1-2- L’expérience du double

‘« “ Je suis moi et pas un autre” paraît aller de soi, et pourtant, rien n’est assuré, même si l’ambiguïté ne se manifeste qu’obscurément, quand tout va bien et que l’on peut avoir confiance dans les frontières de son corps et de son esprit. En fait, chacun sait qu’il suffit d’un rien pour que cette belle certitude s’effrite ». (M. De M’Uzan, 1994, p.98)’

L’inquiétante étrangeté du fœtus appelé « alien, crevette, machin… » est exprimée par l’ensemble des femmes hospitalisées pour MAP. Comment investir « ça », qui est un peu de Soi mais qui ne ressemble à rien d’humain ? Dans les sensations d’être envahies, attaquées de l’intérieur par une chose, un «alien », nous pouvons reconnaître les expressions du caractère ambivalent du double. Les femmes enceintes rencontrées décrivent la présence et la vision du fœtus comme un facteur d’étrangeté, de dépersonnalisation qui désorganise le sentiment d’identité et qui sont des indicateurs privilégiés de la problématique du double (J.Baranes, 2002, p.1842). Le double est la figure d’une impossible et impensable séparation.

Parmi les dessins recueillis, il en est un étrangement inquiétant : il s’agit de celui de madame G, qui a été hospitalisée pour MAP à chacune de ses grossesses. Lorsque nous lui demandons de dessiner l’intérieur de son ventre, tel qu’elle l’imagine, elle dessine un ballon et des traits autour afin de représenter le mouvement. Son dessin convoque un imaginaire sanglant, une bombe (qui pourrait exploser si nous cherchions à aller voir de trop près l’intérieur du ventre maternel ?). Elle se sent très en difficulté pour se représenter son bébé pendant la grossesse :

‘« l’idée pour moi c’est ça, l’idée d’un ballon qui bouge à l’intérieur de moi, pas un enfant . Quelque chose qui pèse et qui bouge ».’

Elle associe également lors de l’entretien, le fœtus à une brique ou une bombe, c’est-à-dire des choses inanimées et potentiellement violentes. Madame G évoque ses grossesses précédentes pour dire qu’elle n’a jamais réussi à imaginer ses enfants. Lors de sa première grossesse, elle avait peur d’avoir une fille à son image. Elle espérait que sa fille ressemblerait à son mari, comme s’il lui était impossible de constituersafilleendoubleimaginaired’elle-même.Puis elle s’est rendu compte que « eux c’était eux et moi c’était moi ». Comme l’écrivait G.Groddeck, (1973, p.45),

‘« (…) n’arrive-t-il pas souvent que l’on découvre déjà la mère dans le plus petit enfançon ? » ’

Ainsi madame G, qui a tout d’abord peur d’avoir une fille qui lui ressemble, une « enfant-sosie », envisage après sa première grossesse, ses enfants comme la duplication d’elle-même.

‘« L’enfant comme sosie de la mère, redoublement du Moi, la répétition de mêmes traits du visage, de caractères identiques, des noms qui se répètent pendant des générations, le fils qui contient la possibilité de vaincre sa propre mort, qui représente pour l’individu la continuité de soi et son immortalité : mais qui apporte avec lui des pressentiments de mort inclus dans toute gestation et dans toute naissance » (F.Ferraro & A.Nunziante-Cesaro, 1985, p.92).’

Au cours de sa seconde grossesse, madame G perd ses parents dans un accident de voiture. Si nous avons précédemment insisté sur l’importance du meurtre de la mère dans le processus de procréation, la mort réelle des parents crée une situation de collapsus topique, étrangement inquiétante. Envisager ses propres enfants comme des doubles d’elle-même peut alors s’entendre comme une modalité défensive qui constitue « un défi à la puissance de la mort » (O.Rank, 1973), qui la protègerait de la collusion de la réalité avec des vœux mortifères inconscients.

Pendant la grossesse, la réplique d’elle-même, le fœtus, prend la forme d’un ballon ou d’une bombe : une chose sans visage… Les trois grossesses se passent mal. Les trois fois, elle est hospitalisée. Qu’est-ce qui empêche madame G d’imaginer ses enfants ? Est-ce la proximité du double qui est impensable ? Madame G est-elle dans la quête d’une similitude sans faille ou, au contraire, à la recherche d’une reconnaissance de la différence ? L’identité de madame G semble menacée par le retour de l’expérience fusionnelle des corps. Pour cette troisième grossesse, retrouver le double maternel, est-ce se laisser entraîner vers la mort ?

R.Roussillon souligne que le double n’est que la variation du même qu’on trouve dans le même. La différence ne tue pas le même. Dans la relation homosexuelle en double, c’est l’autre comme même, comme miroir de soi qui est investi.

Madame G ne veut pas de ses enfants comme miroir. Elle ne peut pas les investir comme miroirs d’elle-même tant qu’ils sont au-dedans, cachés. Nous pouvons entendre la répétition des MAP comme une nécessité de mettre son ventre sous contrôle, peut être pour se protéger de la puissance maléfique du Double en faisant appel à un tiers (nous reviendrons sur ce point plus loin dans notre travail).

L’expérience que le sujet fait de son Double dans les premiers mois de son existence conditionne la mise en place du narcissisme chez le sujet. Le double est une représentation des limites et des potentialités du moi.

‘« Pour le dire autrement : la problématique du double [...] est principalement ce qui, entre dehors et dedans, fonde le sujet. Il est interface, médiateur ou passeur entre mondes différents, entre masculin et féminin, entre vie et mort, entre dedans et dehors, entre soi et l’autre». (J.Baranes, Op.Cit., p.1842)’

Pour le bébé, la mère est un miroir, un « miroir corporel » qui renvoie à une relation en double structurante (R.Roussillon, 2004).«Le double primitif composite » (C. et S.Botella (2001) a lavaleur d’une première ébauche d’identité pour le nourrisson. Lorsque le sujet se regarde dans l’objet, il se voit. Pour qu’il y ait superposition « trouvé-créer », il faut que l’objet soit constitué comme un double de soi.

‘« Le bébé traite ce que manifeste le visage et le corps de la mère comme un «reflet» de lui-même, il s’identifie à ce que lui renvoie le mode de présence de sa mère. Le sujet s’identifie à ce «double», double de soi, double narcissique, puis double dans l’objet avant de s’aventurer dans la satisfaction du plaisir dans l’objet, dans l’autre. Ces deux pôles de représentation du moi ne sont pas dissociables, autant pour moi que pour l’autre, parce que les investissements réciproques, en soi et en l’autre ne sont pas dissociables ».
(…) le plaisir est pris dans le «ballet» de la rencontre avec un autre semblable, un double, un autre perçu dans son mouvement de miroir de soi. Je lerépète : un « double » est un autre même, c’est un semblable, un miroir de soi,mais c’est un autre, il n’y a pas de confusion entre soi et le double. Un doubledoit être suffisamment « même » pour être un double de soi, mais il doit aussiêtre suffisamment « autre » pour ne pas être soi-même. Entre mère et bébé levecteur de la rencontre, celui qui conditionne le plaisir de la relation et peut-être même la composition psychique du plaisir lui-même, nous reviendrons surce point, est le processus par lequel l’un et l’autre des deux partenaires seconstituent comme miroir et donc double de l’autre2. (…) » (R.Roussillon, 2004).’

Lorsque madame G est enceinte, n’est-ce pas précisément la confusion entre elle et le fœtus qui l’empêche de construire le fœtus comme un double ? Il est « même » mais ne peut pas être « autre ». Lorsqu’il devient « autre » dans le vécu sensoriel de la grossesse, il est terriblement inquiétant. La grossesse, en mobilisant le processus de différenciation moi/autre ravive également la nécessité de différencier

‘« (…) ce qui de l’autre a été assimilé primairement au moi, identifié à lui » ( R.Roussillon, 1999, p.109),’

Nous pouvons penser que pour madame G, comme pour les femmes qui sont hospitalisées pour MAP, l’impossibilité à prendre du plaisir à être enceinte témoigne d’une relation en double qui n’a pas pu s’instaurer ou qui n’a pas pu continuer à se construire

‘« jusqu’à ce que l’objet soit« concevable » comme différent de sa représentation interne » (R.Roussillon, 2004).’

Si l’objet se retire trop tôt, que l’illusion de ne faire qu’un avec l’objet n’est pas suffisamment maintenue, alors le sujet peut éprouver la perte du sentiment d’existence, ce que nous retrouvons sous la plume de D.-W.Winnicott en termes d’effondrement et d’anéantissement. C’est dans leur corps que ces femmes, qui accouchent très prématurément, éprouvent la présence d’un corps étranger. Elles décrivent cette présence de manière négative et expriment à son encontre des vœux de mort inconscients. Des fœtus morts, avortés sont par ailleurs présents dans leur histoire.Le corps est le substrat des premières impressions psychiques et des relations avec le premier objet « nourricier ». Après les difficultés pour certaines d’être enceintes, (difficultés de s’unir à la figure du double maternel ?), les maux du premier trimestre de grossesse sont très présents, témoignant sans doute de leurs craintes de revivre l’expérience primitive de la fusion des corps.

‘« La fusion entraîne une dépendance absolue à l’égard de l’objet. La passivation suppose la confiance en l’objet. Assurance que l’objet n’abusera pas du pouvoir qui lui est ainsi attribué. [...] Toutefois, la tolérance à la fusion est aussi nécessaire que le besoin d’être à l’état séparé. C’est ici la distinction entre l’état non intégré – à valeur bénéfique- et l’état désintégré – à valeur maléfique (Winnicott) ». (A.Green, 1982, p.59)’

Entre la fin des maux du premier trimestre et la survenue de la prématurité, le temps est très court. Nous le sentons à la lecture de la présentation des résultats. Les récits de grossesse ne témoignent pas de l’expérience de la grossesse mais des problèmes somatiques survenus pendant la grossesse. Ces femmes craignent d’expérimenter, d’éprouver les retrouvailles avec l’objet primaire. Le fœtus est inconsciemment identifié à l’objet perdu qui a abandonné le sujet. Il est soit décevant dans leurs discours, soit persécuteur : « Avoir quelque chose de vivant et qu’on peut perdre… » (madame F ) ; « Je le vois comme une gêne » (madame G), « ça fait un peu bizarre de se dire qu’y a quelque chose de vivant qui est à l’intérieur de soi. Ça fait un peu alien » (madame S) etc... À peine sont-elles engagées (et le sont-elles vraiment ?) dans l’expérience d’un lien fusionnel avec le fœtus que ce dernier demande à être reconnu… Il devient alors une source de haine. Ce qui fait trauma est sans doute la répétition d’une désillusion trop tôt advenue. La perte de l’objet, la désillusion, lorsqu’elles se sont produites, ont probablement débordé les capacités de représentation du sujet engendrant

‘«  (…) un«puits négatif», au sens que lui donne R. Thom (1988), excitant et éprouvécomme un corps étranger, une «épine irritative» à l’origine d’une quêtedésespérée de soulagement moyennant un déplacement vers la déchargesalutaire dans le perceptif et/ou l’hallucinatoire ». (C.Botella, 2001a, p.186)’

Aussi, lorsque l’expérience de la désillusion se répète, c’est une nouvelle fois la voie de la décharge somatique qui est choisie. Expulser le fœtus consiste en une tentative désespérée de se débarrasser de ce corps étranger « excitant ». Le corps de la femme enceinte n’est plus un « endroit sûr où habiter » (J-B.,Pontalis, 1971, p.48) parce qu’envahi par « ça ».

‘« Quand on perçoit sa propre « membrane limitante » comme fragile et inconsistante, devenir « objet conteneur » peut prendre des significations intensément persécutrices. La possibilité de dilater ses propres frontières corporelles pour accueillir à l’intérieur de soi un autre objet peut être sentie, en pareil cas, comme le fait de s’exposer à un péril de « rupture » ou de « fragmentation » » (F.Ferraro, A.Nunziante, 1985, p.274.)’

Le fœtus, difficilement accepté, devient une figure persécutrice et mortifère lorsque le processus de séparation s’amorce.Pour ces femmes, la grossesse, en donnant l’illusion de retrouvailles avec l’objet perdu, attiseraitunehainemasquéeetdestructriceenvers l’objet.

‘« Ce serait au moment des premiers signes évoquant une séparation, que l’ambivalence de la mère aurait basculé dans un violent rejet inconscient, intriqué avec de forts mécanismes de contre-investissement » (M.Cournut-Janin, 1999, p.62)’

Nous pouvons nous demander ce qui empêche ces femmes d’avoir recours au déni pour se défendre de cette désillusion et de la perte de l’objet ? La clinique montre qu’il n’y a pas de déni des éprouvés de la grossesse et des sensations fœtales. Nous allons tenter de comprendre pourquoi.