3-3- Etude de cas : Madame U

‘« (…) Dans la mesure où l’enfant vit des expériences somatiques intenses dans les premiers mois de sa vie, c’est-à-dire bien avant qu’il ait une représentation nette de son image corporelle, il ne peut faire l’expérience de son corps ou de celui de sa mère qu’en tant qu’unité indivisible. Bien que le bébé cherche des échanges avec sa mère et développe précocement ses propres modes de relation avec l’entourage (comme l’ont démontré les travaux de Stern, 1985), il n’opère pas une distinction bien définie entre soi et l’objet. Lorsqu’un adulte représente inconsciemment ses limites corporelles comme étant mal définies ou non séparées des autres, les expériences affectives avec un autre qui a de l’importance pour lui (ou parfois avec quiconque parvenant à mobiliser par hasard la mémoire du corps d’un trauma psychique ancien), la conséquence peut être une explosion psychosomatique, comme si, en de telles circonstances, il n’existait qu’un corps pour deux». (J.Mac Dougall,1989, p.21-22)’

Nous rencontrons pour la première fois madame U dans le service de réanimation néonatale. Elle a accouché trois jours plus tôt, en urgence, d’Alexandre, à 29 SA et quatre jours de grossesse. Elle se déplace difficilement et souffre beaucoup de la cicatrice de la césarienne. Après cette première entrevue, nous lui proposons de participer à la recherche et nous fixons un rendez-vous deux jours plus tard.

Nous la retrouvons dans le service des grossesses pathologiques. Elle est vêtue d’un pyjama aux motifs enfantins. C’est une femme corpulente qui parle d’une voix forte. Elle accepte de nous raconter l’histoire de sa grossesse.

Madame U est mariée avec un agriculteur, plus âgé qu’elle. Elle a deux filles âgées de neuf et onze ans. Ses deux grossesses précédentes ont été menées à terme malgré l’apparition d’une toxémie en fin de grossesse pour sa fille aînée et un diabète au cours de sa seconde grossesse. Sa fille cadette a fait des convulsions à l’âge de huit mois, nécessitant des hospitalisations chroniques pendant deux ans. D’après madame U, le risque de retard mental est écarté. Cette enfant a également été hospitalisée à deux ans pour une occlusion intestinale déclenchée juste après une morsure de chien au visage qui a nécessité une intervention chirurgicale.

Madame U n’a pas allaité ses enfants. Elle évoque sa pudeur, craint d’avoir à montrer ses seins aux soignants. Pour Alexandre, ce sont les médecins qui lui ont déconseillé d’allaiter.

‘« Je veux pas…c’est à dire que…c’est à cause de la pudeur. Je veux pas qu’on voit mes seins à la maternité. J’ai toujours été très pudique. En plus, on m’a déconseillé de donner le sein cette fois-ci, j’étais contente, je me suis dis, c’est médical. J’avais pas à me le reprocher ».’

Huit fausses couches ont précédé sa première grossesse, dont deux ont nécessité un curetage à quatre mois et demi passé. L’absence du corps jaune a ensuite été détectée et elle a suivi un traitement pendant deux ans avant de tomber enceinte. Sa seconde grossesse, tout comme la dernière, est le fruit du hasard. Elle utilisait des moyens contraceptifs dans les deux cas.

Madame U est l’aînée de trois filles. Elle évoque une complicité avec ses sœurs, possible seulement en l’absence de leur mère. Elle décrit sa mère comme une femme exubérante, vulgaire, qui aime se faire remarquer. Madame U redoute la visite de sa mère, dit ne pas supporter sa coquetterie. Elle craint son exubérance et le peu de cas qu’elle fera de sa situation et de sa souffrance tant physique que psychique.

‘« Elle a un caractère assez bizarre. Tout m’énerve chez elle. Elle va venir demain. J’ai pas envie. Je l’ai prévenu : si tu viens, tu quittes tes bijoux, tes bracelets, ton vernis, tu quittes tes talons aiguilles. Elle est pas discrète. Des fois, elle va se faire voir, elle s’en rend pas compte (…). Elle adore ses petits enfants. Quand elle a appris mon mariage, elle a mis toutes mes affaires dehors en mentant à mon père. Elle lui a dit que c’est moi qui ai pris les affaires. Le jour du mariage, elle m’a fait une crise. Elle s’est sauvée. Il faut qu’elle se fasse remarquer. Pour le baptême de mon aînée, ça a fait pareil ». ’

Sans faire de lien conscient, madame U décrit ensuite le comportement de sa mère lorsque la mère de sa mère est morte (la grand-mère de madame U). Elle a

‘« mordu ma sœur, au restaurant après l’enterrement. Tout ça, c’est angoissant. On se dit, on sera pas comme ça avec nos enfants. Des fois, on angoisse. A Noël, on se demande toujours comment ça va se passer ». ’

Madame U décrit un père discret et peu bavard avec lequel elle est parvenue à créer une certaine complicité. Elle nous apprend que c’est lui qui la conduira à l’hôpital voir son fils car elle ne souhaite pas conduire et son mari est occupé à la ferme.

De la féminité de la mère

‘« Le processus « matricide » dont relève le travail de désemprise d’avec la mère réelle semble devoir en passer par une reconnaissance de la femme que la mère fut. C’est lors du passage à la maternité sous l’angle de l’enfantement proprement dit que se révèle ce qui serait trop fragilement, voire trop faussement, établi du côté de la féminité chez la femme et qui serait, lors de ce bouleversement physique et psychique, mis en danger » (M.Benhaïm, 2006, p.55)’

Au cours de cet entretien, madame U insiste pour dire à quel point ce qui s’exhibe chez sa mère lui est insupportable. Madame U décrit sa mère avec tous les attributs de la féminité : bijoux, talons, vernis… Description qui contraste singulièrement avec l’apparence de madame U elle-même. Elle attend ou exige de sa mère qu’elle ôte ces attributs pour venir la voir. Ainsi la mère devrait-elle se montrer « sans leurre » à sa fille pour pouvoir la reconnaître mère et ainsi se situer comme grand-mère.

Aussi, autour du fait de venir voir l’enfant prématuré se rejoue le fait de voir ou pas les attributs maternels, comme si cette naissance prématurée ravivait un traumatisme plus ancien : celui de l’absence de pénis de la mère et l’angoisse de castration qui en découle. Comme le rappelle S.Mellor-Picaut(Op.Cit., p.89),

‘« ce que vise ardemment la pulsion scopique de l’enfant, c’est cet objet phallique inexistant qui viendrait le garantir contre l’épreuve de la castration. (…) La pulsion de voir subit donc de manière direct l’impact de la castration la plus radicale puisque son objet privilégié se révèle absent. La constatation de cette absence transforme souvent, nous dit Freud, cette ardente aspiration en son contraire et fait place au dégoût ». ’

L’exhibition redoutée par madame U implique des intentions séductrices de la part de sa mère et elle exprime ses craintes d’être une spectatrice impuissante dans l’obligation de voir.

La naissance prématurée mobilise bien souvent des vécus d’échec et de castration. Madame U, habituée à faire des bébés de 4 kilos vient d’accoucher d’un bébé dont elle s’étonne qu’il soit « fini ». Etait-il possible pour elle de se confronter à sa mère sur le terrain de la maternité ? Ses grossesse surviennent par hasard, déjouant les lois contraceptives alors que ses projets d’enfants se soldent par huit fausses couches…. Ces évènements somatiques ne témoignent-ils pas des difficultés de madame U à s’approprier sa capacité de procréation ? Par ailleurs, sa première grossesse se termine par une toxémie gravidique, sa fille cadette cumule les ennuis de santé et le troisième enfant naît très prématurément. Faut-il, dans la lignée de M.Bydlowski (1992) appréhender ces événements comme l’expression d’un lien hypothécaire morbide ?

‘« La faiblesse de l’enfant, sa maladie viendraient-elles en gage, en garantie hypothécaire de la dette maternelle non réglée ? (…) Pour se reconnaître enceinte, pour assumer une grossesse et la conduire à terme, ne faut-il pas se reconnaître identique à sa mère ? Mais c’est l’identification à une représentation maternelle d’origine qui est ici convoquée, mémoire de la phase préoedipienne d’attachement tendre et passionné à la mère d’autrefois, celle des premiers soins, fontaine de vie. S’accepter identique à cette mère-là signifie aussi s’identifier à une image suffisamment faible à laquelle l’enfant à venir serait dû comme le prix à payer pour la transmission de la vie. Faute de la reconnaissance de cette dette, l’enfant est grevé d’hypothèques» (p.147)’

La mère dont nous parle madame U est une mère oedipienne, phallique, qui prend de la place, qui attire les regards, qui est imprévisible, séductrice. Une mère qui l’a mise dehors lorsqu’elle a rencontré son mari comme si son statut de femme ne pouvait pas se concilier avec son statut de fille. La fille devenue femme : une rivale à exclure ? Comment alors envisager la relation mère-mère ? Comment retrouver derrière cette mère-là la mère des premiers jours, comment accepter de retrouver le corps de la mère ?

Par ailleurs, les artifices mis en avant par la mère de madame U, ne sont-ils pas autant de protection contre le féminin ? J.Schaeffer (2003) différencie

‘« le féminin, intérieur, invisible, et la féminité, visible, qui fait bon ménage avec le phallique, celle du leurre, de la mascarade, et qui rassure l’angoisse de castration, aussi bien celle de la femme que celle de l’homme ». ’

Madame U perçoit-elle dans l’allaitement le danger du rapprochement des corps, du plaisir qui pourrait être pris dans ce corps à corps ? Plaisir qui la renverrait au plaisir qu’elle a elle-même éprouvé avec sa mère, plaisir devenu répugnant, honteux… La charge érotique de l’allaitement semble insoutenable pour elle, comme si l’existence d’un corps désirant et désiré dans le cadre de l’allaitement était trop menaçant pour son équilibre.

Par ailleurs madame U s’inquiète de ce qu’elle a pu hériter de cette lignée de femmes. Elle évoque la réaction de sa mère à la mort de sa grand-mère soulignant ainsi que le passage d’une génération à l’autre n’est pas sans danger. Les corps des femmes semblent s’emboîter les uns dans les autres à l’image de ces poupées russes qui révèlent sans cesse une poupée cachée à l’intérieur d’une autre. Le passage de mère à grand-mère nécessiterait un dépouillement et une retenue. Mais dans cette situation, c’est le cadre hospitalier, comme le rappelle madame U qui va imposer ce dénuement à sa mère. Elle n’aura pas le choix de se montrer sans artifices si elle veut voir son petit-fils. Mais l’inquiétude sous-jacente de madame U est bien de savoir quel choix fera sa mère. Va-t-elle se soumettre aux conditions de visites ou y renoncer ?

Le cadre des visites en réanimation introduit donc la question du tiers entre la mère et la fille. Si ce tiers semble investi comme permettant de mettre des limites à la mère, madame U exprime aussi des craintes quant à la capacité du tiers à résister. Cette problématique s’est rejouée dans le cadre de nos rencontres. Lorsque nous sommes arrivés pour le premier entretien dans la chambre, elle nous a accueillie en nous disant que son mari n’était pas resté longtemps à cause du rendez-vous. Ainsi notre présence la privait-elle de son mari. Elle a exprimé par ailleurs de la déception par rapport à la visite de son mari qui n’avait pas dit grand chose. Elle a associé sur le fait qu’il ne désirait pas cet enfant.

À la suite de notre rencontre, madame U a eu une montée de tension très importante qui aurait pu mettre sa vie en danger. Elle a alors exprimé aux infirmières qu’elle ne souhaitait pas nous revoir, car selon elle, cette montée de tension était la conséquence de l’entretien. Ainsi madame U a-t-elle demandé a être protégée de tout travail psychique pour préserver son équilibre vital. Avons-nous été identifiée à la mère intrusive, s’interposant entre son mari et elle, fatigante et dangereuse pour son équilibre ? Probablement, et dans cette scène le mari de madame U ne parvient pas à la protéger de cette mère archaïque mais s’en va, la laissant seule dans une relation duelle avec la mère…

Ainsi, dans l’histoire de madame U comme dans l’histoire de madame F, une issue au danger des retrouvailles avec la mère semble recherchée du côté médical. Les difficultés de procréation rencontrées par ces femmes et leurs difficultés à mener une grossesse à terme, peuvent s’entendre comme l’expression de retrouvailles trop menaçantes avec la mère et qui nécessitent la présence d’un tiers….