2-6- Étude de cas : madame Q (sous-groupe 1-2)

Lorsque nous rencontrons pour la première fois madame Q, elle est enceinte de cinq mois et demi et hospitalisée dans le service de grossesse pathologique depuis trois semaines. Il s’agit d’une première grossesse. Une ambiance infantile se dégage de la chambre de madame Q. La chambre est décorée de ballons multicolores. Certains ballons ont été transformés et représentent des animaux. Tous ces ballons nous évoquent des ventres ronds susceptibles d’éclater à n’importe quel moment. Des photos en quantité importante couvrent l’armoire située en face du lit. Madame Q écoute de la musique dans sa chambre d’hôpital. Le poste de radio est près d’elle. Tout est fait pour remplir et masquer le lieu où nous nous trouvons, comme s’il fallait transformer la chambre, la remplir de sons, construire d’autres enveloppes : enveloppe sonore, enveloppe spatiale, comme autant de contenants supplémentaires pour contenir…mais qui et/ou quoi ?

Madame Q nous accueille chaleureusement. Elle est assise dans son lit d’hôpital, habillée d’un caleçon et d’un T.shirt et coiffée de deux nattes, ce qui lui donne un air enfantin. Elle accepte très spontanément de participer à notre recherche. Elle sourit beaucoup. Nous ressentons de la gêne tout au long de l’entretien et le sentiment que madame Q cherche à nous faire plaisir.

Elle associe son désir d’enfant à l’horloge biologique (elle a 35 ans) et à un désir qui remonte à l’adolescence.

‘« Depuis l’âge de 18 ans, je voulais avoir un bébé. J’ai attendu un peu parce que j’ai 35 ans ! (rires). Le temps de rencontrer mon copain… ».
« Moi, j’étais plus pressée que lui. Lui a déjà un petit garçon de dix ans ».’

La conception ne pose pas de problèmes et elle s’étonne même de la rapidité avec laquelle elle tombe enceinte. Madame Q est inquiète lorsqu’elle apprend sa grossesse de la réaction de son compagnon, comme coupable d’être enceinte « si vite », comme si le désir d’enfant devenait coupable en se réalisant (culpabilité oedipienne ?).

‘« En septembre, j’ai fait un test de grossesse en pharmacie qui s’est avéré positif. J’ai eu peur que mon copain le prenne mal et puis super ».’

Madame Q avait par ailleurs des conduites à risque avec la pilule comme s’il lui était impossible d’assumer en conscience ce désir.

Nous retrouvons la thématique du bébé oedipien comme réalisation d’un vœu de l’enfance, engendré avec le père et détourné, volé au contenu utérin maternel (M.Bydlowski, 2000). La prise de sang pour les marqueurs de la trisomie a ravivé le fantasme de l’enfant malformé, handicapé, l’enfant oedipien, et lorsqu’au cours de l’IRMAG nous interrogeons les caractéristiques positives ou négatives de son enfant dont nous n’aurions pas parlées, elle répond :

‘« Dans ma famille, y’a plein de…on est trois enfants…y’a un crohn 1 , et un cardiaque. J’espère qu’il aura pas de soucis comme ça. Je l’imagine de petite taille avec le gros nez de son père ».’

Ainsi, redoute-t-elle que son enfant devienne porteur d’une maladie oud’un handicap familial. Son enfant deviendrait l’objet dela répétition d’un destin funeste. Comme le souligne M-L.Turner et I.Krymko-Bleton (2002, p.71),

‘« Pour ces femmes à risque, la forte ambivalence envers leur grossesse etle sexe de leur bébé, les comportements à risque ou la tromperie faite au marisemblent représenter subjectivement des fautes. Et leur difficulté à mener àterme leur gestation exacerbe leur sentiment fautif. Leurs fantasmes affolants mettant en scène un nouveau-né handicapéphysiquement ou intellectuellement pourraient donc non seulement dévoilerdes sentiments ambivalents, voire mortifères envers le bébé, mais aussi montrer la nature du châtiment pour ces fautes ».’

Si madame Q dit que la grossesse « a tout changé », elle ne dit rien de ces changements sinon qu’elle ne fait plus de sport. Le couple n’a plus de relations sexuelles depuis les problèmes de début de grossesse. Comme madame F, madame Q doit éviter tout contact avec son ventre car son utérus est contractile.

‘« Plus de relations sexuelles depuis longtemps, depuis que les soucis ont commencé. Ça manque plus à lui. Il faut pas que je touche trop mon ventre ni mes seins, j’ai l’utérus contractile…Le rapport au corps manque un peu. C’est important dans un couple mais tant pis… ».’

Ainsi, l’enfant attendu « prive » le couple de sa sexualité. Madame Q et son mari expriment chacun différemment des vœux mortifères inconscients envers le bébé:

« Il est en arrêt pour dépression. Il a pété un câble, de pas savoir l’avenir…(…) Lui, il voulait se cacher de tout le monde. Il refusait le contact. Il avait presque tourné la page pour un autre bébé. De lire le courrier que j’écrivais à ma fille, ça l’a aidé à reprendre pied ».
« On est à cinq mois et demi et si elle sort demain, qu’est-ce qui se passe ? C’est pas obsessionnel, ce qui est obsessionnel, c’est de la perdre. Chaque fois que je vais au WC, j’ai peur de trouver du sang… »’

Ainsi pouvons-nous entendre que cette grossesse met en péril le couple et que le risque de la maladie, du handicap ou de la mort serait la marque d’une faute commise par le couple, qui depuis, n’a plus de sexualité. « Le sort s’acharne » dit madame Q. Mais qui a jeté ce mauvais sort et de quoi pense-t-elle inconsciemment devoir être punie ?

L’identification à la mère

‘« Le paradoxe du destin féminin tient à la difficulté de se dégager d’un objet primaire maternel, du fait d’une nécessaire identification et d’une tout aussi nécessaire désidentification ». (J.Schaeffer, 2008, p.66)’

Madame Q est la deuxième enfant d’une fratrie composée de deux autres garçons.Elle est la première enfant de sa famille à attendre un enfant.

Elle dit en début d’entretien que sa mère a un problème neuropsychologique sans autre précision et à la question « comment va la relation avec votre mère en cette période », elle répond que sa mère est alcoolique et qu’elle a des relations très particulières avec elle.

‘« J’ai considéré que je n’avais pas de mère jusqu’à l’âge de 15 ans. Elle m’a téléphoné huit fois en 13 ans. Ça nous a rapproché …elle m’a même téléphoné (elle sourit)….mais là, ça manque pendant une grossesse. J’ai pas de relation avec elle. Enfin, elle me demande quand même si ça va… »’

Elle dit qu’enfant, son père a été « son père et sa mère » et qu’elle n’a pas de souvenirs de relation avec sa mère même si elle pense qu’elle ne buvait pas lorsqu’elle était petite. Sa mère s’est arrêtée de boire lorsqu’elle avait 15 ans. Madame Q évoque une dépression qui remonte à plusieurs années, « liée à (s)a mère » et qui l’a conduite à rencontrer régulièrement un psychiatre. Cette prise en charge est arrêtée depuis quelques années.

Au questionnement sur la mère qu’elle aimerait être, Madame Q évoque sa peur d’être une « maman poule », trop étouffante.

‘« Ça me fait peur d’être une mère hyper couveuse et chiante ».’

À la question, « quelle mère ne voudriez-vous pas être ? », elle répond :

‘« mère-poule. Je crains de l’être. D’où je peux hériter ça, je vois pas ! Peur d’être craintive. Je suis toujours très craintive quand je garde des petits ».’

Ainsi elle ne peut s’imaginer mère qu’en négatif. Elle craint d’étouffer son enfant. Elle exprime également dans l’entretien l’importance qu’elle accorde à l’indépendance de son enfant et dit qu’elle souhaite « lui apprendre à être indépendant ».

Cette oscillation entre indépendance et surprotection donne à entendre à la fois l’identification de madame Q à la relation qu’elle a eu avec sa mère (par projection sur le foetus d’une partie d’elle-même) et dans le même temps une projection de ses propres parties infantiles sur son bébé (besoin d’être couvée, protégée). Mais ce qu’elle désire pour son enfant pourrait lui faire du mal (à elle). Couver l’enfant, c’est prendre le risque de l’étouffer. L’étouffer parce qu’il serait insatisfaisant ? L’étouffer parce qu’il viendrait réveiller l’objet maternel insatisfaisant ?

Ce désir d’indépendance renvoie à la problématique des liens primaires et à notre deuxième hypothèse concernant la relation carentielle à l’objet primaire maternel. Derrière le mot d’indépendance résonnent ceux d’autonomie, de différenciation et de séparation.

En évoquant la mère-poule (contre-identification à sa propre mère), madame Q convoque l’image de la poule qui couve ses œufs. Elle est alors hospitalisée pour MAP et la poche des eaux a craqué. La naissance prématurée de sa fille est très probable car la perte des eaux enclenche souvent un travail spontané et d’autre part, le liquide ne peut pas être éternellement remplacé par du serum.

Comme le soulignent M.Soulé et M.-J Soubieux (2006, p.108),

‘« S’il y a absence de liquide amniotique, le fœtus est en état de souffrance, comme un poisson sur le sable. Si on injecte du serum dans la cavité utérine, le fœtus donne l’impression de se précipiter sur le serum, il boit avec avidité ».’

Ainsi, il y a de fortes chances que sa fille ait besoin d’être « couvée » artificiellement. Mais ce n’est précisément pas madame Q qui assurera cette « couvade » parce que « l’indépendance » trop précocement acquise du bébé le rend totalement dépendant des machines. Ce qui fragilise le prématurité, c’est l’indépendance par rapport au corps de la mère. Et tout le combat pour ces petits êtres est de parvenir à une certaine autonomie (respiratoire essentiellement).

Nous pouvons penser que madame Q s’identifie partiellement à sa mère abandonnante. Madame Q qui dit ne pas avoir eu de mère jusqu’à l’âge de 15 ans, n’a pas eu le choix de l’indépendance. Serait-ce à dire qu’elle craint le même destin pour sa fille, s’identifiant alors à sa mère ? La fille de madame Q devrait à tout prix être indépendante comme elle-même y a été contrainte et comme elle pourrait à son tour y contraindre sa fille.

Quel rôle a bien pu jouer l’objet primaire maternel pour madame Q ? Cette indépendance souhaitée pour son enfant ne vient-elle pas souligner la souffrance du bébé dépendant de la mère, une mère « ailleurs » dont il ne faut pas dépendre si l’on ne veut pas souffrir.

Madame Q se décrit dans l’enfance comme un « garçon manqué, assez vive et assez chiante… ». Comme le rappelle A.Le Guen, (1999, p.131),

‘«être un garçon, avoir un pénis, c’est aussi triompher « de la  mère primitive toute-puissante en possédant l’organe dont la mère est dépourvue » (J.Chasseguet-Smirgel (1988). Désirer être un garçon, c’est s’identifier au père, objet d’amour de la mère, c’est ainsi prendre sa place auprès d’elle, c’est aussi lui plaire suffisamment pour ne pas courir le risque de se voir rejeter par lui ».’

Avec la grossesse, madame Q perd son identité de garçon manqué, elle perd

‘« cette partie du Moi de la femme qui a longtemps résisté à le devenir » (F.Ferraro, A.Nunziante, 1985, p.96)’

et elle se confronte à la femme que la mère fut. Si madame Q parle d’une mère absente et ailleurs, est-elle pour autant parvenu à la fantasmer absente parce que présente avec le père ? A-t-elle pu percevoir suffisamment la présence du tiers pour cela ?

La question du tiers

‘« L’important est que le père regardant la mère la tire de son rêve de grossesse et l’encourage à regarder le bébé. Le regard de ce dernier s’en ira plus tard vers un ailleurs qui n’est ni la mère, ni le père » (B.Golse, 2004, p.204).’

L’histoire de cette grossesse est conflictuelle au sein du couple. Madame Q dit que son ami était moins pressé d’avoir un enfant. Elle se plaint de son manque d’attentions en début de grossesse :

‘« j’ai été frustrée du non-changement de comportement. Sur le coup, pas les petites attentions. Il l’a eu quand ça a commencé à se passer moins bien. Au début, pas du tout ».’

Le couple se dispute autour de la question du handicap et dès le début de grossesse, monsieur Q formule le désir de l’interrompre si la trisomie est avérée. Plus tard, lorsque madame Q est hospitalisée, il « tourne presque la page pour un autre bébé ». Monsieur Q ne semble pas vraiment en mesure de contenir les angoisses et les doutes de madame Q concernant sa grossesse.

Le couple se dispute toujours autour du même sujet : le fils de monsieur Q issu d’une première union :

‘« Non. On s’engueule pas mal autour de son fils. J’ai pas le droit de…comment dire, dès que je dis quelque chose, c’est contre son fils parce que je l’aime pas ou je sais pas quoi. On l’a eu trois week-end de suite au moment de l’hospitalisation…On se dispute toujours autour du même sujet… ».’

Cet enfant est présenté par madame Q comme la seule zone d’ombre dans le bonheur du couple. Elle parlera très régulièrement de lui dans les entretiens qui auront lieu après notre première rencontre. Elle perçoit ce beau-fils comme « tout-puissant », dit que son père cherche à le « réparer » à cause de son divorce. Cet enfant peut apparaître comme un double de madame Q, enfant tout-puissant, avec des liens privilégiés avec son père, excluant la belle-mère. Elle ne peut pas le penser comme le demi-frère de sa fille. Elle racontera un an après notre première rencontre qu’elle ne supporte pas les week-ends avec le fils de son mari car son mari prend alors beaucoup d’initiatives, fait des promenades, des sorties, ce qu’il ne fait pas forcément lorsqu’ils sont tous les deux ensembles.

C’est trop insupportable pour elle. Ses difficultés avec le fils de son mari la conduiront à nouveau chez son psychiatre. Le beau-fils rival partage donc l’espace thérapeutique réservé à la mère de madame Q.

Ses difficultés à reconnaître la filiation ne sont-elles pas la manifestation de fantasmes incestueux trop forts ? Ne devient-il pas inconsciemment un rival fraternel ? Madame Q évoquera à plusieurs reprises ses deux frères, dont elle se dit très proche. Le frère aîné est envié. Il habite à l’étranger. Neuf mois après la naissance prématurée de la fille de madame Q, son frère deviendra le père d’un enfant en bonne santé. Pour autant, la triangulation par le rival fraternel n’aboutit pas à la reconnaissance de la différence des générations et au deuil de l’amour de la mère. Le beau-fils est identifié à un frère…même combat, même échec… Elle a fait un rêve dans la semaine qui a suivi un de nos entretiens. Elle a rêvé à une naissance mais elle n’accouchait pas de sa fille. Elle dit qu’elle se souvient plus très bien mais qu’elle voulait nous le raconter. Puis elle annonce que son frère va avoir un enfant, lui aussi et que son père est très content.

Dans l’histoire infantile de madame Q, le père semble avoir été « le père et la mère ». C’est lui qu’elle présente comme ayant rempli les fonctions protectrices et nourricières. Madame Q met en évidence le côté réparateur du père. Pourtant le père semble avoir pris une place (que la patiente pense vide) sans parvenir à apporter à la dyade une sorte d’enveloppe, de contenance, de holding. Le père, en devenant la mère, a-t-il permis le décodage des messages maternels paradoxaux ? (D.Rosenfeld). Le père, tiers séparateur dans les liens précoces, semble inexistant comme si la mère « défaillante » n’avait pas eu à se séparer de l’enfant, ne l’ayant comme jamais vraiment rencontré. Et pourtant, ce lien, même s’il se dit en négatif, a bien existé. Lien dénié par madame Q lorsqu’elle dit qu’elle n’a pas eu de mère jusqu’à l’âge de 15 ans.

‘« Je n’avais pas d’images de mère et puis je ne veux pas d’image de ma mère. Je voulais surtout pas être une mère… Je parle et je me dis que ça va pas être si simple. Je me suis toujours dit que je laisserai faire de la moto à ma fille, que je la laisserai partir faire du vélo et puis là, je me dis que ça va être plus dur… ».’
Notes
1.

La maladie de Crohn est une maladie inflammatoire pouvant atteindre n'importe quel segment du tube digestif depuis la bouche jusqu'à l'anus. C'est une maladie chronique comportant des phases d'activité (ou « poussées ») d'intensité variable alternant avec des phases de rémission plus ou moins complète et prolongée. Elle a été décrite pour la première fois en 1932 par un médecin américain : Burril B Crohn.