecteur, accueillant le temps de la grossesse, devient menaçant. La tension des relations entre le corps de l’enfant et le psychosoma de la mère est trop forte. Afin de préserver la vie de l’enfant et celle de sa mère, il faut séparer ces corps qui ne parviennent plus à se rencontrer sur un terrain pacifié.La femme enceinte est souvent immédiatement anesthésiée et apaisée avec des calmants et elle n’est pas toujours réveillée au moment de la naissance de l’enfant qui est immédiatement emmené en réanimation. Au réveil, ces femmes sont seules dans la salle d’accouchement, le ventre vide et sans enfant à leurs côtés. Ces femmes n’ont pas le sentiment d’avoir accouché mais plutôt celui d’avoir été opérées. Leur ventre est subitement vide. La peau cisaillée. L’accouchement se passe sans elles et elles ne voient pas leur enfant avant vingt-quatre heures car elles ne peuvent pas se déplacer dans le service où il se trouve. Elles ont une photo polaroïd sur leur table de nuit, donnée au père de l’enfant par l’équipe de réanimation. De nombreuses femmes rencontrées en néonatologie racontent leur accouchement comme un événement auquel elles n’ont pas participé :

‘« on m’a accouché », « on m’a arraché mon enfant », « les médecins ont choisi de sortir A. ». ’

L’équipe médicale aurait « arraché » le bébé et se le serait approprié.

Leur accouchement ne leur appartient pas. La cicatrice de la césarienne n’est pas reliée sensoriellement à la naissance de leur enfant. Ces femmes ne voient pas leur bébé lorsque la médecine le retire de leurs entrailles et elles ne sentent rien de cette extraction. Une continuité a été rompue. Un être était dans leur ventre. Il a été retiré mais sans qu’elles puissent faire le lien entre leur corps et l’enfant qui y logeait. Nous pouvons penser qu’il manque un temps, celui de la reconnaissance par la mère de ce « corps étranger », soudainement retiré1 et la conscience de ce retrait2. « La césure impressionnante de la naissance » (S.Freud,1926)se résume pour ces femmes à un geste médical qui incise et libère le foetus… Après un accouchement prématuré, le temps du corps à corps entre la femme et son enfant semble n’avoir jamais existé, comme si la séparation brutale, l’arrachement des corps, ne laissaient que du vide, une

‘« béance dans le perceptif, doublée d’une béance dans le représentationnel » (C. et S.Botella, 2001, p.57). ’

Ce temps-là gît dans le silence. Les conditions de l’accouchement et la prise en charge de l’enfant peuvent favoriser l’émergence, chez les mères, de fantasmes de vols d’enfants.

L’acte de voir est lui au coeur de la rencontre. Après la photo polaroïd, la rencontre avec l’enfant qui vient de naître prématurément se fait à travers une vitre, celle de la couveuse. Un enfant se trouve alors au dehors du ventre maternel, visible mais presque intangible, comme s’il était encore dedans, encore à l’abri, à l’intérieur de sa couveuse…membrane…

Le bébé est parfois déformé lorsque l’on cherche à le saisir à partir d’angles nouveaux. Les angles de la couveuse altèrent la perception. L’enfant est soudainement démultiplié à l’infini, insaisissable. Les éclairages permettent difficilement de saisir la couleur de sa peau. L’ensemble de ces éléments trouble la perception des bébés prématurés. Ils sont à la fois très proches et très éloignés, comme dans le rêve. Les mères voient leur enfant sans l’entendre. Les enfants intubés sont « muets » du fait de l’intubation. Elles sont confrontées à un régime paradoxal et inquiétant du visible.

Elles ne peuvent pas prendre leur bébé dans leurs bras. Avec la couveuse, les contacts entre le corps de la mère et celui de l’enfant s’établissent sur le mode du morcellement : une seule partie du corps à la fois peut être touchée. Il faut attendre plusieurs jours avant qu’un contact peau à peau et donc corps à corps soit possible. La rencontre de l’enfant avec sa mère a donc lieu sur de curieuses modalités sensorielles.

Comment reconnaître son bébé dans cet être vague et flou, qui est comme doublement mis à distance : dans le temps (elles le voient plusieurs jours après sa naissance) et dans l’espace (il est proche, accessible au regard et dans le même temps inaccessible derrière sa vitre) ? Quelles sont les incidences de cette torsion du temps et de l’espace  sur la perception de l’enfant par sa mère?

L’inquiétante étrangeté éprouvée par le chercheur en présence de ces bébés prématurés n’est-elle pas partagée par ces femmes devenues mères dans un demi sommeil ? L’Unheimlich est ce qui met mal à l’aise, ce qui devrait rester dans le secret, dans l’ombre, et qui en est sorti. Que voient-elles lorsqu’elles regardent à travers la couveuse ? Un fantôme dont elles cherchent à capter le regard pendant de longues heures ? L’aspect fantomatique de l’enfant prématuré n’impose-t-il pas, par sa « puissance sensorielle » (S.Freud), un arrêt du travail de figurabilité ? La vue des bébés prématurés ne déclenche pas, comme dans le cas d’une naissance sans problèmes, « l’activité interprétatrice des adultes » (B.Golse, 1999, p.51).

Cet être qui aurait dû « hanter » psychiquement et habiter physiquement (en) sa mère pour quelques mois encore devient une hantise pour ceux qui le regardent. Aussi nous est-il donné de voir des êtres silencieux, entre la vie et la mort, dont on ne sait s’ils sortent d’un rêve ou d’un cauchemar… Comment avoir la certitude que cet être en apparence animé, le fœtus, est bien vivant ?

Un service de réanimation néonatale

‘« L’inquiétante étrangeté est précisément liée à cette capacité de recevoir le danger interne pulsionnel par où le Moi est menacé de désorganisation comme s’il venait de l’extérieur, d’un spectacle qui provoque et fascine le regard qui n’arrive pas à y cerner une forme par laquelle le jugement assurerait son emprise » (S.Mellor-Picaut, 1980, p.101).’

Il existe des rituels d’entrée et de sortie en réanimation néonatale. Avant de pénétrer dans le service, il faut se laver les mains, longuement, se défaire de ses bijoux, enfiler une blouse, mettre des surchausses et s’annoncer pour que les portes s’ouvrent.

Ce qui est frappant lorsque l’on entre dans ces services ce sont les jeux de transparence. Les parents sont vus voyants. Le regard qu’ils portent sur leur enfant est vu de tous. Les parents fixent souvent les machines avec intensité plus qu’ils ne regardent ce qui se passe dans la couveuse. Ils vivent au rythme des alarmes et apprennent à les décoder : alarme- « signal de danger », alarme fausse alerte, alarme d’interférence, alarme à l’entrée en relation (E-R.Brochard, 1995). Les soignants doivent voir les couveuses en permanence. Aussi est-il rare que des paravents soient accordés aux parents. Le désir de regarder se transforme en obligation de voir. Tous vêtus de blouses, de surchaussures, parfois de masques, les adultes qui gravitent auprès des couveuses ne cessent d’être en alerte. Le contraste avec les corps nus et quasi-immobiles des bébés dans leur couveuse est saisissant. Lorsque le bébé prématuré peut être habillé parce que les soins le permettent, les équipes, comme les parents expriment un réel soulagement. Si, comme le rappelle S.Mellor-Picaut, (Op.Cit., p.93),

‘« la coutume de la civilisation de voiler le corps désigne cette vision comme objet d’un interdit et renforce l’excitation et le risque traumatique après-coup »,’

dans la cas des bébés prématurés, le fait de pouvoir les vêtir participe d’un processus d’humanisation…

La découverte du service est souvent associée pour la mère à la découverte de son bébé après une séparation parfois brutale lors de la naissance.

Découverte du bébé prématuré

‘« Il faut le temps. Les choses n’arrivent pas aux jours où elles se passent, ni les événements, ni les gens. Mon fils ne m’arrivait pas lorsqu’il est advenu ni lui à moi ni moi à lui, il m’arrivait mais plus tard, déjà plus tard » (H.Cixous, 2000, p.160).’

La vue d’un bébé prématuré de cinq cents grammes est saisissante. Les grands prématurés sont des êtres minuscules, qui dégagent un sentiment de fragilité désarmant. La maigreur n’est pas le mot qui convient pour décrire leur corps. Ils sont comme transparents. On peut voir couler le sang dans les veines tant la peau qui recouvre les os est fine. Les examens qui sont pratiqués accentuent ces jeux de transparence :

‘« ce qui fait frontière ou barrage – la peau - est contourné (échographie transfontanellaire, radiographies diverses…). Le corps devient transparent» (B.Golse et al., 2001, p.130). ’

Les bébés prématurés ont un visage qui n’offre pas de contours précis et ils dégagent un sentiment de flou, de vague. Le vocabulaire employé par les mères pour décrire leur enfant

‘« ne définit que du flou, rien d’identifiable » (N.Precausta, 2002, p.57). ’

Leur enveloppe corporelle semble insuffisante. En les voyant, l’impression est celle d’un simple voile recouvrant des viscères. Ce voile, à l’image d’un linceul convoque l’image du fantôme…

‘« La femme regarde à petits biais de regards la face de celui qui vient d’arriver, oblique. Puis elle détourne vivement la tête comme craignant un danger, jette un coup d’œil vers la fenêtre de l’autre côté de laquelle sont accolés les spectateurs bizarres, puis ramène toute sa force d’interrogation sur la face de l’enfant. Sur la face est une absence. Ou bien un flou. Ou bien un voile. (…) » (H.Cixous, Op.Cit., p.54)’

Les bébés prématurés peuvent apparaître comme des

‘« être(s) vague(s) et menaçant(s), [semblables à des]  fantôme(s), (la larva des Romains [...]) » (G.Agamben, 2000, p.103).’

Ils sont là, visibles, en un temps où ils auraient dû être invisibles, réels et présents mais trop tôt absents du ventre comme de la psyché maternels, trop tôt arrachés à l’imaginaire comme à la réalité de la grossesse. Le sentiment de peur face à ces petits êtres indéchiffrables, face à ces bébés-fantômes, peut apparaître. Les parents ne connaissent rien des capacités de leur enfant et sont souvent surpris qu’il soit « fini ». Un père évoquait un jour sa surprise de voir

‘« qu’il ne manqu(ait) rien (à sa fille), qu’elle a(vai)t tout ce qu’il faut, qu’elle bouge(ait) les pieds, ouvr(ait) sa bouche ».’

Il s’attendait à rencontrer un être non-achevé …

Le bébé prématuré est souvent maigre, décharné, inquiétant.

‘« Il réifie tous les fantasmes de mutilation : l’anomalie, l’infirmité, l’arriération, tout l’imaginaire de la mort » (L.Kreisler, 1977, p.47). ’

Ce n’est pas l’enfant potelé des rêveries maternelles qui est allongé dans la couveuse. C’est un petit être d’une fragilité impressionnante que l’on craint de toucher et dont on ne sait pas s’il nous voit ou nous entend…comme dans un rêve… Sans doute dans un mouvement de terreur avons-nous détourné le regard de ces corps nus à l’intérieur des couveuses pour regarder le regard des mères sur ces corps-là. Et une réflexion sur ce qui avait pu conduire ces femmes à ce voir-là s’est engagée. Ce qui était vu ne pouvait-il pas nous mettre sur la voie de ce qu’il y avait urgence à voir pour ces femmes qui accouchent très prématurément ? Un fantôme, de l’informe, du même, une scène primitive, un sexe féminin…. ?

Notes
1.

Avec le risque qu’il demeure étranger. Les conditions d’hospitalisation entravant sérieusement le processus de la maternalité.

2.

Nous parlons de « corps étranger » afin de souligner le temps qui manque aux femmes qui accouchent prématurément pour associer le fœtus à une présence et une perception corporelle familières.