2-5- Etude de cas : Madame F (sous-groupe 1-1)

Madame F est hospitalisée pour une menace d’accouchement prématuré à 28 SA et 5 jours. Nous la rencontrons au cours de son hospitalisation. L’entretien est long. Madame F parle beaucoup et très vite. Elle évoque un parcours difficile pour accéder à la maternité, des traitements, des inséminations artificielles depuis six ans. Elle parle de sa grossesse actuelle comme d’une cinquième grossesse. Elle a fait quatre fausses couches auparavant. Elle vit très mal les premiers mois de la grossesse :

‘« jusqu’à quatre mois, j’avais presque envie de faire une fausse couche. J’y croyais pas. J’y crois depuis que je l’ai senti bouger à quatre mois et demi. J’ai vraiment craqué au début. J’ai ressenti tout ce que j’avais senti avant. Avant c’était toujours des œufs clairs, pas d’être vivant. La dernière fois, j’ai pas perçu le cœur battre. Là, de voir le cœur battre, j’ai fait une forte dépression…je mangeais pas…j’avais pratiquement envie de faire une fausse couche. Après ça m’a passé quand j’ai vu que je pouvais m’y attacher. Bon à six mois et demi j’ai des petits soucis mais tout rentre dans l’ordre. Ça fait quatre ans que j’essaie… ».’

Madame F témoigne dès le début de l’entretien de son ambivalence par rapport à cette grossesse attendue depuis quatre ans. Voir le cœur du bébé battre entraîne chez elle un mouvement dépressif et des pensées mortifères. Elle craint une nouvelle fausse couche tout en la désirant. Ainsi donne-t-elle à entendre sa difficulté à accepter la présence du fœtus. La grossesse réveille chez elle des angoisses de destruction massives.

La dimension de crise liée à la grossesse est très présente dans le discours de madame F. Sa vie a changé, et madame F « reste sur la défensive » par rapport à l’investissement du bébé à venir. De fait ses représentations du bébé imaginaire sont assez pauvres et laisse peu de place aux fantaisies. Elle fait part d’un fantasme unaire : « le bébé ressent ce que ressent la maman », dit-elle.

Elle dessine un bébé dans une poche fermée qui n’est reliée à rien et elle n’évoque pas le placenta (fantasme d’auto engendrement ?)
Madame F vit mal la proposition du dessin :
« Vous me posez une… faire….je suis nulle en dessin. Je peux pas vous faire un dessin, c’est pas possible…son nez, ses yeux… Moi, le dessin, y’a pas plus nulle que moi ».
Elle se vit tout à coup incompétente, nulle et semble ramenée à une position infantile qui mobilise chez elle une véritable contrariété. :
‘« …c’est vraiment un dessin d’enfant. J’aime pas le dessin ». ’

Elle ne peut pas « me » faire un dessin, peut être en écho avec l’enfant qu’elle n’a pas pu, pendant ces six années, faire à la mère… Madame F ne refuse pas toutefois de dessiner mais elle vit son dessin sur un mode déceptif.

Elle se défend tout au long de l’entretien d’avoir eu besoin d’un « psy » pour traverser les épreuves des fausses couches :

‘« Je n’ai jamais vu personne ni pris d’antidépresseurs. (…) Mes parents me disaient : faut aller voir un psy mais je m’en suis toujours sortie ». ’

Dans le même temps, elle reconnaît qu’il n’y a finalement aucune anomalie gynécologique justifiant les fausses couches et elle conclut :

‘« je pense qu’il y a un problème psychologique comme je suis très speed et très nerveuse. J’étais déçue…j’aurais préféré une anomalie ». ’

Madame F n’en dira pas plus.

Au cours de l’entretien, madame F s’interroge sur ce qui a rendu possible cette grossesse. Elle livre des faits sans les associer :

‘« En février 2004, j’ai fait une fausse couche. J’ai appris en même temps que ma sœur était enceinte. Tout ça, ça m’a fait un blocage. Pourquoi subitement après, ça a marché ? »’

Elle apprend des médecins que ni son mari ni elle n’ont de problèmes physiologiques pour avoir un bébé, décide de changer de gynécologue, choisit d’aller voir la gynécologue de sa sœur et tombe enceinte subitement.

Si nous écoutons dans ce récit des événements la chaîne associative inconsciente, il est difficile de ne pas entrevoir la place centrale qu’occupe alors le gynécologue pour madame F. Madame F est l’aînée de la famille. Sa sœur l’a donc devancée dans le projet de maternité et c’est elle qui fait de sa mère une grand-mère pour la première fois. Madame F n’exprime pas d’affects particuliers envers sa sœur. La jalousie est latente. Lorsque nous lui demandons comment se passaient les relations avec sa mère, elle utilise un pronom impersonnel pour répondre :

‘« Toujours très complices. J’étais très heureuse enfant. Ma mère n’a jamais travaillé, elle était à la maison. On passait les vacances avec maman. On est toujours proches de notre mère…les activités. On s’est hyper bien amusées. On partait en vacances en caravane. On a été heureux…y’a rien à dire… ». ’

Cette utilisation du pronom personnel traduit-elle l’impossibilité pour madame F de se penser dans une relation duelle avec sa mère ou vient-elle parler d’un lien sororal fusionnel, indifférencié ? R.Kaës (2008, p.385) souligne que la passion entre frères et sœurs se fonde dans le rapport au corps de la mère : frère et sœur « ont été tenus dans le même espace charnel, corporel (…) ». Parmi les groupes de femmes enceintes, deux femmes sont orphelines de mère (mesdames E et I). Pour madame E, qui a accouché à terme sans incidents somatiques, la figure de la sœur est également fortement mobilisée, présentée comme étayante et contenante : une protection contre la mère archaïque ?

Dans le cas de madame F,« le partage » du gynécologue donne à penser la relation incestuelle qui unit ces soeurs. Dans son livre, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, F.Héritier élargit la notion d'inceste à l'inceste de deuxième type qui est l’inceste entre deux sœurs ou entre une mère et sa fille. Dans cet inceste, il n'y a aucun rapport homosexuel entre les deux sœurs ou entre la mère et la fille mais elles sont mises en contact à travers une tierce personne, le même homme ayant des rapports sexuels avec elles successivement et transportant donc de l'une à l'autre des substances, des humeurs féminines qui réalisent l'inceste et qui ajoutent du même au même. Fantasmatiquement, le gynécologue pourrait occuper cette place. La haine pour la rivale se transforme, par le biais du gynécologue en un amour homosexuel…

L’identification à la mère

Madame F décrit une mère protectrice et « tracassin », qui donne beaucoup de conseils et qui l’appelle si elle ne va pas la voir :

‘« non, elle est… Elle se fait du souci. Je suis proche de ma mère…on est complices mais elle est pas fourrée dans notre intimité. On a nos distances…on se voit pas le week-end. Je la vois souvent seule. J’ai pas une mère qui tape l’incruste, qui va m’appeler. C’est agréable. Je travaille aussi ». ’

Lorsqu’elle parle de son intimité, elle pourrait tout aussi bien évoquer l’intimité partagée avec sa sœur que celle partagée avec son mari. Madame F précise qu’elle voit sa mère seule (sans son père ? sans son mari ? sans sa sœur ?). La proximité partagée avec la mère semble nécessiter l’exclusion d’un tiers.

Elle imagine qu’elle sera avec son enfant comme sa mère avec elle,

‘« protectrice, soucieuse. Ben…dans l’éducation aussi. On est un peu le reflet que ce que nos parents nous ont élevée. J’ai pas à critiquer comme ils nous ont élevée ».’

Dans l’après-coup de l’entretien, nous avons eu le sentiment que madame F avait à la fois « tout dit », utilisant le cadre de la recherche comme lieu de « vidage » tout en nous laissant « vide » à notre tour, vide de pensées. En nous disant dès le début de l’entretien qu’elle n’a pas eu besoin de psy pendant toutes ces années, madame F s’évertue à nous « montrer » ses capacités d’analyse. Il nous est venu à l’esprit qu’elle avait de la même façon « montré » à tout son entourage comme elle souhaitait un enfant mais que la nature en décidait autrement. Ainsi peut-on comprendre sa déception lorsqu’elle doit révéler à sa famille que le problème est psychologique. Lorsque la proposition de dessin intervient dans la rencontre, quelque chose semble se briser pour madame F. Elle ne sait pas dessiner et ne peut pas le cacher. Ainsi notre proposition de dessin la met-elle en situation d’échec. Malgré sa contrariété elle dessine et donne son dessin. Comme si une fois démasquée (c’est moi qui ne veut pas d’enfant) il avait fallu très vite le faire (cet enfant, ce dessin). N’oublions pas que certaines stérilités sont une défense et une arme inconsciente contre la procréation consciemment désirée. Le dessin que nous proposons (demandons ?) à madame F mobilise des affects négatifs : risque d’appropriation abusive ? Ebranlement de ses défenses ? Il nous est apparu dans le cadre de la recherche, et pas seulement pour madame F, que notre demande pouvait s’entendre au plan fantasmatique comme le fait de faire un enfant (dessin) à la mère.

Le dessin permet à madame F d’exprimer des motions plus hostiles à notre égard et met en scène ses craintes de ne pas pouvoir « nous » faire un beau dessin. Le dessin médiatise également notre relation avec madame F et atteste d’une distance, peut-être est-ce aussi une des raisons pour lesquelles il suscite tant d’agacement chez elle…

La question du tiers

Après quatre années d’échec auprès des médecins de l’aide médicale à la procréation, madame F s’entend dire que son problème est « psychologique ».

Sa « réponse » est de changer de gynécologue. Comment comprendre cet acting ? Si nous pouvons penser que défensivement madame F continue à chercher une réponse du côté de la médecine, nous pouvons également chercher à entendre ce que le gynécologue représente inconsciemment pour madame F. Le gynécologue est souvent envisagé comme détenant un savoir sur les femmes. Il devient subitement aux yeux de madame F incompétent et impuissant à l’aider. Il n’a pas su la comprendre et lui a fait perdre du temps.

La gynécologue de sa sœur est alors investi d’un pouvoir fécondant. Qu’est-ce que madame F a pu projeter du savoir de cette femme sur son corps qui lui permette de l’investir comme fécond ? Pourquoi ce tiers libère-t-il la potentialité créatrice de madame F ?

Le blocage évoqué par madame F à l’annonce de la grossesse de sa sœur semble faire écho à une jalousie ancienne. Ainsi pouvons-nous nous demander ce que madame F, enfant, a construit autour du ventre plein de la mère. La grossesse de la mère a-t-elle été une source d’envie et de destruction, rendant aujourd’hui la grossesse de madame F impossible ? Quelle menace y aurait-il à se rapprocher du corps de la mère ? Lorsque la cadette, l’enfant rivale, obtient ce que madame F désire tant : un enfant (un enfant de la mère ?), c’est toute la concurrence pour l’amour parental qui semble resurgir. Ainsi madame F semble-t-elle demander à sa sœur de bien vouloir lui « prêter » son jouet-gynécologue afin qu’elle puisse à son tour jouir du corps à corps maternel.

Madame F est l’aînée. Aussi a-t-elle été confrontée à la grossesse de sa mère et à ce qu’elle mobilise de fantasmes et d’attaques envieuses. Selon R.Kaës (2008), l’identification et la rivalité envieuse de l’enfant avec la fécondité de la mère fonde l’imago archaïque de la mère aux frères et sœurs, dans le fantasme du coït ininterrompu avec le père, ou dans une scène de parents combinés. Les fausses couches de Madame F seraient une attaque contre la puissance fécondante de la mère archaïque. Les fœtus morts devenant autant de frères et sœurs qui tombent dans les toilettes.

S’il existe dans ce scénario une dimension oedipienne, il semble pourtant que la deuxième gynécologue, celle qui rend possible l’enfantement, se rapproche plus du père de la préhistoire individuelle que du père oedipien. Chez S.Freud, ce père imaginaire équivaut aux « deux parents » puisqu’à ce moment-là, la différence sexuelle n’est pas reconnue. Cette identification immédiate avec le « père-mère » vient de ce que la mère de l’enfant est déjà porteuse d’une référence à un tiers désiré. L’identification primaire au père de la préhistoire libère les potentialités créatrices de madame F en rendant possible un espacement entre la mère et l’enfant.

Ainsi le rapproché avec le corps de la mère, la fusion primitive deviendrait-elle possible grâce à la tiercéisation de la relation. Madame F précise qu’elle voit sa mère souvent seule. Elle tient à dire que sa mère n’est pas trop invasive, qu’elle ne « tape pas l’incruste ». Mais porter ce bébé, n’est-ce pas tenter de mettre un tiers entre elle et sa mère, une mère qui pourrait entrer dans son intimité ?

Il faut noter que madame F reconvoque une figure tierce à l’occasion de la menace d’accouchement prématuré. Elle met plusieurs mois avant d’accepter le corps à corps avec le fœtus et de nouvelles difficultés surgissent lorsqu’elle atteint le dernier trimestre de la grossesse. Ainsi à ce stade se rejoue à nouveau la violence fondamentale du « lui ou moi » mais en présence du tiers médical.

Si l’histoire de la grossesse de madame F interroge la nature des relations précoces avec sa mère, elle questionne également la tiercéisation de la relation précoce. Comme le souligne B.Golse (2006), la tiercéisation de la relation mère-enfant existe bien avant que le père soit reconnu comme père. Dans l’histoire de la grossesse de madame F, une triangulation semble possible par l’intermédiaire de la sœur rivale comme si elle venait en lieu et place du père. Comme le souligne R.Kaës (2008, p.395)

‘« Le complexe fraternel archaïque est un recours contre la puissance de l’imago maternelle pré-oedipienne. (….) Frères et sœurs (…) forment une fratrie magique, toute-puissante et inséparable, soudée par le narcissisme primaire (…) ».’

Toutefois l’hospitalisation de madame F pour une menace d’accouchement prématuré témoigne de la fragilité de cette construction. Comme nous le développerons plus loin dans ce travail, la MAP peut s’entendre comme la recherche, dans le réel, d’un tiers protecteur pendant la grossesse.

Ainsi, si madame F a pu s’engager dans le processus de la grossesse après un parcours parsemé de fausses couches et d’infertilité, l’alerte du 6ème mois qui exige une hospitalisation, donne peut-être à entendre que les retrouvailles avec la mère archaïque nécessite la surveillance d’un tiers protecteur avant même que d’être séparateur…

En effet, devenir mère suppose d’accepter les « retrouvailles » avec le corps de la mère, mais pour certaines femmes ces retrouvailles comportent le danger de rester prisonnières du corps de la mère. Aussi verrons-nous que dans certains cas, ces retrouvailles ne peuvent avoir lieu que sous la surveillance d’un tiers. La grossesse vient réactiver ce qui s’est transmis du féminin et du maternel de la mère dans les relations précoces et à ce titre elle interroge la tiercéisation précoce de la relation.