1-2- Le bébé imaginé

Nous relevons une faible expression de fantasmes concernant l’enfant à naître. Pour mesdames A et C, la crainte d’être déçues est clairement exprimée. Elles semblent avoir choisi de faire le deuil précocement de l’enfant imaginaire. Comme Madame A, madame C se défend de toutes attentes envers son enfant.

‘« Je ne veux pas faire cette erreur de me l’imaginer ». ’

Elle évoque brièvement sa première grossesse et laisse entendre sa déception de ne pas avoir eu l’enfant rêvé :

‘« Quand ça se passe pas comme on le souhaitait c’est source de problèmes…cet enfant idéalisé…on prend les gens avec leurs défauts et leurs qualités. On peut pas le formater ». ’

Si pour madame A, les perceptions de l’enfant à venir existent, elles sont pauvres et ne laissent place à aucune fantaisie. Elle exprime ses craintes à se laisser aller à des rêveries autour de l’enfant :

‘« je crois que quand on imagine, on est déçu des résultats [...] Je préfère le sentir, ça me rassure. Je me dis que c’est un bébé tonique, curieux ». ’

Elle a peur de ne pas aimer cet enfant autant que le premier avec lequel elle a traversé des étapes difficiles et elle semble s’interdire toute fantaisie relative à l’enfant imaginaire :

‘« On peut pas dire si on a envie qu’il ait telle ou telle chose ».’

Elle privilégie tout au long de l’entretien la forme impersonnelle plutôt que la première personne. Elle parle peu de l’enfant à venir. Aucun espace n’est encore investi pour le bébé car le couple doit déménager. Le prénom a été choisi et il est parfois utilisé par les parents ainsi que des noms affectueux. Elle se défend également d’attendre quoi que ce soit de cet enfant et ne lui reconnaît pas de besoins spécifiques. La différenciation de l’enfant est très accentuée, comme si le rapprochement avec le bébé après la naissance pouvait être néfaste :

‘« Non. Je laisse venir. Il sera comme il doit être. Je veux rien lui imposer. Qu’il vive sa vie de bébé ! ».

Nous pouvons aussi entendre dans le contexte de la recherche, un mouvement de pudeur et de gêne chez madame A. Nous livrer ses rêveries sur l’enfant à venir, c’est aussi nous dévoiler son intimité. De plus, son fils est présent tout au long de l’entretien, ce qui n’est sans doute pas sans effet sur les paroles de madame A.

Madame E imagine son bébé avec des caractéristiques physiques précises : blonde avec des yeux clairs mais des doutes s’emparent d’elle au moment où elle s’adresse à son bébé comme à une personne à part entière. Sa fille l’entend-elle vraiment ? Sait-elle vraiment qu’il s’agit de sa mère ?

‘«  C’est vrai aussi que je sais pas à quel âge ils entendent vraiment comment ils peuvent savoir que tu leur parles vraiment à eux, et pas à quelqu’un d’autre. C’est pas évident je veux dire parce que à ce compte-là quand tu parles avec tout le monde tu…des fois tu te dis bon c’est peut-être nul, p’t-être que je fais ça pour moi, p’t-être qu’elle entend rien… »’

Madame B imagine surtout sa fille à l’adolescence. Si elle dit ne pas s’imaginer l’enfant à venir, elle craint toutefois qu’il puisse hériter de ses problèmes de poids et de ses cheveux.

Mesdames B et C ont du mal à s’adresser au fœtus.

‘« Je lui parle pas bien. Je pense à elle mais j’irai pas lui parler. On a choisi le prénom. Maintenant elle a un prénom, c’est plus nominatif ». (madame B)
« Au niveau du vocal pas trop. J’ai du mal à me parler…j’arrive pas à lui parler…Je lui parle des fois quand je suis avec mon mari, dans la voiture, que ça secoue, je dis : « accroche-toi mon petit gars » mais c’est jamais très affectif, c’est pas mon cœur ou mon amour… ». (madame C)’

Mesdames A, D et E s’adressent au fœtus en utilisant des noms affectueux ou le prénom déjà choisi.

‘« On dit « mon bébé ». Des fois je dis mon petit bonhomme ou mon petit bout’ chou. Mon mari lui dit « mon petit bigorneau ». (madame D)
« Oui mais ça je dirais je le faisais déjà avec Juliette. Des fois je dis bon allez chouchou maintenant tu arrêtes de me faire mal parce que des fois ça te bloque ou ça t’empêche alors c’est vrai que comme on n’a pas choisi de prénom on risque pas de l’appeler par son prénom ».(madame E)’

Pour l’ensemble de ces femmes le processus de différenciation est déjà engagé ou est en train de s’engager à ce stade de la grossesse. Deux d’entre elles ont rêvé de leur enfant après la naissance. Le fantasme unaire recule pour laisser la place à une relation plus différenciée.

Le processus d’objectalisation du fœtus semble engagé pour madame E mais il suscite beaucoup de questions. Ce fœtus auquel elle attribue une « identité » a-t-il vraiment les compétences qu’elle lui suppose ? N’est-il pas idiot de penser ce fœtus comme un être à part entière ? Nous sommes sensibles aux effets produits par la recherche elle-même. Madame E a « peur de dire et/ou faire des bêtises ».

Par ailleurs nous avons été sensible, à la menace que nous représentions en recueillant les attentes ou désirs de ces femmes par rapport à leur enfant. Dévoiler les fantasmes sur l’enfant à naître semblait relever de la profanation du secret ou tout du moins d’une véritable mise à nu. L’entretien unique dans le cadre d’une recherche n’a pas permis la levée des résistances.

Le bébé dessiné

Pour l’ensemble de ces femmes, la proposition du dessin a été une surprise. Aucune n’a refusé de dessiner. Aucune n’a réclamé son dessin à la fin de l’entretien. Lorsque le placenta est dessiné (2 sur 5) ou évoqué, ses fonctions de protection et de séparation entre la mère et le bébé ne sont pas mentionnées. Nous n’observons pas de différence significative quant à la représentation du fœtus entre les primipares et les multipares.

Dans son dessin, qu’elle commente très peu, madame A représente l’utérus comme une poche fermée, sans issue. L’enfant dessiné est représenté sans sexe et dans la position dévoilée lors de la dernière échographie. Elle compare le fœtus à un lézard et lui dessine un immense cou. Le cordon ombilical est représenté par une succession de petits boudins qui partent du nombril du fœtus mais sans destination particulière. Le cordon reste comme suspendu dans le vide.

Elle commente son dessin en disant que le bébé a l’air content. Le placenta n’est pas dessiné et madame A ne l’évoque pas lors de l’échange. L’œuf qui n’est rattaché à rien est en lien avec l’image de la mère-poule souvent convoquée dans l’entretien.Cette absence d’attache traduit peut-être la peur de madame A de trop s’attacher au bébé et ainsi de

‘« délaisser A. (son fils) et d’être trop mère et plus la femme de (s)on mari ».’

Le lien, l’attache ne semblent pouvoir s’envisager pour madame A que sur un mode fusionnel. Elle dessine un bébé, dans une poche sans issue qu’il faudrait garder à l’abri et pour lequel elle redoute un investissement inadéquat (en trop ou en pas assez).

Madame B dessine un bébé sans volume, de manière très schématique et précise davantage son propre corps. Elle situe le bébé dans le corps de la mère. Elle ajoute le placenta qu’elle représente comme un coussin entre les deux poches et le cordon ainsi que différents organes : intestin, vessie…L’enfant n’a pas de visage. Il est à l’intérieur d’une première bulle, elle-même entourée d’une seconde bulle (le ventre maternel). Le cordon est relié à la première poche. Le fœtus est entouré par les organes. Madame B s’inquiète dès l’annonce de sa grossesse de la place nécessaire au bébé.
‘« Est-ce qu’il aura assez de place ? Comment je vais gérer ça de l’intérieur ? ».’
Madame C dessine un bébé « relié à elle » par le cordon, dans une bulle qui représente la ventre. Le placenta n’est pas dessiné ni évoqué. Elle s’aperçoit qu’elle a fait partir le cordon ombilical de la bouche du bébé, ce qu’elle corrige, gênée. Le cordon s’arrête au contact de la bulle. Elle commente son dessin en disant : « on dirait qu’il fume ». Madame C conclura l’entretien en disant :
« Ce qui me chagrine, c’est cette histoire de dessin ».
Elle évoque tout au long de l’entretien sa culpabilité de ne pas avoir arrêté de fumer :
‘«la culpabilité me pourrit la grossesse ».’

Son dessin peut évoquer les campagnes de mise en garde sur le tabagisme passif. Il y a comme une superposition de la mère et de l’enfant avec un surinvestissement de la zone orale puisque sans le vouloir madame C fait partir le cordon ombilical de la bouche du bébé. Le bon (la nourriture) comme le mauvais (le tabac) passe par la bouche.

À travers son dessin madame C semble exprimer ses craintes d’être nocive pour son bébé et de ne pas pouvoir le protéger. La culpabilité de madame C résonne également avec la perte d’un des deux fœtus en début de grossesse.

Madame D dessine en haut de la page A4 et utilise très peu d’espace pour dessiner. Elle dessine le placenta et s’aperçoit qu’elle n’a pas dessiné les extrémités du bébé (pieds et mains). Elle commente son dessin en disant qu’il ne représente pas un joli bébé, qu’il manque de forme. Elle dessine le bas du corps de façon schématique mais laisse un espace entre les deux jambes qui peut suggérer le sexe. Le haut du corps est barré, délimité par un trait quasi horizontal auquel est relié le cordon. Le bébé est sans visage. Elle repasse plusieurs coups de crayon pour dessiner le cordon et lui donner de l’épaisseur.

Elle ne parvient pas à décrire la relation qu’elle entretient avec l’enfant du dedans. Elle précise qu’il s’agit de deux personnes différentes mais qu’il y a une

‘« continuité de l’amour même quand physiquement on est deux ». ’
Lorsque le dessin est proposé à madame E, elle rit et commente en disant qu’il s’agit bien d’un « truc de psy ». Elle dessine en haut de la page A4 et utilise très peu d’espace pour son dessin. De la même façon, le cercle qui représente le ventre est petit et laisse peu d’espace pour les mouvements du bébé. Elle compare le bébé dessiné à une poule. Comme pour madame A la figure de la mère-poule est mobilisée.
Elle n’est pas contente de la tête du bébé qu’elle a dessiné. Elle dessine un bébé déjà grand, qui sourit, avec peu

d’espace autour de lui. Le cordon n’apparaît pas. Le bébé n’est rattaché à rien. Il est autonome dans sa bulle.

Nous observons que parmi les cinq femmes interrogées, seule madame E dessine une « petite fille ». Les autres femmes dessinent un bébé. Au moment de dessiner le bébé, son sexe est évacué et il est intéressant d’observer que la connaissance du sexe réel du fœtus ne change rien.

Madame C rajoute un « kiki » au fœtus représenté lorsque nous lui demandons si elle a pensé au sexe de l’enfant en dessinant. Elle définit alors son refus de dessiner le sexe masculin comme « symptomatique » de son rapport aux hommes et décide de le rajouter.

‘« Oui j’y ai pensé (au sexe) mais je le fais pas parce que je le vois bien….(silence)… c’est bien révélateur de ce que je peux ressentir face aux garçons ».’

Pour madame C la connaissance du sexe du fœtus intervient dans le processus de différenciation et d’objectalisation puisque le fait d’attendre un garçon la propulse dans le futur. Elle anticipe déjà la nature des liens qu’elle pourra entretenir avec son fils, liens qu’elle vit sur un mode déceptif. Elle pense au sexe de son enfant au moment de dessiner mais ne le représente pas. Madame C souhaitait une fille et elle a pleuré à l’annonce du sexe du fœtus. Elle s’en veut de réagir comme cela et elle ajoute un « kiki » sur le dessin après la discussion. Seuls sa mère et son mari sont au courant du sexe de l’enfant attendu. Elle se dit qu’avec un garçon, elle ne pourra pas partager la même intimité. Un garçon,

‘« c’est plus compliqué et plus distant. On élève pas un garçon de la même façon qu’une fille…elle prend son bain, on lui met de la crème. Un garçon, il faudra diminuer ces trucs…je veux pas en faire un truc sexuel…faudra pas toujours le couver…c’est un garçon ! ». ’

Être enceinte d’un garçon c’est être enceinte de quelqu’un qui sera trop différent d’elle-même, ce qu’elle vit très mal. Son mari, qui « essaie toujours d’apaiser, de calmer les pressions » entre la mère et la fille, est lui heureux d’attendre un garçon et pense que « c’est mieux ». Madame C qui voulait s’entendre dire « mes filles » exprime à la fois la rivalité avec sa mère qui elle, n’a eu qu’une fille et son désir d’un lien mère-fille indifférencié.

Comme le soulignent F.Ferraro et A.Nunziante-Cesaro (1985, p.103),

‘« (…) donner le jour à une fille, c’est comme reproduire sa propre histoire d’amour de la mère dans une sorte d’identité parfaite. Le corps de sa fille est son propre corps de petite fille contenu dans l’étreinte de sa mère, c’est le corps maternel qui la reprend dans sa cavité même, c’est le corps de la complétude originaire, de l’omnipotence primaire, le corps narcissique du reflet ».’

Pour les autres, le sexe, connu ou pas est refoulé lors du dessin. Nous pouvons en conclure que si le processus d’objectalisation s’enclenche à ce stade de la grossesse, il demeure difficile de se représenter le fœtus comme un être sexué.

Par contre le sexe du fœtus intervient dans la sexualité du couple. Depuis qu’il connaît le sexe de l’enfant (une fille), le mari de madame A,

‘« est réticent dans les relations. …Ça lui fait un peu peur…Ça me surprend pas trop. L’envie est moins forte de ma part. Il parle au ventre, touche le ventre…il le sent bouger ». ’

Madame B dit que la grossesse a modifié la vie sexuelle du couple :

‘« …moi ça me dit rien…j’ai un peu peur…je focalise trop sur la petite. C’est un mec alors ça réagit différemment. J’ai pas une libido, pas très… ». ’

Si elle n’attribue pas les modifications de la sexualité du couple au sexe du fœtus, elle ne parle pas du bébé à ce moment-là mais de « (s)a petite ».

Madame D attribue la reprise de sa vie sexuelle à son désir de grossesse.

‘« Là, c’est très bien autant après la première grossesse, c’était le calme plat. Là…dès l’arrêt de pilule, ça me stimule, c’est mieux que…pendant un an, après le premier accouchement, c’était plus difficile, surtout de mon côté. Là, depuis janvier, février, c’était mieux. Je ne sais pas si c’est le fait de ne plus être sous pilule ou le désir d’avoir un enfant mais tout se passe très bien ». ’

Madame D est-elle en train de dire qu’elle ne peut avoir une sexualité épanouie que lorsqu’elle a pour objet la procréation ? Ainsi, sa sexualité serait conditionnée par le désir de grossesse… le féminin se révélant et/ou s’effaçant dans le maternel….

Le refoulement du sexe du fœtus lors du dessin et l’influence de la présence du fœtus sur la sexualité des couples seront questionnés ultérieurement. Est-il prématuré, à ce stade de la grossesse, d’envisager le bébé à venir comme un être sexué ? Si, comme le souligneS.Missonnier, (2003b)

‘« le débat implicite ou explicite porte en vitrine sur le sexe biologique de cet enfant virtuel, [...] plus en profondeur, et que les parents veuillent ou non connaître le sexe biologique du fœtus, l’enjeu psychique matriciel en présence, c’est l’effet de rencontre entre une bisexualité virginale, originaire et une menace de révélation –provoquée parfois, redoutée inconsciemment toujours- d’un sexe biologique. L’assignation de ce dernier correspond à un effet de réalité effractante pour cette androgynie mythique, autrefois respectée jusqu’à la Naissance » .’

Nous reprendrons ce point dans la discussion.