2-3- De l’échec de la subversion libidinale ?

‘« Les avatars de l’investissement du corps sont les avatars de la structuration de la vie affective et fantasmatique, en même temps que ceux du développement de la pensée. Ils traduisent la faillite de la mère comme contenant des affects et filtre des représentations » (M-C.Célérier, 1989, p.26)’

Comme nous l’avons souligné dans notre première partie, le phénomène psychosomatique de la grossesse, l’acceptation ou non de l’implantation d’un corps étranger à l’intérieur de soi, renvoie à la violence fondamentale du : « c’est lui ou c’est moi », détruire l’enfant ou être détruite par lui. La violence fondamentale est préambivalente et se rattache originairement aux instincts de vie.

Nombreuses sont les femmes de notre recherche à avoir connu des difficultés de procréation. Parmi les femmes qui ont accouché très prématurément, quatre ont eu recours à une aide médicale. Après deux années de traitement madame P a fait une intervention chirurgicale appelée drilling ovarien, madame R a eu recours à la FIV avec don d’ovocytes en raison d’une infertilité incurable, madame T a été opérée d’une double cloison de l’utérus et madame U a pris un traitement suite à ses nombreuses fausses couches.

À ces difficultés, s’associent des histoires de bébés morts ou avortés. Madame T a accouché d’un bébé mort, mesdames V et F ont des antécédents de fausses couches, madame W a fait deux IVG… Ainsi le contenant utérin est-il associé à la destruction et à la mort. Dans ces conditions, expulser le fœtus de ce contenant, n’est-ce pas aussi tenter de lui sauver la vie….

Pour mesdames T, V et W que nous rencontrons dans le cadre de la réanimation néonatale, la question de la mort éventuelle de leur bébé est omniprésente et le bébé de madame S meurt six semaines après sa naissance.

Nous avons pu observer les difficultés de ces femmes à investir l’enfant qu’elles portent. La plupart d’entre elles paraissent davantage investir les bébés morts ou avortés… Ces bébés morts semblent porteurs de tous leurs fantasmes et de toutes les aspirations du moi qui n’ont pas pu aboutir,là où le bébé vivant ne pourrait qu’être insatisfaisant et décevant, menaçant même.

Elles ne vivent leur grossesse qu’en négatif et ne parviennent pas à investir narcissiquement le fœtus. Ainsi pouvons-nous comprendre son statut inquiétant. C’est l’investissement qui devrait leur permettre de le transformer en enfant et de voir en lui la promesse d’un accomplissement. L’amour narcissique est ce qui permet au fœtus de s’humaniser. S.Freud (1914) souligne à propos de la femme enceinte que

‘« c’est une partie de leur propre corps qui se présente à elle comme un corps étranger, auquel elles peuvent maintenant, en partant du narcissisme, vouer le plein amour d’objet ».’

Pour A.Green (1993, p.145), l’amour d’objet est

‘« une fonction transitive où alternativement l’objet est soit la mère, soit l’enfant. L’enfant devient l’objet de l’objet dans la relation d’illusion de l’unité mère-enfant ». ’

Nous avons montré précédemment que le processus de désillusion est sans doute survenu trop tôt dans l’histoire précoce de ces femmes avec leur propre mère. Elles évoquent des mères distantes et mal à l’aise avec le contact physique, ce qui donne à penser que le premier corps à corps avec la mère n’a pas été une source suffisante de plaisir pour qu’elles puissent en élaborer une représentation structurante. Sans doute était-il impossible pour leur mère d’être pénétrée par l’activité pulsionnelle de l’infans. En l’absence d’un partage avec l’objet de sensations communes, le sujet va être en difficulté pour investir son corps propre.

‘« La conscience intérieure que l’on a de son propre corps reprend le rôle de la mère externe. Non pas seulement dans le sens où l’on apprend à faire pour soi-même les actes de soin (care) que la mère a fait mais dans le sens où l’on se façonne une sorte de sphère psychique ou de nouvelle matrice à partir de l’image qu’on a de son propre corps, comme seul endroit sûr où habiter et d’où l’on peut sortir des antennes vers le monde » (J.-B.Pontalis, 1971, p.48).’

La capacité de l’enfant à jouer avec son corps et à prendre du plaisir, dépendront de la capacité de l’adulte qui en a la charge, à trouver lui-même du plaisir au jeu. Comme le rappelle R.Roussillon (2004, p.437),

‘« L’expérience de « satisfaction » première et fondamentale n’est donc passimplement une expérience de décharge, une expérience de « plaisir », den’importe quel plaisir. L’expérience de plaisir n’est une expérience de «satisfaction » que si elle s’accompagne d’un plaisir partagé, suffisamment partagé ».’

Ainsi, si l’adulte ne parvient pas à investir libidinalement le corps de l’enfant, alors l’enfant ne pourra pas construire son corps comme un corps érogène.

À travers le concept de subversion libidinale,C.Dejours (1989) désigne un processus conduisant du corps physiologique au corps érogène. Reprenant le concept freudien de l’étayage, il souligne que la mise en place de la pulsion résulte d’un dialogue autour du corps et de ses fonctions qui prend appui sur les soins corporels prodigués par l’adulte à l’enfant.

‘« On voit que l’étayage opère comme une subversion.La bouche, en servant de pivot à la subversion, peut êtrereconnue comme zone érogène. Certes, c’est unorganequiest ici convoqué et non unefonction. Il faut cependant biensaisir que, pour se libérer peu ou prou de la dictature d’unefonction physiologique, l’organe est un intermédiairenécessaire :la subversion de la fonction par la pulsion passe par l’organe » (C.Dejours, 2009, p.231).
« Le deuxième corps naît du premier par une subversionde l’ordre physiologique au profit de l’ordre sexuel-érotique. Le deuxième corps, le corps subjectif, est fondamentalement un corps érotique.Au long de ce processus, surviennent toujours peu ouprou des accidents en raison des réactions inconscientesde l’adulte qui, par leur violence, entravent la capacité del’enfant de traduire, c’est-à-dire de lier l’excitation.Ces accidents se concrétisent sous la forme d’amputationsdes jeux du corps. À la place cristallisent des zones defrigidité, où l’expérience affective du corps se dérobe, laissant place à un corps vide, froid, anhédonique, anesthésié,dont l’épreuve se fait connaître comme expérience de lamort en soi »(C.Dejours, Op.Cit., p.233).’

Cette expérience du corps qui n'est pas à la source de la pulsion va se loger dans l'inconscient "amential" (amentia de Meynert, défaut de mentalisation), que C.Dejours désigne aujourd’hui comme inconscient clivé, proscrit, relégué, enclavé, en tout cas non sexuel, fait de messages non traductibles. Il distingue le clivage de l'inconscient et le clivage du moi et propose l’existence d’une troisième topique (topique du clivage) qui porte sur une zone psychique de non-traduit absolu. Vécue comme la mort en soi, elle est facteur de décompensation somatique ou psychopathique. Le clivage de la troisième topique marque une défection de la perception de soi : angoisse du vide, perte de la capacité de sentir, c’est-à-dire perte de la perception de la réalité interne.

Les difficultés de conception rencontrées par la plupart des femmes qui accouchent très prématurément donnent à penser qu’elles ne peuvent pas investir libidinalement leur propre utérus et leurs organes de reproduction. N’ont-ils pas été exclus de la subversion libidinale, rendant impossible une quelconque érotisation de ce contenant et par déplacement, de ce qu’il contient, le fœtus ?

La grossesse les confronte une nouvelle fois à ce corps à corps, à la fois redouté et désiré comme le souligne M.Spiess (2002, p.49) :

‘« Durant sa grossesse, toute femme est conduite à assumer une nouvelle fois la différenciation d’avec sa mère tout en se vivant semblable (…). Mais l’état d’indistinction corporelle entre mère et fœtus fait d’abord naître le vacillement et l’ambivalence en tant que s’y repropose sous forme inversée l’expérience fusionnelle primaire. Ce resurgissement de l’originaire, de l’initial, de l’utérus maternel, crée une tension entre l’attrait d’une image totale – l’unité restaurée- et la nécessité de la perte, de l’anticipation et de la séparation ».’

Nous avons questionné avec les cas de mesdames U et F la difficulté de certaines femmes à s’approprier leurs propres capacités reproductrices. F.Guignard (1999, p.18) souligne que

‘« Certaines femmes au Moi fragile maintiennent parfois durant très longtemps l’investissement et la figuration de leurs organes de reproduction dans une indifférenciation identificatoire très infantile avec ceux de leur propre mère ».’

Au cours de la grossesse, leur corps devient porteur d’une excitation inqualifiable qui ne plus se différencier de la psyché et qui les conduit à se débarrasser du fœtus lui-même.

La difficulté de ces femmes serait de parvenir à désintriquer le fait que cet objet-foetus qui est à l’extérieur (réalité externe) participe également de leur réalité interne, et que cet autre en elles est virtuellement « leur enfant ». Confondu dans un premier temps comme « objet subjectif », participant au narcissisme du sujet, le foetus devient tout à coup un objet autonome,

‘« Et c’est ce qui est intolérable au Moi, qui le regarde tour à tour comme partie de lui-même et comme étranger absolu » (A.Green, 1983, p.155).’

L’objet-fœtus ne remplit pas son rôle de miroir, de contenant, aussi le Moi des femmes enceintes qui accouchent prématurément se défend-il à la fois des pulsions et de l’objet.

‘« Ne sachant où donner de la tête et sur quel front le danger est le plus pressant, il mettra en œuvre les ressources dont il dispose par la mise en jeu des pulsions de destruction. Les pulsions de destruction s’arrêteront tour à tour sur l’objet externe, sur l’objet interne, voire sur le Moi lui-même » (A.Green, 1983, p.147). ’

Ce qui est alors visé est la neutralisation de l’objet-trauma devenu objet-fou. Qu’est-ce qui pourrait les protéger de cette effraction dans le Moi d’une pulsion non liée : la pulsion de mort ?