Comme nous l’avons déjà souligné, en entrant dans un service de réanimation néonatale, nous nous sommes sentie voyeuse d’une scène interdite et l’interdit de voir est devenu obligation de regarder. Tout est mis en œuvre pour que le prématuré soit vu. Ainsi, ces grossesses qui n’ont pas eu le temps de se voir conduisent à une logique de la transparence : ça se montre, ça se donne à voir. Que venons-nous voir derrière les portes si bien gardées des services de réanimation néonatale ? Ça.
Ça : un être qui aurait dû rester caché ? Ça : le lieu d’où l’on vient, le mystère de nos origines ? Ça : le « rien à voir » du sexe féminin ? Ça : ce qui ne doit pas être vu dans le traumatique ?
‘« « Ça » ne peut être ni moi, ni un autre, ça ne peut pas être non plus une chose et encore moins la manifestation d’une puissance spirituelle. Ça est une détermination indéterminée » (A.Green, 1993, p.245).’La pulsion scopique renvoie aux premières expériences infantiles et en particulier à la découverte de la différence des sexes et aux théories sexuelles infantiles. Pour S.Freud, les théories sexuelles de l’enfant ne se fondent pas sur un raisonnement mais sur une vision, la vision de la scène primitive, qu’elle ait été réellement observée ou seulement fantasmée. Fragmentaire, cette vision demeure énigmatique. Ni la scène primitive, ni les théories sexuelles ne procurent à l’enfant de réponse quant à l’énigme du sexuel, ce qui préserve le désir de savoir.
Durant la grossesse, la femme enceinte est déjà confrontée à ça au travers des échographies. La pratique échographique autorise à regarder ce qui est resté pendant des millénaires un espace sacré : l’intérieur de la femme. Toutefois, tous les parents, et toutes les femmes enceintes ne parviennent pas à « rêver » devant l’image échographique. Nous l’avons montré, pour le groupe des femmes hospitalisées pour MAP, l’échographie révèle surtout l’inquiétante étrangeté du fœtus. Est-ce en lien avec la dimension transgressive de l’image échographique qui ravive aussi le fantasme des origines en révélant au regard l’intérieur féminin ?
Si lors d’un examen échographique, la femme enceinte « voit » un fœtus, elle voit aussi l’intérieur de son corps, sa cavité génitale, son sexe. Elle se confronte donc à la vision de son propre enfantement dans le corps de la mère. Dans L’inquiétante étrangeté, S.Freud souligne que le sexe féminin représente, pour les hommes névrosés quelque chose d’étrangement inquiétant :
‘« Il se trouve que cet étrangement inquiétant est l’entrée de l’antique terre natale (Heimat) du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord. C’est l’antiquement familier d’autrefois »’La femme enceinte retrouve le ventre de la mère archaïque, vision qui peut susciter à la fois de la fascination et de la répulsion…
Toutefois, les femmes enceintes rencontrées, ont souvent « besoin » de multiplier les échographies pour se rassurer (soit qu’elles sont bien enceintes, soit que le foetus va bien). Le recours à l’échographie est très opératoire. L’image ne produit pas de rêveries, elle permet simplement un contrôle du corps et de ce qu’il contient. Le recours compulsif (pour certaines) aux échographies apparaît comme une tentative d’emprise de la femme enceinte sur son corps et son intérieur. S’agit-il de se protéger de fantasmes destructeurs à l’encontre du ventre maternelqui a suscité envie et dévoration…. Ou de s’assurer qu’elles ne logent pas un monstre au-dedans ? La mère des origines ?
Le recours rythmique à l’échographie ne vise-t-il pas également à s’assurer qu’aucun processus létal ne s’est enclenché de l’intérieur et que leur incapacité à investir le fœtus ne l’a pas tué dans la réalité ?
‘« La « vision » de l’enfant, sa consistance ne peuvent être renvoyées que par une oreille mécanique extérieure, suppléant à une perception et à une sensation internes qui doivent être niées en tant que destructurantes. Le pouvoir rassurant du regard « objectif » garantit en même temps la « lisibilité » de son propre intérieur, son intégrité, son innocuité ». (F.Ferraro, A.Nunziante, 1985, p 212).’En même temps, tout regard porté sur le sexe féminin n’est-il pas aussi porteurd’undésirderetourdansleseinmaternel ?
Si certaines femmes sont soumises à un interdit du toucher pendant l’hospitalisation, elles peuvent continuer à voir. La surveillance médicale des MAP conduit à des monitoring plus fréquents qui permettent d’entendre le cœur du bébé et également à de nouvelles échographies.
Le temps de la MAP semble permettre à certaines femmes enceintes de contenir le fœtus et de contenir la violence de la grossesse.
La prise en charge médicale de la grossesse, l’hospitalisation pour MAP a plusieurs conséquences. L’intérieur du ventre maternel est sous une surveillance accrue, voire permanente. Les échographies se multiplient, les battements du cœur sont perçus en continu. Les femmes enceintes deviennent une couveuse au sens où elles sont surveillées jour et nuit et que l’intérieur de leur ventre est sous contrôle médical. L’enfant est « vu » sans cesse par le biais de l’image échographique et en présence d’un tiers.
Darrault-Harris1 parle « d’un rapport fiduciaire » à la parole de l’échographiste. Les parents, dit-il, sont face à l’image échographique comme un enfant de maternelle devant un texte : ils ne peuvent pas lire cette image. Ils sont donc assujettis à la parole du voyant, le médecin échographiste, qui va leur « lire » l’image.
Les parents voient « pour de vrai » « quelque chose » qui leur est dit par quelqu’un. Le fœtus vu à l’échographie n’est qu’une reconstitution de la vérité, une illusion de vérité prise pour du vrai. La représentation du fœtus est le fruit d’une reconstruction informatique, ce n’est pas véritablement du «vu» mais une sorte de traduction-image du fœtus.
La perception visuelle devance parfois la perception sensori-motrice et peut même la contredire. Parfois l’échographiste témoigne verbalement de mouvements actifs du fœtus alors que la femme enceinte ne sent rien. Aussi la femme enceinte choisit-elle de croire ou non à ce que lui dit l’échographiste. Elle voit alors bouger sur l’écran « quelque chose » qu’elle ne sent pas bouger. Ce qui vient du dehors, l’image échographique, la renseigne sur son dedans (la présence d’un fœtus). Le décalage entre le fait de voir et de sentir rend alors incertaines les limites moi/autre, dedans/dehors et peut brouiller les limites corporelles et identitaires du sujet et induire
‘« une charge fantasmatique qui met à l’épreuve les capacités des spectateurs à transformer ces images brutes en représentations» (S.Missonnier, 2003, p127). ’Nous savons que le sujet est actif au sein de la perception, la plupart du temps percevoir, c'est seulement reconnaître ce qui est cherché, c'est anticiper ce qui est attendu, c'est identifier ce qui est bien connu. Il existe un va-et-vient incessant entre ce qui est perçu et ce qui est projeté. La projection participe au travail de figuration et à la mise en forme du monde extérieur comme le souligne S. Freud (1913) :
‘«Danscertaines conditions, encore insuffisamment établies, des perceptionsinternes, y compris des processus affectant les sentiments et la pensée,sont projetées à l’extérieur comme les perceptions sensorielles afin deparfaire la mise en forme du monde extérieur, alors qu’elles devraientrester dans le monde intérieur».’Aussi, l’échographie pourrait-elle s’envisager comme « une mise en images » de ce qui habite psychiquement la femme enceinte. Le « jamais-vu » remplace le « toujours-imaginé ». Un enfant-image arrive et bouscule le statut de l’enfant imaginaire. Ce qui est pris pour une perception visuelle avec l’échographie est tout simplement la représentation (inconsciente) du foetus. Qu’est-ce qui fait que certains parents acceptent de laisser surgir de l’image leurs propres représentations du fœtus à venir tandis que d’autres diront en sortant « qu’ils n’ont rien vu » ? Comme le rappelle C.Masson (2007, p.63)
‘« le propre de l’image, c’est de ne pas montrer ce que nous voulons voir, et ce que nous voulons voir n’est pas ce que nous regardons : l’image est un « piège à regard » (Lacan) ». Aussi l’image proposée serait un support de fantasmes, « ce qui fait médiation entre l’image et le « point de regard », c’est l’écran du fantasme ». ’Les femmes hospitalisées ne parviennent à voir qu’un alien, un squelette, un machin… seul correspondant imagé dans le miroir de leur réalité interne ?
Elles ne peuvent pas investir l’image libidinalement. L’image est froide et médicale et lorsqu’elle est surinvestie, c’est de manière opératoire. La dimension affective de l’image est totalement déniée. Le surinvestissement de l’échographie semble au contraire leur permettre de tenir à distance leur monde pulsionnel.
Nous allons à présent nous intéresser à la place du rêve chez les femmes qui accouchent très prématurément.
Intervention à l’occasion du Collège iconique du 9 février 2005 : L’image échographique du fœtus : une naissance prématurée ?