3-4- Le devenir-mère en néonatologie

‘«Moi, je savais qu’il devait prendre des forces... Je suis revenue devant la couveuse. J’ai ouvert la porte, et la chaleur humide est remontée le long de ma manche. J’ai glissé la main sous son dos, et d’un seul geste, sans me soucier des fils, des tubes, des électrodes, je l’ai retourné comme une crêpe. A la seconde, il s’est endormi. Les engins se sont tus. Cette nuit-là j’ai compris que c’était moi, sa mère » (M.Darrieussecq, 2002, p.178)’

Madame V a accouché en urgence, sous calmants. Lorsqu’elle se réveille de la césarienne, elle n’ose pas demander tout de suite des nouvelles de son enfant. C’est la réponse d’une infirmière à l’une de ses questions qui lui permet de comprendre qu’il s’agit d’une fille. « Elle va bien, elle pèse… ». Elle a très peur de venir voir Nina le lendemain de l’accouchement. De nombreux malaises l’empêchent de venir. Elle ne vient la voir que le surlendemain. Lorsque nous lui demandons comment elle imaginait sa fille, elle répond :

‘« plus grosse ! Mais maintenant, ça va, je suis habituée ». ’

Nous avons tout d’abord rencontré le papa de Nina, auprès de la couveuse, le lendemain de sa naissance. Il explique que lorsque sa femme est partie en urgence en salle de naissance, les médecins lui ont dit que ce serait soit la mère, soit l’enfant. Il est surpris d’être là auprès de sa fille et de savoir sa femme en vie. Il dit aussi que c’est encore plus dur de penser que sa fille ne sera peut-être plus là demain, maintenant qu’il la voit,

‘« qu’il ne lui manque rien, qu’elle a tout ce qu’il faut, qu’elle bouge les pieds, ouvre sa bouche ». ’

Il dit qu’il la trouve belle mais redoute la réaction de sa femme demain, lorsqu’elle verra Nina pour la première fois. Il ne souhaite pas toucher sa fille

‘« pour lui laisser toutes les chances de s’en sortir ». ’

Il craint la contamination.

Nina est née à 25 SA. Elle pesait 660 grammes à la naissance. Quelques jours plus tard, nous rencontrons ensemble le père et la mère de Nina, dont l’état est très instable. Nous questionnons le choix du prénom. Madame V explique qu’ils n’avaient pas encore choisi le prénom au moment de la naissance. Les médecins ont dit que ce serait préférable de donner tout de suite un prénom à l’enfant plutôt que d’écrire « X » sur les étiquettes. Alors ils ont choisi Nina.

Quinze jours après la naissance de Nina, l’équipe demande à monsieur et madame V s’ils souhaitent faire baptiser leur fille. Nina ne cessait de désaturer malgré les 100% d’oxygène. Monsieur et madame V comprennent à ce moment là que « c’est la fin ». Madame V a le sentiment d’un acharnement thérapeutique.

‘« C’était injuste. On voyait qu’elle n’en pouvait plus. C’était horrible. J’ai eu envie que ça s’arrête ».’

Elle a l’impression que sa fille lui demande du regard d’arrêter des soins. Elle ne parvient pas à être « avec sa fille » à cause de tous les soins et de la multitude de blouses blanches autour de la couveuse.

‘« Je pleure lorsque je pense qu’elle peut mourir. Je me sens moins forte. J’ai le sentiment que ma présence ne peut pas l’aider, que c’est médical ».’

Les infirmières insistent pour qu’elle prenne Nina dans ses bras. Elle refuse.

‘« J’avais l’impression qu’on voulait me donner un enfant mort. C’était horrible. Pour moi, la couveuse, c’était transitoire et lorsque je la prendrais dans mes bras, c’est qu’elle irait mieux. Mais là...Elles ont beaucoup insisté mais je ne voulais pas.... ».’

Nina a survécu. Nous avons eu de ses nouvelles jusqu’à ses 18 mois. C’était une enfant joyeuse, très vive, qui n’a pas rencontré de problèmes de développement.

‘« Alexandre Minkowski, célèbre figure de la néonatalogie, avait coutumede dire qu’il lui suffisait de regarder, lors de sa visite quotidienne, chacun desprématurés de son service, pour savoir ceux d’entre eux qui s’en sortiraient,«parce qu’ils voulaient vivre ».Mais pour vivre, il faut pouvoir intriquer les différents aspects des pulsions :non plus seulement « avaler», comme c’était le casin utero, mais bien « téter »,avec ce que cela comporte defermeturedu sphincter buccal, puis, très vite,« mordre », avec ce que cela comporte de délicat discernement entre l’objet quel’on tète et celui que l’on mord. Les mères qui continuent à allaiter un bébé aucours et au-delà de sa poussée dentaire peuvent témoigner de cette intrication.Intrication indispensable que celle du sadisme oral, pour la suite du développement psychique. En effet, «morsure », « meurtrissure », « meurtre », lessubstantifs intéressant ce qu’Abraham a décrit comme « le second stade oral »(K. Abraham, 1924)annoncent la cruauté, le cannibalisme, la dévoration, ladisparition de l’objet, faute de quoi il n’est point de deuil de cet objet, donc, pointde constitution d’un objet interne ». (F.Guignard, 2002 , p.1103).’

Nina voulait vivre. Elle est souvent passée très près de la mort. F.Guignard (2002, p.1113) s’interroge sur les effets de la capacité de rêverie de la mère

‘« (…)lorsque le combat du nouveau-né contre la pulsion de mort échoue à installerune intrication suffisante de cette dernière avec la pulsion de vie sous la formedes pulsions sexuelles – premier palier d’intrication, deuxième génération depulsions –, on se trouve au niveau de fonctionnement dont parle Minkowskiet on peut parler d’un « sadisme du Ça ». La première question qui se posealors est de savoir si une intervention de l’extérieur – capacité de rêverie de lamère – peut durablement infléchir la compulsion de répétition létale de ceniveau de fonctionnement ». ’

Madame V repérait très bien les moments où elle ne parvenait plus à « rêver » sa fille. Lorsque la présence de la mort était trop proche, il lui était impossible de trouver sa place auprès de son enfant. Il est parfois extrêmement difficile de devenir-parents dans un univers où les professionnels sont performants et indispensables à la vie de l’enfant.

Les fantasmes de rapt de l’enfant par la mère de la femme enceinte, que nous avons repérés dans la plupart des vécus de grossesse se déplacent, dans le cadre de la prématurité, sur l’équipe soignante. Madame V, dès sa grossesse, craignait le rejet de son bébé :

‘« J’avais peur qu’elle ne m’aime pas. Je me disais que je n’aurais plus qu’à m’en aller, que je n’aurais pas ma place… ».’

Madame W était traversée par les mêmes inquiétudes :

‘« j’avais peur de ne pas me sentir mère. J’ai peur qu’elle se ne rende pas compte que je suis sa mère. J’essaie d’en faire un maximum ».’

Ainsi, lorsque le bébé naît prématurément et qu’il est remis aux mains des médecins, les mères évoquent parfois le sentiment d’un rapt affectif de la part de l’équipe. Elles observent que leur bébé réagit plus à la présence d’une infirmière qu’à leur propre présence, qu’il sourit plus « aux blouses blanches ». Un lien s’est instauré entre le bébé et les soignants à un moment où elles-mêmes ne se sentent pas « reconnues » par leur enfant, où elles doutent et se sentent bien souvent « incompétentes ». Madame W l’exprime ainsi :

‘« Avec Juliana, je ressens de la frustration. Je peux pas faire tout ce qu’une maman devrait faire ».’

Si certaines infirmières, sensibles aux réactions parentales savent se faire discrètes et laisser la place aux parents, d’autres s’attachent à décrire leurs liens avec l’enfant et insistent sur tout ce qu’elles connaissent -déjà- de ce bébé, ravivant ainsi le sentiment de rapt des mères. Au cours des relèves, il est fréquent d’entendre les infirmières parler de leurs bébés. Les expressions: « il m’a fait une selle » ou bien, « il m’a rempli sa couche » sont très fréquentes.

Nous pouvons saisir dans ces formulations l’investissement de ces petits enfants prématurés par le personnel soignant. Un investissement affectif et professionnel qui est souvent très fort et aussi extrêmement important pour les bébés. Une infirmière peut être conduite à s’occuper d’un enfant pendant plusieurs mois. Elle le voit grandir, s’éveiller…elle lui donne le bain, le biberon, lui chante des chansons…le materne, ce qui correspond à « l’implication parentale de l’institution » (D.Thouret, 2004). Toutefois, dans le cadre de l’hospitalisation de grands prématurés, les parents sont présents et toute la difficulté est de parvenir à trouver un équilibre entre l’implication soignante et l’implication parentale.

Les craintes de perdre leur enfant et le fantasme de rapt de leur bébé par l’équipe médicale sont aussi l’expression de craintes de représailles de la part de l’objet maternel. L’enfant prématuré n’est pas sans évoquer l’enfant malformé du fantasme oedipien. Si la naissance d’un enfant sain vient confirmer que l’interdit de l’inceste n’a pas été transgressé, ce n’est pas aussi évident dans des cas de naissances plus complexes. L’enfant prématuré est remis au médecin (père ?) qui s’en occupe avec les infirmières (complices ?) et la mère de l’enfant est confrontée au fantasme de rapt : cet enfant sain mais prématuré n’est-il pas le fruit d’une union interdite ? N’est-il pas inévitable qu’on le lui enlève ?

La prématurité instaure brutalement un processus de séparation, de coupure, de différenciation abrupte avec le foetus comme en réponse à une impossible objectalisation de l’enfant à naître.

Pour S.Missonnier, ce qui permettrait aux femmes enceintes de passer du degré zéro de l’objectal (c’est-à-dire de la fusion totale avec l’objet) à une « authentique préfiguration de l'altérité objectale de l'enfant à venir » serait « le travail du virtuel ». Selon lui, la Relation d’Objet Virtuel (ROV)

‘« concerne l’ensemble des comportements, des affects et des représentations (conscientes, préconscientes et inconscientes) à l’égard de l’embryon puis du fœtus. Plus largement, c’est une modalité de relation d’objet qui concerne toutes les personnes gravitant autour de ces parents (fratrie, grands-parents, famille élargie, professionnels…) ». ’

Ce serait la mise en place de cette relation d’objet virtuel, comme on dit relation d’objet typique (anal, oral…) qui établirait le lien entre les devenants-parents et « l’enfant du dedans ». Cette ROV serait

‘« une interface entre le devenir parent et le naître humain qui précède –et rend possible- celle de la relation parents/bébé ». ’

La relation d’objet virtuel participerait donc du processus d’objectalisation du fœtus.

L’hospitalisation de l’enfant apparaît comme la possibilité pour les mères de construire peu à peu cette relation d’objet virtuel manquante et de voir surgir, derrière la vitre de la couveuse leur enfant. La naissance de l’enfant viendrait affermir, pour ces femmes, les limites entre intérieur et extérieur participant de ce fait au processus d’individuation tout en maintenant un espace « virtuel ». Le grand prématuré n’est pas encore un bébé mais il n’est pas non plus un fœtus, il est « entre-deux », peut-être dans un espace « virtuel », tout du moins, un espace transitionnel qui va lui permettre de grandir et de pouvoir se passer des machines pour vivre et qui va permettre à ses parents de le rencontrer.

Il faut veiller à ce que ces femmes, immergées dans l’univers opératoire de la réanimation, ne déploient pas une utilisation opératoire de l’objet mais qu’elles parviennent à investir l’enfant. Le risque de l’hospitalisation du grand prématuré est, pour reprendre l’expression de C.Druon, que la préoccupation maternelle primaire cède le pas devant une préoccupation médicale primaire. La perte de l’objet primaire ne peut être surmontée « que si l’activité représentative réussit à se déployer » (J-B.Pontalis).

Madame V, qui s’est toujours sentie incapable d’être mère a le sentiment d’y arriver :

‘« C’est comme si je savais déjà. C’est très naturel. Je n’ai aucune appréhension ».’

L’enfant est cette fois-ci à l’extérieur du corps mais pas encore vraiment « dehors , dans un espace du « tout-possible » qui peut lui permettre de grandir et permettre à ses parents d’advenir et de le rencontrer.

Ainsi madame V pourra-t-elle dire :

‘« Les gens ont le sentiment que je vais bien, que je fais face, que je suis courageuse…est-ce que j’ai bien le choix ? Je serai bientôt une mère Thérésa. Je suis juste la maman de Nina. J’ai l’impression que n’importe quelle autre femme ferait la même chose… ».’