1-3- Fonction des perceptions pour les femmes qui accouchent très prématurément

Du système perception-conscience

Pour S.Freud (1923), les perceptions, issues de l’extérieur ou provenant du corps propre sont traitées par l’appareil psychique. Les organes sensoriels perçoivent quelque chose de la réalité externe ou de la réalité de l'inconscient (vécu comme externe par rapport au moi perceptif). Si cette perception est acceptée par le sujet selon le jugement d’attribution, elle va entrer en contact avec les traces mnésiques visuelles, cœnesthésiques, affectives et verbales  et accéder ainsi au statut de représentation. Dans une grossesse qui se déroule normalement, les stimulations sensoriels (qui alimentent la perception) sont prises pour du vrai au sens où elles sont mises en lien avec la présence du fœtus à l’intérieur de soi. Une représentation allie un perçu et un affect porté par les traces mnésiques. Mais la perception peut connaître d’autres destins. Des perceptions peuvent également être rejetées du système Pc-Cs et ne pas accéder aux statuts de représentation. Elles s’inscrivent alors dans une extériorité psychique d’où elles peuvent faire retour sous la forme d’hallucinations. L’hallucination re-présente ce qui a été rejeté par le système Pc-Cs. L’hallucination est le retour par le dehors, par la perception, de ce qui a été aboli au-dedans. Aussi le Moi se trouve-t-il clivé puisqu’une partie du Moi continue à rejeter la perception et l’autre la reconnaît sous sa forme hallucinatoire.

La perception se distinguerait de l’hallucination grâce à l’épreuve de réalité. Mais dans certains cas, comme le rêve en témoigne, ce processus est neutralisé. La perception, au lieu d’être investie uniquement de l’extérieur est alors aussi investie de l’intérieur. De ce fait la réalité externe et la réalité interne se trouvent confondues et la réalité interne peut passer pour une réalité externe. Comme le souligne P.Aulagnier, (1964), pendant la grossesse,

‘« l’intérêt émotionnel de la femme est tourné vers un objet qui ne sera réel qu’à une certaine date ultérieure, et qui n’existe pas encore pour le moment. Ceci donne au processus biologique actuel l’aspect d’un rêve ». ’

En effet, pendant la grossesse, l’objet de la réalité externe, le fœtus, se confond avec l’objet de la représentation transformé par le pulsionnel et les fantasmes.Aussi le fait d’halluciner l’enfant à venir permettrait-il aux femmes de le sentir à l’intérieur d’elle. L’hallucination permettrait la perception. Comme le rappelle G.Broyer (2002, p.23),

‘« si selon la formule désormais célèbre de S.Freud ; « l’objet pulsionnel est d’abord re-trouvé », il faut admettre que l’objet soit d’une certaine manière « pressenti », même de façon hallucinatoire ; ainsi l’investissement ne permet pas seulement la perception mais il y condamne (…) ».’

Pour S.Lebovici, « l’objet est investi et éprouvé avant d’être perçu ». La pensée est donc cette capacité de rendre présent ce qui a été perçu sans que cela soit encore présent (principe de réalité). Pour S.Freud (1925b),

‘« toutes les représentations sont issues de perceptions, qui, elles, en sont des répétitions. L'opposition entre subjectif et objectif n'existe pas dès le début. Elle s'établit par le fait que la pensée possède la capacité de rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu, par reproduction dans la représentation sans que l'objet ait besoin d'être encore présent au dehors».

Dans les cas de dénis de grossesse, les éprouvés corporels ne sont pas mis en lien avec la réalité du « je suis enceinte ». Lorsqu’une perception est insupportable, inconciliable avec la représentation inconsciente (par exemple la perception des mouvements fœtaux), le sujet parvient à nier l’existence même de l’objet de la perception, et la perception est invalidée : il s’agit d’hallucination négative :

‘« l’hallucination négative est le processus par lequel le moi peut rompre ou interrompre ses relations à la réalité » (A.Green, 1993, p.231).’

Des perceptions peuvent également être acceptées dans un premier temps par le Moi pour ensuite être jugées inadmissibles. C’est le mécanisme du déni qui, dans l’après-coup de la perception, va l’effacer comme si elle n’avait pas eu lieu. D'un côté, la perception est reconnue, de l'autre déniée et remplacée (vertreten), déplacée et symbolisée (le fétiche en est un exemple). Cette représentation qui remplace, (vertreten), est donc au service de la censure, et se présente comme si c'était la perception, d'où sa force d'illusion.

Comme nous l’avons déjà souligné, les femmes qui accouchent très prématurément reconnaissent les mouvements fœtaux comme tels. Il ne s’agit donc pas d’un déni de la perception. Dans la clinique de la prématurité les femmes enceintes sont au contraire soumises à de multiples examens. L’hospitalisation lors d’une menace d’accouchement prématuré conduit à un surinvestissement du perçu avec une multiplication des échographies, des monitoring, des examens gynécologiques, etc…

Si le recours compulsif aux échographies peut s’entendre comme une tentative d’emprise, s’agit-il d’exercer son emprise sur l’objet de la perception, c’est-à-dire l’objet de la réalité externe, le fœtus, ou bien sur l’objet de l’hallucination (S.Lebovici, 1990),c’est-à-dire l’objet de la représentation transformé par le pulsionnel et les fantasmes ?

Les grossesses de madame G, toutes menées à terme après des MAP, permettent de penser que la surveillance médicale proposée à l’occasion des MAP peut être un support pertinent au travail de représentation pendant la grossesse. Madame G n’a jamais bénéficié de prise en charge psychologique lors de ses hospitalisations. L’origine de ses MAP était inconnue. Qu’est-ce qui est alors opérant dans l’hospitalisation ? Si, comme nous le pensons, la surveillance renforcée de la grossesse via l’imagerie peut favoriser un travail de symbolisation et d’anticipation (Cf. les travaux de S.Missonnier à ce sujet) pourquoi, dans les mêmes conditions, cette surveillance n’est-elle pas efficiente pour toutes les femmes hospitalisées pour une MAP d’origine inconnue ?

Il nous sera sans doute objecté que derrière la machine et les soins se cache un Homme avec lequel se noue une relation intersubjective dont il faut tenir compte. Mais au-delà de cette variable, ne pouvons-nous pas penser que l’hospitalisation, pour les femmes qui accouchent très prématurément après une MAP entraîne un surinvestissement du perceptif au détriment de la représentation ? Certaines femmes ne vont-elles pas s’attacher à l’objet de la perception (qu’il s’agisse des mouvements fœtaux ou des échographies) pour justement se défendre de l’objet de l’hallucination, c’est-à-dire le bébé imaginé depuis leurs fantasmes et leur pulsionnel ?

Nous pouvons dès lors nous demander si ce surinvestissement de la perception ne vient pas en lieu et place de la représentation pour les femmes hospitalisées. Le surinvestissement du perçu serait le chemin pris pour supprimer le travail de la représentation, la représentation associée au perçu étant inacceptable. L’accrochage aux sensations fœtales, au travers de perceptions tactiles ou visuelles ne traduit pas nécessairement un investissement des perceptions et ces perceptions n’engagent pas toujours un travail de représentation.

C.Dejours (1987, p.423) défend l’idée d’une pré-éminence du perçu sur le représenté chez les patients somatisants :

‘« Pour rendre compte de l’état du corps et des mouvements instinctuels qui s’y développent, le patient recherche, dans la réalité, des formes, des « Gestalten » ad hoc qui le calment. Ces perceptions venues de l’extérieur agissent comme des interprétations calmantes venues du dehors. Il y aurait ici comme une tentative de faire collaborer le réel avec l’imaginaire, en faisant l’économie du symbolique ».’

Pour C.Dejours (1989), cette économie de la perception, cet accrochage au factuel s’expliquerait par une difficulté de séparation entre la mère et son bébé qui aurait entravé chez l’enfant le passage de l’activité perceptive à l’activité représentative (et fantasmatique).

Aussi le surinvestissement perceptif, en excluant toute associativité et tout relais fantasmatique, permettrait-il d’éviter et d’écraser la représentation.M.Fain (1981, cité d’après C.Dejours, 1989, p.96) parle d’une « zone de sensibilité de l’inconscient » où l’inconscient est stimulé directement par la réalité via la perception. Nous pourrions alors penser l’importance des sensations fœtales comme un accrochage à la perception en lieu et place de la remémoration de l’expérience traumatique de la séparation d’avec l’objet primaire.

‘« Lorsque l’altérité n’est pas acquise, la déchirure dela relation comporte un risque mortifère pour le sujet qui le vit comme unedéchirure dans son être; lui ou l’autre risquent la mort dans la séparation » (C.Botella, 2001, p.186).’

Nous pouvons alors envisager, à la suite de C.Dejours (2001), que les femmes rencontrées, qui n’ont pas rejeté la perception du fœtus, sont, à un moment, contraintes de la détruire en neutralisant, en elles, ce qui réagit à la situation excitante. Elles chercheraient alors

‘« à réduire la rencontre avec la réalité qui a réussi à franchir le déni, en opérant par un processus qui réduit la sensation par la destruction de son corps » (C.Dejours, 2001, p.114).’

Comme le rappelle N.Dumet (2002, p.60),

‘« dans ce contexte de surinvestissement du système perception-conscience (qui se fait au détriment du système préconscient), on remarque la fonction fondamentalement protectrice d’une telle organisation (ou économie) psychique : il s’agit de fuir (d’éviter) certaines (autres) perceptions au caractère traumatique ». ’

Nous pensons que la perception du fœtus in utero

‘« crée une telle perturbation réactive dans l’inconscient amential que la décharge est immédiate et obligatoire » (C.Dejours, 2001, p.99).’

L’accouchement prématuré serait une tentative inconsciente de se débarrasser à tout prix de la perception, se débarrasser de ce qui échappe au contrôle, qui perturbe, qui persécute : le fœtus. Le fœtus, objet externe confondu avec l’objet interne, devient

‘« facteur de trouble, agent de l’étranger, perturbateur de la tranquillité du Moi » (A.Green, 1983, p.155). ’

Sa perception met en cause leur cohérence interne, leur identité car elles perdent le contrôle de l’objet.

L’absence de contrôle sur l’objet-fœtus est présente dans le discours des femmes enceintes. Madame F décrit avec agacement les mouvements du fœtus sur lesquels elle n’a aucun pouvoir :

‘« Des fois, au départ, j’étais énervée, stressée…un bébé qui bouge sans arrêt. Aux bruits très forts, ça réagit…une émotion forte, ça va le faire bouger. Le soir, si elle bouge pas devant la télé après la toilette, elle se réveille…suivant ce qu’on fait… ».

Lorsque madame P enseigne, elle s’arrête de parler lorsque le bébé bouge.

À défaut d’élaboration de la perte de l’objet, la décharge somatique semble la seule issue… Elles ne cherchent pas à rejeter la perception. Il faut qu’elles l’éliminent.

‘« le caractéropathe va respecter la réalité et la source d’excitation. Il va neutraliser, en lui, ce qui réagit à la situation excitante. Il va chercher à réduire la rencontre avec la réalité qui a réussi à franchir le déni, en opérant par un processus qui réduit la sensation par la destruction de son corps » (C.Dejours, 2001, p.114).’

Ce qui est dénié par les femmes enceintes qui accouchent très prématurément, ce n’est pas la perception du fœtus mais la réalité affective associée à cette perception. C’est au moment de se séparer psychiquement du fœtus que le déni cède et que la réponse trouvée est celle de l’évacuation de l’excitation. Nous sommes alors en-deçà du représenté et au niveau du perçu. La perception est respectée un temps et effacée dans un deuxième temps. Le déni est déni de la perception affective de la réalité.

‘« Cette perception doit être comprise dans son sens psychanalytique, c’est-à-dire comme une forme, une Gestalt qui déclenche des associations par analogie avec des représentations constituées au fur et à mesure de l’histoire singulière du sujet. Les associations qui naissent ainsi à partir de la perception suivent les chaînes associatives caractéristiques de la pensée préconsciente. Le risque est alors la dérive des investissements de la perception initiale vers d’autres représentations, dérive qui se traduit au plan psychique par la production d’affect » (C.Dejours, 2001, p.100)’

La réalité perceptive ne peut pas être prise en charge par le préconscient donc la perception ne peut pas être relayée et elle heurte la zone sensible de l’inconscient non-refoulé.

‘« Cette zone recouverte jusque-là par un déni de perception se trouve en quelque sorte activée directement par la rencontre avec la réalité qui a fait effraction à travers la barrière du déni » (C.Dejours, 2001, p.72). ’

Pour ces femmes, la perception est mentalisée dans le sens où D.-W.Winnicott (1959, p.70) utilise la notion de mentalisation comme dissociation du psyché-soma :

‘« La psyché est " séduite " par l’esprit et rompt sa relation intime primitive avec le soma ». ’

C’est ce que les propos de madame Q évoquent lorsqu’elle parle du « stade mental » auquel elle est arrivée pendant son hospitalisation pour MAP. Ce n’est pas le lien à sa fille qui est érotisé mais la pensée qui devient pensée magique. Le psychique se représente comme détenteur de possibilités infinies, capable de décider de la vie ou de la mort, ayant une emprise sur le monde extérieur.

Pour S. et C.Botella (1992, p.38), la représentation résulte de l’absence de l’objet réel et la perception par la perte de l’objet-satisfaction. Aussi pour ces auteurs

‘« absence et perte sont à l’origine d’une symétrie représentation-perception ». ’

Si nous suivons cette proposition, les femmes rencontrées ne pourraient accéder à la représentation de l’enfant que depuis son absence à l’intérieur de leur corps. Aussi l’expulsion du fœtus permettrait-il le travail de représentation.

N’ayant pas pu construire cette relation en double avec l’objet maternel, ces femmes rechercheraient désespérément à l’extérieur ce “miroir” qui leur faitdéfaut à l’intérieur. Ainsi les avons-nous observé, après la naissance de leur enfant « accrochées » au bébé par le regard, comme accrochées à la perception d’un double “matériel”narcissique..

Ce qui donne également à penser que la somatisation, l’accouchement prématuré a également des vertus symbolisantes. Une fois que le bébé est au-dehors, un lien peut se mettre en place, moins dangereux pour leur Moi mais au péril de leur vie et/ou de celle du bébé. Il faudrait en passer par ce risque vital pour éprouver le lien. Nous pensons qu’il y a urgence pour les femmes qui accouchent prématurément à voir l’enfant au dehors d’elle pour parvenir à se le représenter autre et même, c’est-à-dire pour parvenir à l’investir. Il s’agirait de vérifier le réel à partir de la vue et non plus à partir de ce qui a été anticipé, halluciné. Elles doivent passer par le regard pour regarder du dehors ce qui ne s’est pas constitué comme un objet interne. Elles seraient contraintes d’investir le perceptif pour se donner une représentation de ce qui n’a pas pu être intériorisé, du fait de la carence du regard de la mère sur le bébé (et/ou sur le féminin)…