Notre première hypothèse concernant la nécessité pour les femmes qui accouchent très prématurément de rétablir leurs propres limites corporelles en expulsant le fœtus avant le terme nous a amené à réfléchir à leurs capacités de symbolisation et de représentation du conflit qui les habite. Nous nous sommes donc intéressée à la voie royale d’accès à l’inconscient : le rêve qui est questionné à travers l’IRMAG.
M.Bydlowski (1997) souligne que l’activité onirique de la femme enceinte est la plus importante entre le 6ème et le 7ème mois de la grossesse. C’est à ce moment que survient l’accouchement prématuré. C’est également le moment où les phases du sommeil de la mère et du fœtus concordent (dernier trimestre de grossesse).
Nous avons relevé une différence significative au niveau de la vie onirique des femmes enceintes hospitalisées pour MAP entre les deux sous-groupes. La vie onirique des femmes qui accouchent très prématurément est plus pauvre que celle des femmes qui vont au terme de leur grossesse après la MAP. Et les femmes qui ont du mal à mobiliser du matériel onirique ont également du mal à se représenter l’enfant à venir.
Pour S.Freud (1900), le rêve a une fonction de décharge et d’intégration :
‘« Les rêves sont élimination de pensées étouffées dans l’œuf… Les rêves ont un pouvoir de guérison et de soulagement » ’Ainsi à travers le travail de perlaboration du rêve, le sujet traite les conflits psychiques qui l’habitent. H.Riazuelo (2003, p.102)rappelle que S.Freud distingue trois types de rêves de grossesse dans L’interprétation des rêves (1900) :
‘« ceux qui annoncent la prochaine maternité (1900a, p.116, 1900b, p.161), sorte de faire-part de grossesse, d’autre part, les rêves de vie intra-utérine, et enfin les rêves de naissance (1900a, p.343-344 ; 1900b, p.448-449) ».’Nous avons constaté qu’aucune des femmes ayant accouché très prématurément n’a fait de rêves d’accouchement pendant sa grossesse. Est-ce parce que l’accouchement représente « la scène des origines » où se réactualise les fantasmes originaires ? (D.Cupa, 1996, p.12). Nous pouvons au regard des éléments développés précédemment, soutenir cette hypothèse.
Parmi les femmes hospitalisées pour MAP, trois rêvent d’accouchement (mesdames H, I et J). Le fait de rêver à l’accouchement leur permet-il de symboliser les enjeux de la grossesse et de la naissance de l’enfant ? En tous les cas, grâce au rêve,
‘« les associations idéiques peuvent être mises en latence par le préconscient pour lutter, précisément, contre l’affect, si celui-ci est redouté par le sujet pourra dans la nuit suivante être traitée par le rêve et être refoulé dans l’inconscient dynamique (refoulé) ». (C.Dejours, 1989, p.100)’Le rêve est un effort de pensée qui permet d’intégrer et de donner sens à l’expérience corporelle en fonction des conflits en jeu. C.David et M.Fain (1963) ont montré la fonction homéostasique du rêve dans l’économie psychique et les substitutions possibles entre les décharges motrices et l’activité onirique. La pauvreté onirique repérée chez les femmes qui accouchent très prématurément n’est-elle pas le symptôme d’une pensée opératoire ?
Pouvons-nous établir un rapport entre l’absence ou la pauvreté de vie onirique et l’expulsion du fœtus ? Pour C.David et M.Fain (Op.Cit), l’aptitude à une riche élaboration dans la vie onirique
‘“témoigne d’un contact intime avec un objet qui s’est mis à la portée de l’enfant, qui s’est laissé introduire dans son monde conceptuel”.’Nous avons montré précédemment que les retrouvailles avec l’objet maternel mobilisent une haine destructrice, précisément parce que l’objet s’est retiré trop tôt, ne permettant pas la construction d’un bon objet interne. Les images du rêve mobilisent les mêmes enjeux autour de la distinction Moi/Non-Moi. L’image constitue une frontière et
‘«fournit plus ou moins temporairement par une sorte de latence sensorielle un horizon à la fois distant et rapproché à la psyché, et rend possible dans l’après-coup la transformation en psychique de ce qui est au-delà de cet horizon, mais aussi la désignation de ce qui vient du dedans du Moi comme réalité en soi, à l’extérieur du Moi. Une telle fonction, qui confère inévitablement à l’image comme telle un statut de croyance en partie dénégatoire (en tant qu’elle est image, elle est et elle n’est pas « du Moi », entre appartenance et expulsion), correspond à une finalité tout ensemble défensive et organisatrice qui est de mettre à disposition du psychisme une butée faisant point d’appui en même temps que point de contact ou de rencontre séparateur entre le Moi et le non-Moi, manière d’écran décoré ou de « peau psychique » (au sens de D. Anzieu) médiatrice, fixant à son niveau, sur sa scène les motions passives comme actives qui ne cessent de s’échanger, de se mêler et de se renverser entre l’intérieur et l’extérieur, évitant ainsi une perfusion traumatique ou néantisante des unes par les autres. À cet égard, la mise en image renouvellerait, au niveau identitaire, la séparation première (dont l’enjeu est débattu dans la «sexualité primordiale» dont parlent les Botella), comme pour arrêter ou colmater les déchirures du Moi originel et suspendre la violence traumatique inhérente au surgissement de l’altérité ».(J.Guillaumin, 2001, p.1339).’Pour les femmes qui accouchent très prématurément, revivre la séparation première ne semble possible ni à travers le rêve, ni à travers l’expérience de la grossesse. Les figurations du rêve
‘« ont un rôle dans la nécessité économique de sauvegarde des fonctions somatiques » (B.Chervet, 2001, p.1100).’Elles permettent de rendre compte de l’état du corps et des excitations dont il est le siège. Ainsi, rêver pendant la grossesse pourrait permettre une mise en sens, mise en images de l’excitation produite par la présence du fœtus. M.Schneider (2004, p.119) rappelle que dans le chapitre IV de l’Interprétation des rêves, S.Freud définit les rêves d’infanticide comme des rêves de contre-désir :
‘« La question du « remplissement » - accepté ou refusé – est en effet au centre de tels rêves : il s’agit bien d’accepter l’entrée, à l’intérieur de soi, d’un être autre, devenu habitant du corps propre. Etre « remplie », du moins lorsque s’est préalablement installée une réaction défensive, revient à risquer de se trouver squattée, donc à la limite, délogée de soi ». ’Tout comme le rêve qui fait effraction dans le moi du dormeur et dérange son intimité, le fœtus est l’intrus dans le ventre de sa mère.
B.Chervet (Op.Cit., p.1100) souligne que les figurations du rêve ne se contentent pas de transformer l’excitation somatique régressive en excitation sexuelle psychique, elles favorisent ce processus,
‘« en orientant les investissements sexuels du ça vers les représentants pulsionnels et en contre-investissant leur tendance à investir prématurément, par voie courte, le corps. Au service de la fonction de gardien du sommeil, elles régulent l’érogénéité d’organe, limitant la sensorialité. En assurant le refoulement primaire de cette sensorialité d’organe, et donc le risque hypocondriaque, elles héritent de la part de libido sexuelle d’organe mutée en libido narcissique primaire. Elles sont ainsi porteuses de sensualité, cette dernière s’avérant une qualité du narcissisme primaire, corporel ».’Nous pouvons penser que la capacité de rêver pendant l’hospitalisation pour MAP permet aux femmes enceintes de se protéger de la dimension traumatique de la grossesse, en régénérant l’économie libidinalede la psyché.
Les figurations du rêve sont
‘« porteuses de sensualité, cette dernière s’avérant une qualité du narcissisme primaire, corporel. (…) C’est en ce sens que la figurabilité traduit un autre type de souvenirs très précoces, ceux des soins maternels, soins corporels, soins s’accompagnant des mots de la mère, de ses sonorités déjà agencées en code. La figurabilité rend compte de ce souci maternel pour l’état somatique de son bébé et de sa préoccupation pour la régulation de l’érogénéité corporelle de ce dernier. Le travail de figuration s’étaye sur ces souci et préoccupation et il exige une identification première aux parents de la préhistoire personnelle. Il m’est apparu que c’est l’importance de cette identification première ».’La difficulté des femmes qui accouchent très prématurément à gérer l’érogénéité produite par la grossesse et la présence du fœtus laisse songeur quant à la préoccupation de leur propre mère à réguler leur état somatique lorsqu’elles étaient bébé. Leur corps se désorganise face à ce trop-plein d’excitations produit par la grossesse, n’ayant pu éprouver dans leur enfance la réponse à apporter pour réguler leur érogénéité corporelle. Ainsi, ne pouvant contenir l’excitation, elles s’en défont.
Les femmes qui rêvent et qui sont hospitalisées pour MAP donnent à penser que la voie du refoulement onirique n’est pas toujours suffisante pour métaboliser l’excitation produite par la présence du fœtus. Les images du rêve seraient impuissantes à contenir l’excitation liée à la grossesse.
‘« Tout se passe comme si la fonction onirique ne pouvait être menée à terme et que l’affect, mobilisé par le travail du rêve ne pouvait être lié aux représentations, mais s’écoulait directement dans le corps » (M.Robert, 1992, p.129).’C’est l’enfant visible, en chair, au-dehors d’elles qui permettrait de construire des représentations, comme si l’enfant rêvé, l’enfant du fantasme était trop excitant et de fait irreprésentable. Le rêve ne permettrait pas à certaines femmes de se dégager de la perception traumatisante afin que le compromis s’installe. À défaut d’élaborer leurs propres images internes oniriques, les femmes enceintes investissent le factuel et/ou les images externes : les échographies deviennent un véritable écran de projection leur permettant d'externaliser leur monde interne sans pour autant lier psychiquement les représentations et les affects.
‘« Mais alors que le pare-excitations protège contre le dehors, l’écran du rêve protège contre le dedans (…). La barrière contre la pulsion de mort est aussi barrière contre l’inceste consommé avec la mère, inceste qui conjugue jouissance et terreur, pénétration et dévoration, le corps naissant et le corps pétrifié » (J-B.Pontalis, 1972, p. 435).’Aucune barrière, aucune image tenant la place d’un « pare-excitation anti-traumatique » (J.Guillaumin, 2001, p. 1345)ne protègent les femmes qui accouchent très prématurément de la mère archaïque, au-dedans…
Cet « échec » de la fonction onirique au cours de la grossesse n’est pas sans faire écho aux propos souvent recueillis après la naissance prématurée de femmes exprimant leur sentiment d’avoir fait un « mauvais rêve ». Après la naissance, l’accouchement prématuré prend souvent une allure de cauchemar. La réalité de cet événement est questionnée. Les mères se demandent si leur enfant est né, si elle ont vraiment accouché, si elles hallucinent…
Après l’accouchement, l’utérus, qui se contracte afin de retrouver petit à petit sa taille initiale, provoque des mouvements à l’intérieur du ventre. Ces perceptions, très semblables aux mouvements du fœtus pendant la grossesse, sont parfois à l’origine d’hallucinations. Certaines
‘« parturientes « hallucinent » encore des mouvements fœtaux, tant leur est encore inintégrable la sortie de l’enfant de leur ventre » (B.Golse et al., 2001, p.65).’L’hallucination serait une façon d’évacuer la perception traumatique du ventre vide, en maintenant la perception sensorielle du bébé in utero1 Elles ne savent plus alors si la source de leur excitation est interne ou externe. L’enfant est-il né puisqu’elles continuent à le sentir dans leur ventre ?
Il est troublant de penser que cette confusion du dedans et du dehors a lieu dans le corps des femmes avant même la rencontre visuelle du bébé. Nous pouvons donc imaginer que cette rencontre avec l’enfant est déjà affectée par ces hallucinations. Comment dès lors perçoivent-elles l’enfant?
Il faut rappeler que ce qui permet de distinguer nos désirs (hallucinatoires) de la réalité, comme le souligne S.Freud, c’est l’épreuve de réalité. Mais dans la situation des naissances prématurées, l’épreuve de réalité ne peut pas se vivre dans la rencontre avec l’enfant, qui, comme dans un rêve, est très proche mais intangible. Le dormeur qui s’éveille d’un cauchemar n’est rassuré que lorsqu’il distingue nettement des éléments de la réalité autour de lui, qui confirment le fait qu’il était en train de rêver. Dans la clinique de la très grande prématurité, la confusion semble maintenue après l’accouchement. Le rêve ou cauchemar perdure.
‘« Et imaginez leur confusion alors, lorsqu’elles se trouvent en face d’un bébé qu’elles ont mis au monde selon ce qu’on leur dit ; pourtant elles ne peuvent pas complètement y croire. Il est seulement à demi humain, seulement à demi vivant, seulement à demi complet, ou seulement à demi sain. [...] En tous cas, ce n’est pas « il » ou « elle » mais ÇA» (D.-W.Winnicott, 1966, p.174).’Il est impossible d’être à la fois dans le rêve et en dehors du rêve, il est impossible de concilier ces deux modes de percevoir la réalité. C’est la même chose avec la grossesse. Pour connaître et voir la « réalité » de l’enfant, il doit nécessairement être au-dehors de soi parce qu’en dedans, son image (échographique) n’est qu’une illusion prise pour du « vrai »…
Pour ces femmes, le fœtus ne semble pas pouvoir être « seulement dedans – aussi dehors »…
Elles ne parviennent pas à recourir aux images qui leur permettraient de
‘« stoppe(r) à la fois l’invasion du monde interne par les excitations exogènes, et l’hémorragie du monde interne dans le monde externe » (J.Guillaumin, 2001, p.1340).’Ainsi, madame Q, qui évoque à plusieurs reprises la possibilité de voir sa fille en couveuse, de la perdre, exprime aussi quelque chose du côté de la toute-puissance du psychisme et parle de la force « mentale » qui l’unit au bébé et qui serait plus forte qu’une certaine évidence biologique.
‘« (...) Je me dis…à chaque fois je lui fais un coucou…d’encouragement. Allez, montre-moi que tu as le goût de vivre. Je suis toujours en train de lui demander plein de choses. Je l’ai dessiné tel qu’il (le bébé) est maintenant mais en fait, mine de rien, je vois un petit bébé mais je visualise pas souvent. Je suis plus souvent, pas dans l’imaginaire…je suis passée à un stade très mental…je lui dis « sois forte »…je suis plus dans ce qu’elle (sa fille) peut penser que dans son physique… ».’Elle n’évoquera à aucun moment la possible souffrance du foetus en manque de liquide amniotique. L’activité fantasmatique de madame Q semble
‘« enkystée dans un fonctionnement « purement mental ». C’est ce qu’a bien perçu Winnicott quand il décrit une fantasmisation compulsive (fantasying) où il voit une négation de la réalité psychique : sorte de défense maniaque a minima avec ce qu’elle comporte de déni de la réalité interne » (J-B., Pontalis, 1971, p.47).’Ainsi, ni les images échographiques, ni les rêves ne permettent à ces femmes de trouver une issue aux conflits qui les anime pendant la grossesse. Le père de l’enfant à venir est-il sollicité par ces femmes pendant la grossesse ? Est-il capable de leur venir en aide ?
Nous pourrions envisager ces hallucinations comme des tentatives de liaisons anti-traumatiques