2-2- La mère des origines

‘« [...] il ne suffit pas de ne pas être homosexuelle pour avoir dépassé le lien incestueux à la mère. [...] Ce ne sont pas les faits bruts qui importent, mais plutôt la continuité et la qualité d’une atmosphère érotique, qui fait que la coupure de la fille à la mère n’a jamais véritablement été instaurée » (A.Green, 2001, p.39).’

Nous avons vu que la grossesse, expérience narcissique fusionnelle, mobilise le fantasme du double, fantasme originaire qui renvoie au plaisir autoérotique et au désir homosexuel du corps de la mère. Associée à un vacillement identitaire, un vacillement des limites du Moi, du dedans et du dehors, l’expérience de la grossesse peut être l’occasion d’un retour des formes prégénitales de la bisexualité. Ainsi contient-elle le risque de l’impossibilité à se séparer du corps maternel, l’impossibilité de reproduire l’histoire de perte et de séparation et le conflit qu’elle entraîne… Comme l’écrit J.André (2003, p.21),

‘« D’où peut venir l’assurance que la naissance sépare, que l’histoire est possible et que la vie ne sera pas simple reproduction, quand le même engendre du même ? »’

La menace est d’ordre identitaire et renvoie à la peur d’être dévoré, d’être englouti dans le corps de la mère des origines,

‘« objet de terreur et paradis perdu de la fusion-confusion » (J.Schaeffer, 2003).’

Les femmes enceintes qui vont à terme (avec ou sans MAP) expriment la peur d’être « envahies » par leur mère. Madame B craint de ne pas parvenir à « gérer » sa mère :

‘« Elle attend que je fasse la petite. Je lui ai dit qu’il fallait pas qu’elle en fasse trop… »’

Madame C décrit une relation conflictuelle avec sa mère qui veut garder son enfant à la naissance, ce à quoi elle s’oppose :

‘«  (…) il ira en nourrice. Elle l’a très mal pris et puis ce matin elle m’a dit que c’était la meilleure solution. Elle ne sera pas non plus privée … elle gardera ma fille le midi quand je travaillerai. On a des discussions comme un couple qui divorcerait, les jours de garde et tout ça… ».’

Madame H formule clairement le désir de sa mère de prendre sa place :

‘« le jour où elle a appris que j’étais enceinte (première grossesse), elle a eu des maux de tête qui l’ont pas quittée…elle a fait tous les examens possibles…un vrai malade imaginaire…elle a fait une grossesse nerveuse à ma place ! »

La mère de madame H essaie-t-elle de revivre quelque chose des maux de sa grossesse à travers la grossesse de sa fille ? Mais comme l’écrit S.Bouchet (1992, p.75),

‘« Les corps des mères ne peuvent pas s’emboîter comme le font les corps des filles dans ceux des mères. On l’a déjà dit, être la mère d’une mère, c’est accepter la séparation ».’

La MAP de madame H pourrait s’entendre comme une tentative inconsciente de mise en scène du lien à sa mère : « rejet », « expulsion », « mise à distance » ?

Ce que révèlent les entretiens avec les femmes qui accouchent très prématurément est très différent. Les mères de mesdames P, Q, T, U, W sont des mères lointaines, distantes et peu câlines dans l’enfance. Elles semblent incapables de s’inquiéter pour leur fille. La mère de madame P est centrée sur son divorce, celle de madame Q est restée quinze ans sans prendre de nouvelles de sa fille, la mère de madame T ne change pas son programme malgré la naissance prématurée de sa petite-fille, madame W décrit une mère cassante et froide qui vient peu voir sa petite-fille et madame U redoute la visite de sa mère qui pourrait être blessante. Les femmes qui accouchent prématurément veulent être à l’opposé de leur mère, différentes dans leur manière de prendre soin de l’enfant, manifestement désireuses d’oubliertoutdénominateurcommun.

Elles se sentent plus délaissées par leur mère qu’envahies. Leur grossesse semble laisser leur mère indifférente, insensible. Comme le rappellent R.Roussillon & C.Chabert, (2007, p.113), une des raisons de l’échec de l’expérience du détruit-trouvé est que

‘« la mère peut se montrer « non atteinte » par l’affect du bébé, ou le bébé peut avoir l’impression que sa mère n’est pas touchée par ce qu’il vit, qu’elle est inatteignable, que tout « glisse » sur elle, qu’elle est insensible et donc pas transformable ».’

Si pour les femmes enceintes qui vont au terme de leur grossesse un combat semble s’engager entre elles et leur mère autour de la possession de l’enfant, et témoigne d’une lutte chez la fille pour s’affirmer comme mère auprès de sa propre mère, pour les femmes qui accouchent très prématurément, le combat semble se jouer sur une autre scène. Et cette scène souffre d’être désertée… Ces mères ne cherchent pas à s’accaparer l’enfant. Elles viennent même lui rendre visite à reculons, témoignant sans doute de leurs propres difficultés à occuper une place auprès d’un enfant.

Nous avons rencontré madame Q régulièrement après la naissance prématurée de sa fille. Il lui a toujours été très difficile d’évoquer sa mère. Elle a souvent mis en avant l’espace qu’elle « consacre » à sa mère, celui de la thérapie avec son psychiatre et qu’elle distinguera toujours de l’espace de nos rencontres, l’espace de la recherche qu’elle réserve à sa fille et elle. Elle ne souhaite pas de perméabilité entre ces deux espaces. Elle ne souhaite pas inscrire la naissance de sa fille et son devenir mère dans la génération, comme si elle devait s’assurer que rien de son histoire avec sa propre mère ne viendra se (re)jouer dans la relation avec sa fille. Elle essaie d’être mère sans être « fille de ». Ainsi madame Q refuse-t-elle l’expérience de la maternité comme un lieu de transmission entre mère et fille. Elle peut par contre se présenter comme « petite-fille de ». Elle évoque régulièrement sa grand-mère maternelle qui incarne la figure de la « bonne-mère », douce, compréhensive, présente qui s’est beaucoup occupée de madame Q lorsqu’elle était enfant. C’est elle qui gardera régulièrement sa filleà la sortie de l’hôpital. C’est chez elle que monsieur et madame Q se sont installés après la sortie de l’hôpital car les travaux de leur maison n’étaient pas finis.

Madame Q se dit surprise de l’effet de sa grossesse sur sa mère ou plutôt des effets de son hospitalisation car sa mère l’appellera à plusieurs reprises à l’hôpital, ce qu’elle qualifie d’exceptionnel. Elle décrit sa mère comme

‘« une brave femme. Elle est gentille. Elle nous a occulté. C’est quelqu’un qui va prendre des nouvelles de tout le monde alors qu’elle ne s’est jamais posé la question sur nous. Mon petit frère était en difficulté à l’adolescence, ma mère ne pensait jamais à demander comment il allait. Elle pensait pas à aller voir son fils à l’hôpital. On ne fait pas partie de son monde. Je sais pas comment elle nous considère. Elle entend pas bien ce qui nous arrive. Mais elle m’a quand même téléphoné, ce qui est exceptionnel… ».’

Quelques jours après la naissance de sa fille, au cours de notre deuxième rencontre, madame Q pleure beaucoup et dit en parlant de sa fille :

‘« C’est mes tripes. (Pleurs). C’est pour ça que si ça doit finir, je pourrais pas le supporter. C’est vraiment ma fille ». ’

Et plus tard dans l’entretien, elle évoque très furtivement le fait que ses parents, 40 ans plus tôt ont eu une enfant prématurée et que c’est peut-être pour cela que sa mère « réagit » à son hospitalisation. Elle évoque cet élément de l’histoire familiale comme un fait anodin car à l’époque, les grands prématurés ne pouvaient pas survivre. Elle n’en dira pas plus, passant à autre chose très rapidement, sans s’émouvoir de cette perte.

La mère « absente », décrite par madame Q a donné la mort, quarante ans plus tôt, en espérant donner la vie. Nous pouvons donc nous demander ce que la maternité est venue déclencher dans l’organisation psychique de la mère de madame Q. Et la répétition de l’histoire laisse songeur… Si avec la grossesse,

‘« le corps de la femme prend valeur de corps de mère et semble venir se confondre avec le corps « oublié » de la mère » (M.Spiess, 2002, p.49), ’

le corps à corps devient parfois un corps pour corps… Le premier fantasme contient le deuxième en germe et le corps pour corps vient témoigner de l’échec de l’élaboration de la séparation. Ainsi, dans ce corps à corps, c’est parfois la mort qui apparaît comme seule issue. Madame Q, qui répète le scénario parental d’une grossesse achevée prématurément, « réanime » dans le même temps sa mère. Celle-ci peut tout à coup « s’inquiéter » pour sa fille et prendre son téléphone.

Mais ces « retrouvailles » ont lieu sur un fond morbide, comme si la mère de madame Q ne pouvait reconnaître sa fille qu’en tant que femme donnant la mort. Elles ne pourraient se rencontrer que dans la destructivité… Dans ce passage d’une relation mère-fille à une relation mère-mère,

‘« Que se répète-t-il dans le lien maternel, de ce qui s’est déjà trouvé en souffrance dans l’arrimage du féminin à ce même maternel ? » (S.Dreyfus, 2003, p.83)’

Ainsi pouvons-nous penser que pour madame Q,

‘« devenir mère permettrait de prouver des capacités et de reconquérir le pouvoir maternel en le tournant vers un enfant qui, comme autrefois la poupée mais tout à fait inconsciemment, sert de support aux aspects passifs et aimants de nos patientes » (S.Faure-Pragier, 2003, p.64).’

Nous avons déjà souligné la présence considérable de vœux de morts chez les femmes qui accouchent très prématurément. Enceintes, elles ne rêvent pas qu’elles ne sont pas enceintes, ou que le fœtus meure, elles saignent, elles vomissent, elles font des fausses couches, elles « avortent » leur temps de grossesse. Lorsque le bébé est né, elles ne peuvent pas dire : « j’ai envie de le tuer ou de le passer par la fenêtre », elles contre-investissent tous les mouvements de haine et sont jour et nuit au chevet de leur bébé. Ainsi pouvons-nous penser que pour ces femmes, toute la haine et l’agressivité qu’elles ne peuvent pas adresser à leur mère s’adressent inconsciemment au fœtus.

‘« (…) derrière cette haine farouche, aux accents absolus et indéfectibles, il y a toujours un amour éperdu pour la mère, amour nostalgique d’autant plus violent qu’il n’a pu s’épanouir, amour dont l’émergence suscite l’évocation de dangers tels qu’ils provoquent le refoulement (le clivage ?) massif du lien d’attachement à la mère et le recours à une haine protectrice » (J.Godfrind, 2001, p.101).’

Madame T qui a consulté un psychologue après la mort de son fils à la naissance, nous explique qu’elle a été heurtée par les propos du thérapeute qui lui aurait dit en substance de cacher sa prochaine grossesse à sa mère. Ainsi a-t-elle entendue des propos de son thérapeute que pour parvenir à donner la vie, elle devrait faire un enfant dans le dos de sa mère ! Elle nous dit, que d’après sa psy, elle ne se serait pas autorisée à avoir un fils parce que sa mère souhaitait un fils et qu’elle n’a jamais pu en avoir.

Si les propos de madame T résument de manière un peu caricaturale la réflexion qui a pu être menée dans son travail thérapeutique, ils ont le mérite de resituer très clairement les enjeux de la procréation pour elle. Il faut préciser qu’elle a très vite arrêté cette prise en charge, n’en percevant pas l’utilité. Et pourtant, alors que sa grossesse est extrêmement surveillée, la prématurité se répète.

Madame T, comme madame Q n’évoque pas un lien haineux à sa mère mais plutôt la déception et la tristesse de n’avoir pas une mère plus proche et aimante. Si des auteurs comme J.Godfrind ou M.Schneider ont mis en avant la fonction protectrice de la haine de la fille pour sa mère, nous observons seulement l’expression d’un manque chez les femmes qui accouchent très prématurément. Elles ne parviennent pas mobiliser de la haine pour se départir de l’emprise maternelle mortifère. Elles ne parviennent pas à se protéger de la mère des origines. C’est le fœtus qui « reçoit » cette haine.

Leurincapacité à investir le fœtus, à érotiser le lien au fœtus ne vient-elle pas parler de la manière dont elles ont elles-mêmes été bercées et investies par leur mère ? Ces mères dont elles nous parlent semblent incapables d’un abandon affectif et sensuel avec leur fille. Madame W évoque longuement la rigueur des interdits qui pesaient sur la sexualité féminine et la pauvreté des échanges homosexuels. Comment alors, se réconcilier avec le corps de la mère lors de la grossesse ?

Madame R qui est stérile et qui conçoit un enfant grâce à un don d’ovocytes n’évoquera pas durant l’entretien « l’autre femme » engagée dans la conception, celle qui a fait don de ses ovocytes. Que représente pour elle cette femme, fertile, qui lui « donne » la possibilité d’avoir un enfant ? Son utérus est-il vécu

‘«  dans l’inconscient comme n’appartenant pas au sujet lui-même, comme étant la propriété d’un Autre. Cet Autre, sans aucun doute, nous renvoie à la mère primitive de la petite enfance » (J.Mac Dougall, 1989, p.140) ?’

De cette mère primitive, elles semblent n’avoir pas pu s’arracher et le corps à corps avec la mère devient un corps pour corps…