1-1- Femme et/ou mère ?

‘« (…) Comment les filles deviennent-elles filles ? Comment deviennent-elles filles de leur mère, comment l’ancrage corporel prend-il valeur identitaire ?Autre manière de se demander comment le féminin s’ancre dans le maternel – à condition que ce même maternel soit déjà porteur de ce qui permet d’être fille avant de devenir mère et pour le devenir » (S.Dreyfus, 2003, p.82).’

Nous avons vu que la grossesse ravive des questions identitaires et mobilise la femme enceinte sur un chemin régressif, qui la conduit auprès de l’objet primaire maternel dont elle a du s’arracher pour devenir une femme.

La maternité serait, pour S.Freud, une possibilité de solutionner les anciens conflits. Si S.Freud (1937) désigne « le refus du féminin » comme « une part de cette grande énigme de la sexualité » et comme un roc d’origine, il est toutefois assez optimiste sur la possibilité d’unifier le féminin et le maternel.

Toutefois, le féminin peut aussi s’entendre précisément comme ce qui résiste au maternel. Certaines femmes ne pourront pas allaiter tant la confusion du féminin érotique et du maternel est source d’angoisses. Pourtant c’est bien parce que la mère peut investir libidinalement l’acte de nourrir son enfant que l’enfant peut se nourrir affectivement de sa mère. Aussi, la superposition d’un sein érotique et nourricier est-elle inévitable.

Nous avons été sensible dans notre recherche aux discours sur l’allaitement tenus par les femmes enceintes. Comme le rappelle ‘ H.Parat (1999, p.84),

‘« l’allaitement est un autre mode d’incarnation du lien, de reconnaissance, consciente ou inconsciente, d’une identification ou d’une contre-identification ».’

Aussi derrière le choix ou le refus d’allaiter se donnent à entendre les craintes du rapproché des corps et du plaisir qui pourrait en surgir. Lorsque nous interrogeons madame B sur l’allaitement, elle répond :

‘« Non. Ca m’intéresse pas. Je fume d’abord. En plus, c’est surtout…Je veux pas essayer parce que j’ai peur que ça me plaise… Allaiter devant les autres…non. Je veux que son père sache ce que c’est de donner le biberon. Je veux pas être toute seule. On vit mieux le baby-blues quand on n’allaite pas ». ’

Madame C va peut-être essayer mais

‘« l’allaitement, c’est pas quelque chose qui me…c’est plus au niveau médical si j’allaite. Pour moi le sein, c’est pas une fonction nourricière. C’est plus sexuel que nourricier…et dans l’allaitement, quand je vois des femmes qui allaitent, c’est une sorte de gêne… ». ’

Pour les femmes qui accouchent prématurément l’allaitement s’impose comme la possibilité de réparer, de colmater la blessure narcissique.

‘« Le lait de leurs seins, par exemple, qui est donné à l’enfant en couveuse, est bien un « cordon ombilical psychique » comme le dit finement H.Deutsch, mais ce cordon ombilical psychique est matériel, corporel, palliant la « défectuosité » de leur corps gestant. L’allaitement réparateur permet l’amorce du deuil d’un certain enfant de rêve » (H.Parat, Ibid., p.94).’

De plus les médecins encouragent la plupart du temps la pratique de l’allaitement pour les prématurés. Aussi, madame F qui est hospitalisée pour une MAP et qui ne souhaite pas allaiter son enfant envisage de le faire s’il naît prématurément :

‘« (…) Si j’ai un préma, ça me fera changer d’avis, pour qu’il parte bien dans la vie. Faut voir comment ça se passe…c’est pas quelque chose…ma sœur l’a pas allaité. Ça me dérange mieux…je le ferais si c’est un cas de force majeure. C’est souvent dur à mettre en place. Faut le sentir. Moi je suis stressée. Je vois l’allaitement et puis le contexte. Faut pas culpabiliser…c’est vrai que c’est mieux. Si on veut le faire garder, on peut tirer son lait…c’est une machine…j’aime pas…ça me dit pas…. ». ’

Si pour madame P,

‘« l’allaitement c’est une façon d’être proche tout en étant peut-être trop proche… »’

et qu’elle n’envisage pas d’allaiter, la naissance très prématurée de son fils l’a conduite à tirer son lait et au bout de quelques semaines, à lui donner le sein.

Madame W qui avait choisi de ne pas allaiter a sa montée de lait malgré les cachets et allaite sa fille :

‘« J’avais choisi de ne pas allaiter : l’idée me donnait la nausée. Finalement je comprends pas et j’allaite, comme un coup de baguette magique. J’ai pris un cachet pour arrêter la montée de lait et je l’ai eu quand même ! »

Ainsi la prématurité modifie-t-elle souvent le regard des femmes sur l’allaitement. Le discours médical qui encourage l’allaitement « pour le développement du bébé » favorise le refoulement de sa dimension érotique. Aussi, la demande médicale, demande d’un tiers attestant des bienfaits de l’allaitement suggère-t-elle les bienfaits du rapprochement de la mère et de l’enfant et permet à la femme d’ignorer le plaisir qu’elle trouve à allaiter. Néanmoins, l’allaitement, comme les soins de maternage est porteur de signifiants énigmatiques (J.Laplanche).

Si le maternel peut s’envisager comme « une forme de pulsion inhibée quant au but » (S.Faure-Pragier, 1999, p.53), il laisse persister bien des messages sexuels. Le maternel est aussi fait d’absence, de présence et d’ambivalence pulsionnelle. M.Fain et D.Braunschweig (1975) l’ont très bien décrit avec le concept de « censure de l’amante ». Selon eux, le passage de la mère du jour à la mère de la nuit suppose un message maternel double. La mère endort son enfant afin de favoriser son bon développement mais aussi afin d’avoir d’autres investissements, et notamment avec son partenaire sexuel. La mère « intrigante » (D.Ribas, 2002) rejoint le père. Les messages sexuels inconscients de la mère provoquent une séduction originaire chez l’enfant alors en prise directe avec le

‘« maternel féminin qui caractérise l’investissement maternel, entité qui intègre des positions maternelles et féminines à l’égard de l’infans, positions qui imprègnent l’infans au contact de la mère » (J.Godfrind, 2001, p.31) .’

Le féminin érotique, la sexualité de la mère devront être contrebalancés par ses fonctions de miroir et de contenance. Car comme l’écrit A.Green (1990, p.183).

‘« l’amour maternel n’a pour but, après avoir favorisé l’éclosion de la vie pulsionnelle que de rendre celle-ci tolérable à l’enfant ».’

Du féminin pur

Pour D.W. Winnicott (1971a), ce que la mère transmet dans le temps d’avant la séparation, d’avant la constitution du moi c’est le « féminin pur », la faculté d’être. Selon lui, c’est la fusion avec le sein de la mère qui fonde le « féminin pur ». Avant d’avoir le sein, l’enfant « est » le sein : « le sein c’est le soi et le soi c’est le sein » (p.114). Le sentiment d’être viendrait d’une identification immédiate et primaire à l’être de la mère (homme ou femme. La mère peut être un homme qui « est », c’est-à-dire un homme dont l’élément féminin pur n’est pas dissocié, ce qui renvoie à la bisexualité).

‘« Ce sentiment d’être est quelque chose d’antérieur à être-un-avec parce qu’il n’y a encore rien eu d’autre que l’identité. Deux personnes séparées peuvent avoir le sentiment de n’être qu’un, mais à ce moment dont je parle, le bébé et l’objet ne sont qu’un » (p.113).’

L’élément féminin pur qui conduit à l’être est

‘« la seule base de la découverte de soi (self-discovery) et du sentiment d’exister (puis, à partir de là se constitue la capacité de développer un intérieur, d’être un contenant, d’être à même d’utiliser les mécanismes de projection et d’introjection, d’établir une relation avec le monde en termes d’introjection et de projection) » (p.115). ’

Mais si ce féminin pur manque à être, si on peut dire, s’il n’arrive pas à s’installer, alors l’utilisation de l’objet, la capacité à s’en séparer, n’en sera que plus douloureuse. L’enfant ne pourra pas acquérir une base de sécurité lui permettant d’affronter la séparation d’avec l’objet.

Le masculin pur découlerait secondairement du féminin ; le bébé s’apercevant que l’objet ne lui appartient pas est contraint de « faire » pour conquérir l’objet. D.W.Winnicott (1971b, p.312) explique qu’en fonction de la capacité maternelle de transmettre la désirabilité du bon sein, certaines filles et certains garçons vont grandir avec

‘« une bisexualité bancale, comme chargée du mauvais côté de l’apport biologique », ’

c’est-à-dire celui qui donnerait la prédominance à l’avoir, aux pulsions, et ce, au détriment de l’être.

Pour D.Houzel (2002b, p.18),

‘« À ce problème de l’intégration de la bisexualité dans l’enveloppe psychique, correspond, (…), la question de l’individuation. Pouvoir se distinguer d’autrui, établir une frontière entre le soi et l’Objet, tolérer la séparabilité d’avec autrui et tout ce que cela suppose d’écart, de limites, de différences et de frustrations, tel est l’enjeu, impliqué dans la relation à un contenant (ou enveloppe) doué de qualités bisexuelles combinées en de justes proportions ».’

Si nous travaillons à partir de cette idée d’un « féminin pur » acquis pour les deux sexes dans les liens primaires et permettant le travail nécessaire de différenciation et de séparation d’avec l’objet primaire, la très grande prématurité telle qu’elle est envisagée dans ce travail questionne directement l’acquisition de ce féminin pur. Le fait d’être, et le vécu « être enceinte » se transforment très rapidement en un avoir, « avoir un bébé », comme si le passage par le féminin était trop dangereux. L’enfant naît, comme si, pour pouvoir assigner au fœtus la valeur d’un objet existant en dehors du moi, il fallait qu’il soit en dehors du corps.

La grossesse, qui provoque un vacillement identitaire important, interroge à la fois le sentiment « d’être », le féminin pur, l’existence d’un soi et l’identité féminine. Comme le souligne F.Ferraro et A.Nunziante (1990, p.159),

‘« la grossesse se présente comme moment d’actualisation d’une pulsion fusionnelle primitive vers un objet perdu sein-mère, comme union d’éléments masculins et féminins, d’être (un enfant) et de faire (un enfant), qui repropose une indifférenciation originaire » ’

Le paradigme essentiel de la grossesse pourrait s’énoncer ainsi : comment accepter en soi « quelque chose » qui n’est pas soi et qui est pourtant un peu de soi ? Chaque femme qui fait l’expérience de la grossesse peut être confrontée à ce sentiment « d’inquiétante étrangeté ». Le fœtus qui s’installe dans le corps maternel est tout à la fois étranger et familier. Il prend vie à partir d’une partie de soi (l’ovule), il vit en soi mais il n’est pas soi. La grossesse pose ainsi la question de la construction de l’objet et nous invite à penser

‘« comment se représente à l’intérieur de la psyché ou même à l’intérieur du soi si l’on veut, l’altérité d’un objet, qui n’est pas le soi et qui est susceptible d’être reconnu, par un jugement d’extériorité, étranger au soi, dans lequel cependant il s’impose d’une certaine façon » (J.Guillaumin, 1987, p.163).’

Les travaux de D.-W.Winnicott ont mis en évidence que la construction de limites soi/non-soi et la prise de conscience d’un dedans et d’un dehors sont étroitement liées à la qualité de la relation entre le bébé et sa mère. C’est grâce aux soins de maternage que

‘« l’infans acquiert progessivement la possibilité de se percevoir comme un organisme unitaire autocontenu par une membrane limitante, doté donc d’un dedans et d’un dehors » (F.Ferraro & A.Nunziante-Cesaro, 1990, p.273)’

Ces soins, qui participent à la construction du sujet et à son identité, comportent une part énigmatique que l’enfant ne parvient pas à déchiffrer (J.Laplanche et J.-B.Pontalis, 1985).

Dans un premier temps, la mère créatrice d’illusion, la mère « suffisamment bonne » doit maintenir l’illusion d’une coïncidence entre réalité intérieure et réalité extérieure pour son bébé. Le bébé jouit alors d’un sentiment d’omnipotence indispensable à sa construction identitaire, qui lui procure l’illusion de créer l’objet de ses besoins. Ainsi, pour D.W.Winnicott, (1971, p.42)

‘« il n’est pas possible au petit enfant d’aller du principe de plaisir au principe de réalité, ou d’aller au-delà de l’identification primaire, hors de la présence d’une mère suffisamment bonne »’

Dans ce premier temps du développement, il y a une indifférenciation entre le Moi et le non-moi, amenant le sujet à investir son propre corps comme objet d’amour. C’est l’étape du narcissisme primaire, qui correspond au placement de la libido sur le Moi.

Mais la mère a ensuite un rôle tout aussi essentiel dans le fait d’instaurer progressivement la désillusion qui doit succéder à l’illusion première. En effet, pour que le bébé puisse construire un objet extérieur à lui-même, il va falloir que l’objet se retire. Ce qui fait dire à S.Freud que « l’objet naît dans la haine ». Ainsi, l’objet, qui vient de l’intérieur, doit être

‘« reconstruit comme objet «venant du-dehors» et introjecté, l’extériorisation de l’objet est préalable à son introjection ».(R.Roussillon, 2004, p.1382)’

Autrement dit, la perception de l’existence indépendante de l’objet conduit à la haine de celui-ci. Par ailleurs, la perte de l’objet est le moteur de l’instauration du principe de réalité. (S.Freud, 1925b). L’objet est à la fois interne et externe au Moi. Du point de vue de l’infans, l’objet est inclus dans son organisation narcissique (A.Green). Le problème des rapports entre le Moi et l’objet est celui de leurs limites et de leur coexistence.

Comme le souligne R.Roussillon (2004)

‘« la réponse de l'objet, c'est-à-dire sa capacité à ne pas exercer de représailles contre ce qu'il peut être tentant de prendre pour une agression, une attaque, est déterminante dans la future capacité du sujet à commencer à différencier l'objet interne et l'objet externe. L'objet interne est celui qui est " détruit " par l'ardeur pulsionnelle, il se retire ou exerce des représailles, l'objet externe est celui qui " survit ", il reste suffisamment constant ».’

Si l’objet est perdu trop tôt, le sujetrisque de se perdre lui-même. L’objet participe àla construction représentationnelle et subjective du propre narcissismedu sujet.

‘« A la place du lien plus ou moins interrompu l'enfant investit un élément neutre du cadre environnant ou une partie de son propre corps. Mais la nature de cet investissement dépend également de la qualité du lien interrompu comme de la façon dont le lien se rétablit ou de ce qui subsiste de ce lien. Plus la dimension relationnelle se perd, plus l'investissement supplétif du cadre sur le corps se fait sur un mode mécanique et désaffectivé. La violence de cet investissement et son caractère destructeur sont proportionnels à la perte de la qualité relationnelle du lien et à la carence en ressources auto-érotiques. » (Op.Cit.,)’

Mais l’objet interne

‘« peut aussi, bien entendu, dans la mesure où il est un bon objet, être utilisé comme objet consolateur, apaisant, « objet-porteur », au sens du holding de Winnicott. Cet objet interne pourra donner naissance à l’objet transitionnel, s’étaye sur l’objet des soins maternels de la mère dite « suffisamment bonne », selon la terminologie de Winnicott ». (A.Green, 1982, p.145).’

Nous partageons le point de vue de F.Ferraro et A.Nunziante, 1990 qui définissent le processus central de la grossesse comme le processus d’identification primaire dans lequel le sujet est immédiatement et originairement l’objet et se confond avec lui. L’objet et le Moi se confondent dans un mouvement de régression vers l’" archaïque " comme le définit A.Green (1982), c’est-à-dire vers la perte des différenciations intra-psychiques. Ainsi la grossesse est une expérience qui mobilise chez toutes les femmes une relation avec un « non-moi », antérieure à la pulsion et base de leur identité :

‘« (…) cette expérience ouvre la voie vers le sujet objectif c’est-à-dire l’idée d’un soi, avec le sentiment du réel qui naît de la conscience d’avoir une identité » (D.W.Winnicott, 1971a., p.111). ’

C’est peut-être ce qui fait dire à madame Q, qui est enceinte pour la première fois, qu’elle vit enfin quelque chose de « vrai ».

Mais s’il est vrai que le Moi aspire à la fusion avec l’objet, et que dans le discours des femmes que nous avons rencontrées, la grossesse est ardemment désirée, il faut rappeler que l’objet est toujours pour le Moi une cause de déséquilibre, un trauma :

‘« S’il est vrai que le Moi aspire toujours à l’unification et que cette unification interne s’étend à l’unification avec l’objet, la réunion totale avec l’objet oblige le Moi à perdre son organisation » (A.Green, 1983, p.140).’

Ainsi, la grossesse consciemment attendue peut-elle être inconsciemment redoutée. Nous l’avons évoqué à travers les travaux de S.Faure-Pragier sur les stérilités féminines.

Pour la femme enceinte, la grossesse est une nouvelle occasion d’interroger ce qui s’est passé en ces temps d’indifférenciation avec l’objet primaire où l’objet n’a pas encore été répudié en tant que phénomène « non-moi », et où s’est mis en place une identité, une bisexualité dominée par l’homosexualité primaire qui caractérise les premières interrelations mère-enfant. La prématurité, avatar de la grossesse, interroge donc le processus de construction identitaire chez ces femmes. L’impossibilité à garder le fœtus jusqu’au terme est-elle le signe d’une relation à l’objet primaire trop conflictuelle ? C’est l’hypothèse que nous faisons et que nous allons discuter.