1-4- Le lien mère-fille pendant la grossesse

Il ressort des entretiens que la grossesse accentue l’importance des liens entre la femme enceinte et sa mère. Des réaménagements semblent nécessaires pour permettre le passage de fille à mère et pour que chacune trouve sa place. Ainsi madame C sent qu’elle doit mettre de la distance entre elle et sa mère :

‘« Je pense que je mets plus de distance…je l’autorise moins à rentrer dans ma vie. J’ai l’impression qu’elle veut reprendre sa place. Elle le fait de façon inconsciente. Ça part de bonnes intentions au départ mais… Au fil des années, y’a eu des distances et depuis que je suis enceinte, je veux du large, je veux plus de distance. Je veux respirer ! »

Cette recherche de distance s’exprime pour madame B au travers de la crainte de se faire « rapter » son enfant par sa mère qui « attend qu’(elle) fasse la petite ». Aussi a-t-elle peur de se faire « prendre sa fille » et redoute-t-elle le surinvestissement familial et les visites :

‘« elle est pas encore là mais je voudrais pas qu’on me l’enlève tout de suite. Je veux de la tranquillité ».’

La mère de madame A « oublie » que sa fille a grandi et le lien qui unit madame A et sa mère est une source de conflits dans son couple car le mari de madame A

‘« considère qu’on vit à quatre et pas à trois. Elle a toujours du mal à comprendre que je suis plus une petite fille ».’

Madame A évoque elle-même un lien très fusionnel avec son fils aîné. Elle craint de ne pas arriver à trouver une place pour tout le monde, de délaisser son mari mais aussi d’être moins attentive à son fils aîné avec l’arrivée du bébé. Ses craintes témoignent aussi de ses difficultés à occuper différentes positions : femme, mère et fille.

Madame E qui a perdu sa mère il y a une dizaine d’années souffre beaucoup de son absence pendant ses grossesses :

‘«  C’est vrai qu’à chaque grossesse elle me manque encore plus parce que t’as souvent envie de leur demander plein de choses. C’est vrai, une mère c’est quand même fait pour ça. C’est la personne à qui tu veux demander des conseils, qui t’en donne ou qui… et c’est vrai que…déjà quand j’étais enceinte de Juliette ça m’avait vraiment manqué en plus quand c’est le premier, tu te poses plein de questions, tu te dis est-ce que je vais y arriver et puis bon en général elles te soutiennent beaucoup quoi dans ces moments-là. Donc heureusement que j’avais une de mes sœurs qui avait déjà une fille donc c’est vrai….mais ouais j’pense que c’est vraiment hyper important. Parce que moi j’ai une belle-mère qui est vraiment pas…toute façon ça… ».’

Elle décrit un père souvent absent et avec lequel elle a peu joué enfant, ce qu’elle exprime comme un regret. Il ne joue pas non plus depuis qu’il est grand-père.

‘« j’dis mamie elle serait là, elle serait hyper contente de vous garder pendant les vacances. Je suis sûre qu’elle les aurait prises et qu’elle s’en serait vachement bien occupé. Elle était vachement manuelle…même pas des trucs extraordinaires…des trucs bêtes mais des choses que nous on fait pas forcément. Donc ça, ça manque aussi. Je me rends compte en voyant d’autres grands-parents ou en les entendant, je me dis tiens c’est dommage … ils ont besoin aussi de leurs grands-parents ».’

Toutes pensent ressembler à leur mère avec leur bébé mais en corrigeant certains points qui ont été des motifs de souffrance pour elle. Madame D sera protectrice comme sa mère mais sans se laisser déborder par l’angoisse et l’énervement et elle souhaite instaurer plus d’échanges avec ses enfants. Madame A sera « maman-poule aussi » mais essaiera d’être moins possessive que sa mère. Son dessin évoque d’ailleurs assez clairement un œuf à l’intérieur duquel se développe « le lézard ». Madame E qui pense que sa mère ne s’écoutait pas assez et ne prenait pas de temps, se dit qu’elle veut essayer de ne pas faire la même erreur. Seule madame B « espère lui ressembler pour tout » même si elle n’a pas bien vécu son adolescence :

‘« Pour tout, j’aimerais être comme elle. C’est vrai qu’avec ma sœur, elle a du mal à être grand-mère. Elle, elle sait et ma sœur sait pas. Mais en étant maman, elle nous a bien élevées ».’

Dans le même temps, elle exprime ses craintes d’être trop possessive avec son enfant. Enfant, dit-elle, « il fallait qu’on s’occupe de moi ». Aussi sa place de maman se superpose-t-elle avec sa place d’enfant au sein de la famille et le bébé attendu est encore fortement associé pour madame B au bébé qu’elle a été. La régression inhérente à la grossesse ravive chez madame B les conflits infantiles sur un mode pré-conscient et nous percevons chez elle que le passage de fille à mère est difficile.

Madame C, qui est fille unique, évoque un lien très fusionnel avec sa mère. Le lien est devenu très conflictuel pendant cette grossesse.

‘« En ce moment, ma mère se sent pousser des ailes et juge tous mes faits et gestes. Elle porte des jugements qui ont tendance à me dévaloriser. « Tu devrais pas faire comme ci, comme ça »(…). On a des discussions comme un couple qui divorcerait, les jours de garde et tout ça…Mon mari essaie toujours d’apaiser, de calmer les pressions. Elle change d’attitude mais pas dans le bon sens. On dirait qu’elle cherche à me faire sortir de mes gonds. Elle me dit que c’est mon état, qu’on peut rien me dire mais elle y va de plus en plus fort ». ’

Durant l’entretien, madame C exprime à la fois sa lutte pour s’imposer auprès de sa mère (qui veut (re)prendre sa place) et ses difficultés à accepter le fait qu’elle attend un garçon. Ainsi la question de la différence se pose à la fois dans le lien de madame C avec le bébé qu’elle attend et dans le lien avec sa mère dont elle essaie de se défaire. Madame C tente de mettre des limites entre elle et sa mère mais regrette d’avoir un garçon car elle ne pourra pas partager autant de choses avec lui et notamment l’intimité qu’elle évoque entre une mère et sa fille. La grossesse mobilise chez madame C la volonté de se séparer de sa mère mais dans le même temps, elle exprime toute sa nostalgie de ne pouvoir revivre ce lien avec une autre fille. Par ailleurs son mari dont elle dit qu’il essaie d’apaiser les tensions est secondaire dans le discours de madame C. Le couple dont elle nous parle est celui qu’elle forme avec sa mère.

Madame D, dont la mère ne s’est jamais vraiment remise de la mort de l’un de ses fils âgé de 12 ans, parle de sa sœur comme d’une « seconde maman » et madame E qui est orpheline de mère dit que sa sœur a été un soutien important pour elle. Pour les deux, le père est décrit comme peu présent dans l’enfance. La figure sororale est présentée comme un substitut maternel.

Ainsi pour l’ensemble de ces femmes, la grossesse, qui est un évènement attendu et désiré, provoque des changements à l’intérieur du couple et attise les liens qui unissent la femme enceinte à sa mère. À ce stade de la grossesse, entre 25 et 29 SA, le processus de différenciation entre la mère et son bébé s’engage, ou est déjà engagé, et les rêveries autour de l’enfant sont pauvres comme si les femmes enceintes se préparaient déjà à l’arrivée du bébé réel. Même si, comme nous l’avons souligné, le fait de cette pauvreté fantasmatique peut être un effet de la recherche elle-même.

Nous allons à présent présenter le cas de madame B qui nous semble représentatif de ce groupe et qui nous permettra dans la discussion de questionner les spécificités des autres échantillons.