2-2- Le bébé imaginé

Les inquiétudes médicales envahissent très vite le discours des femmes enceintes hospitalisées et laissent peu de place aux rêveries. Dans ce groupe, comme dans le précédent, nous relevons une faible expression de fantasmes concernant l’enfant à naître. La crainte d’être déçue n’est pas exprimée sauf chez madame H, mais les craintes se focalisent sur les risques encourus par le bébé en cas de naissance prématurée.

Toutes les femmes s’adressent au bébé in utero mais l’enfant attendu est rarement interpellé affectivement. Le prénom est plus souvent utilisé que dans le groupe des femmes enceintes non hospitalisées.

Madame F quipense que « le bébé ressent ce que ressent la maman », trouve « dur de l’imaginer ». Elle s’inquiète essentiellement de sa santé et ne se « pose pas trop de questions », ce que nous pouvons traduire par « ne se laisse pas trop aller à rêver ».

Madame G, que nous rencontrons après la naissance de son fils nous dit qu’elle envisage la mère et l’enfant « comme une même équipe » mais qu’elle ne peut pas du tout s’imaginer le bébé qu’elle porte. Le processus d’objectalisation du fœtus lui est impossible.

Comme mesdames A et C, madame H se défend de toute attente envers son enfant :

‘« Non, surtout il sera comme il sera. Je veux surtout pas focaliser là-dessus…même si on a tous un caractère…des qualités et des défauts…c’est pas grave…on fait avec… »’

Et lorsqu’elle se laisse aller à parler du lien qui l’unit au fœtus, qu’elle le nomme affectivement en utilisant un pronom possessif « mon petit bout », elle évoque immédiatement après, les bébés en général, et la dimension affective recule pour laisser la place aux échanges alimentaires entre la mère et l’enfant in utero :

‘« Oui bien sûr… il est en moi. Je lui parle. Je le caresse. C’est mon petit bout. Ils le sentent bien. Je lui donne à manger. Je ne bois plus de thé, plus de café et je bois un litre et demi d’eau par jour…(pause)…je mange des fruits. J’espère bien qu’elle le sait. C’est ma pépette ! J’ai deux nénettes… »’

Madame I caresse son ventre et a l’impression que son bébé lui répond. Elle lui parle, l’appelle par son prénom,l’imagine

‘« brun, avec les yeux marrons, pas spécial, dans la norme » et « au niveau du caractère, vu comme il bouge et comme j’ai été stressée, il risque d’être anxieux mais vif ». ’

Si elle considère qu’il existe une relation affective entre elle et son enfant, elle utilise une forme impersonnelle pour en parler:

‘« Y’a des liens qui se créent. Non, on l’appelle pas ». ’

Madame J appelle sa fille par son prénom et lui parle mais elle ne parvient pas à l’imaginer. Elle dit aussi que depuis le traitement pour la maturation pulmonaire qui a été fait à titre préventif,

‘« ça a pas mis une distance mais je la vois loin, pas près de moi…Je la sens pas près de moi… »
« Je l’ai pas… savoir si elle va ressembler… Je l’imagine dans un univers de machines. Physiquement, je l’imagine pas…Je l’imagine…du fait que je peux pas la toucher, j’arrive pas à la voir »

Elle imagine sa fille comme elle la voit à l’échographie c’est-à-dire « chipie » parce qu’elle ne se laisse pas mesurer lors de l’examen.

Les femmes qui ont accouché très prématurément ne parviennent pas vraiment à imaginer leur bébé pendant la grossesse.

Madame P n’avait pas véritablement d’image « dans (s)a tête de cet enfant ». Madame Q ne « l’imagine pas tellement, que tout petit ! ». Elle n’a pas d’image précise. De la même façon, madame S « l’imagine normalement à part (…) qu’il sera tout petit ». Madame R a des attentes envers le bébé, qu’il soit moins angoissé qu’elle, qu’il ressemble à son papa mais elle ne l’imagine pas pour autant. Elle ne dira pas un mot sur le fait qu’il s’agit d’une grossesse grâce à un don d’ovocytes et n’évoquera pas la « mère biologique ».

Le bébé dessiné

Pour cet échantillon, la proposition du dessin n’engage pas véritablement d’échanges mais aucune ne refuse de dessiner. Les dessins des femmes qui sont allées au terme après la MAP (sous-groupe 1-1) sont très schématiques. Mesdames I et J proposent des dessins « caricaturaux ».Le cordon est largement représenté dans le sous-groupe 1-2 et rattaché au placenta. La placenta est représenté par toutes les femmes qui ont rencontré des problèmes placentaires au cours d’une grossesse, à l’exception de madame T, qui a perdu son deuxième enfant en raison d’un décollement placentaire. Le facteur primipare ou seconde pare ne semble pas déterminant dans les représentations de l’enfant à venir pour les femmes de ce groupe.

Madame F n’a « aucune idée » lorsque nous lui proposons de dessiner l’intérieur de son ventre.
Elle pense à l’image échographique pour la dessiner mais rajoute : « et puis je le sens, je le sais, elle est la tête en bas ». Elle représente le liquide, le placenta et lui dessine une main au-dessus de la tête parce qu’elle pense que c’est sa position actuelle. Elle dessine un bébé et pas une fille.

Si madame G vit le dessin comme une « colle », il lui permet d’exprimer son vécu sur la grossesse. Lorsque nous lui proposons de dessiner, elle répond :

‘« Vous allez pas être déçue. Je pourrais dessiner une bombe (elle rit). L’intérieur de mon ventre… je me suis jamais posé la question ». ’

Son mari qui est présent dans la chambre (nous reprendrons ce point dans la discussion), intervient pour lui suggérer de dessiner une fleur. Madame G ne répond pas, réfléchit, se gratte et dit :

« Ça, c’est une colle… j’ai fait une bande dessinée pour expliquer à ma fille que j’avais un bébé dans le ventre mais ça décrit pas forcément les sensations que j’ai. Mon principal souci, c’est que pendant ma grossesse, je conceptualise pas du tout l’idée que je vais avoir un enfant. Tant que je n’ai pas le bébé dans les bras, je réalise pas du tout que c’est un enfant. L’idée que j’en ai, c’est une brique qui bouge . Pourtant, c’est mon troisième. Même après une échographie, je n’arrive pas à réaliser que c’est un enfant ».
Elle dessine un ballon dans le ventre :
« l’idée pour moi c’est ça, l’idée d’un ballon qui bouge à l’intérieur de moi, pas un enfant . Quelque chose qui pèse et qui bouge ».
Lorsque nous lui faisons remarquer que son dessin

évoque une bouée de sauvetage, elle répond que les traits autour du ballon sont là pour signifier les mouvements.

Madame H est embêtée de la proposition parce qu’elle sait mal dessiner. Elle parle tout en dessinant :
« Moi j’imagine…mais…j’ai pas fait les beaux-arts…comment dessiner…ça va être petit…je sais pas dessiner un bébé….non, non, je sais pas…ça ressemble à rien…des yeux…pourtant..ça…j’imagine bien la tête en bas avec le corps comme ça…son petit cordon ».
Lorsque nous lui demandons si elle a pensé au sexe de l’enfant en dessinant, elle répond :
« oui, si ça avait été un garçon mais on voit rien aux échos et puis pour moi, c’est évident… On peut se dire, il doit manquer quelque chose…».
Madame I essaie « d’imaginer le ventre, ce qu’on nous montre à l’écho ».
Elle dessine un bébé garçon mais ne représente pas le sexe. Elle commente :
« Je sais pas dessiner. C’est très caricatural. Je vous fais comme je peux, le ventre… »
Madame J, qui n’arrive pas à imaginer sa fille,fait un dessin «  très caricatural : le cordon, le placenta, l’alimentation. J’ai pensé à l’aspect mécanique, physique ». La distance dont elle parle entre elle et sa fille s’exprime à travers ce dessin fait de ronds blancs qui semblent inhabités…

Lorsque nous avons énoncé la consigne (dessinez l’intérieur de votre ventre tel que vous l’imaginez), mesdames P et Q nous demandent de préciser s’il faut dessiner le bébé à l’intérieur du ventre.

Madame P répond à la proposition du dessin en disant : « l’utérus ? ». Nous répondons : « ce que vous voulez ». Elle répond : « le problème, c’est que je suis biologiste de formation…le bébé…tout ça…?! ». Elle dessine l’utérus avec les trompes de chaque côté et relie le cordon au placenta. Elle commente très peu son dessin et ne représente pas le sexe de l’enfant.
Pour dessiner, madame Q nous tourne le dos. Lorsque nous énonçons la consigne : « dessinez l’intérieur de votre ventre tel que vous l’imaginez », madame Q nous répond : « avec le bébé ? ». Nous répétons simplement : « tel que vous l’imaginez… ». Ainsi, madame Q, enceinte, hésite à dessiner la présence du bébé à l’intérieur d’elle.
Elle commente son dessin en le réalisant :
« Je te fais le nez complètement tordu mon bébé. La dernière fois, on a vu qu’il était très souple. On va dire que c’est comme ça mais on dirait pas un bébé mais c’est pas un chien même si là, non… »

Elle dessine le placenta et s’aperçoit dans la discussion qu’elle n’a pas représenté le cordon ombilical et nous demande si elle peut le rajouter. Elle ajoute également un cœur au bébé, ce qui rappelle ses craintes concernant les éventuels problèmes cardiaques de son bébé. Elle refoule le sexe du fœtus. Durant l’entretien, elle parle parfois de sa fille et à d’autres moment « du bébé ». Après avoir vu le bébé comme une « crevette » et un « alien »,  madame Q a le sentiment d’avoir dessiné un « chien ».

Lorsque le dessin est proposé à madame R, elle répond qu’elle préfère répondre à nos questions et nous demande ce que nous allons en déduire :
« Ça va être un dessin d’un enfant de deux ans…Je préfère répondre à vos questions ! Qu’est-ce que vous allez en déduire ?! On m’a dit qu’il avait la tête en bas. Je vais lui faire la tête en bas. Il doit être tout recroquevillé. C’est très compliqué ».
Elle dessine le cordon, le placenta, l’utérus, le liquide amniotique et « le bébé avec tous ses membres ». Elle refoule le sexe du fœtus.

Elle commente son dessin en disant que « c’est un dessin à gommer ». La colère déclenchée par la proposition du dessin est sans doute en lien avec la question des ressemblances et de son impossibilité à dire ses craintes de ne pas pouvoir se « voir » dans son enfant. Le dessiner, l’imaginer, c’est peut être se confronter à la question de « l’autre femme » à l’origine de la conception. Nous y reviendrons dans la discussion.

Madame S précise qu’elle n’est pas très douée en dessin.
« Je fais un bébé qui est un peu grand… Une bouche…et puis je vais faire le placenta. Je sais qu’il a la tête de ce côté…ses yeux qui commencent à s’ouvrir. Et puis des cheveux parce que L. (sa fille aînée) elle avait des cheveux à la naissance ».
Elle pense aux échographies pour dessiner et à l’idée qu’elle se fait de « la place de l’utérus pendant une grossesse ». Elle pense également à sa première fille avec laquelle le bébé doit avoir « un air de ressemblance ». Elle ne pense pas au sexe du fœtus au moment du dessin.
Madame T ne dessine pas le placenta et ne l’évoque pas au moment du dessin. Elle ne dessine pas non plus le cordon ombilical. Son bébé n’est rattaché à rien. Elle dessine très rapidement et sans rien dire. Elle commente son dessin en disant :
« c’est mon ventre avec le bébé. Le reste du corps n’a pas d’importance ».
Elle évacue la question du sexe, dessine un bébé, « recroquevillé en (elle) » et ne pense pas à autre chose sinon que sa fille « était bien, au chaud, dans (s)on ventre ».

Lorsque nous la questionnons sur le fait qu’elle a dessiné le bébé la tête en haut, elle répond qu’il ne s’agit pas de la fin de la grossesse puisque précisément, à la fin, elle sentait le bébé en bas :

‘« Ça me faisait mal²². Je me sentais comme si j’avais déjà accouché. Je marchais en pingouin comme dit mon mari ».’

Comme dans le groupe témoin, les femmes de ce groupe ne représentent pas le sexe du bébé lorsqu’elles le dessinent même si elles le connaissent. La naissance d’un fils ou d’une fille semble un événement «prématuré» pour la plupart d’entre elles. Doivent-elles protéger l’enfant d’un investissement sexué ?

Le vagin est représenté dans deux dessins, celui de madame P et celui de madame S (sous groupe 1-2). Il faut noter que le dessin est proposé à madame P après son accouchement. Elle dessine le passage du col de l’utérus et laisse une ouverture. Et madame S dessine les contours du corps maternel : les jambes sans aller jusqu’aux pieds, les hanches et les bras sans les mains. Elle représente le col de l’utérus et l’ouverture du sexe féminin. Madame S voulait un accouchement par les « voies naturelles » mais sait qu’elle aura probablement une césarienne.

Pour F.Guignard (1999, p.21), le col de l’utérus représente la limite entre le maternel et le féminin, qui « est la limite même de l’inceste ». Le col de l’utérus et le vagin sont deux lieux qui s’effacent au passage du nouveau-né. Aussi la femme doit-elle impérativement rétablir cette limite au niveau de sa réalité psychique. Elle a observé dans sa pratique analytique que dans le discours des femmes devenant mère,

‘« il existe une nette distinction, dans l’investissement inconscient qu’elles en ont par les pulsion sexuelles et les pulsions du Moi, entre les organes de jouissance sexuelle, d’une part – vagin et ses annexes semi-externes : clitoris, grandes et petites lèvres – et les organes de reproduction d’autre part, - utérus et ses annexes internes :trompes et ovaires. Chacun de ces deux groupes d’organes donne lieu à un mode différencié de figuration et joue un rôle spécifique comme rassembleur d’éléments différents, souvent antagonistes, de leur organisation fantasmatique, relationnelle et identificatoire » (p.16).’

La grossesse rappelle la double fonction de l’utérus et du vagin et conduit à la superposition du corps érotique et du corps biologique. Dans l’ensemble des dessins, le bas du corps des femmes est très peu représenté. Ainsi le passage par le lieu de la jouissance féminine est lui aussi refoulé.

Il faut souligner que dans la clinique de la prématurité, les naissances ont souvent lieu par césarienne du fait du caractère urgent de l’extraction. Nous avons été saisie par l’impact traumatique des césariennes chez les femmes qui accouchent très prématurément, sans MAP. Les césariennes qui évitent le passage « par le bas » sont souvent vécues comme un « arrachement ». « On » leur a pris leur enfant, « on » leur a ouvert les entrailles, lieu de l’inquiétante étrangeté…