Synthèse

‘« Les processus de dilatation du Moi, au cours desquels l’indétermination première des frontières entre sujet et objet se retrouve, dépendent essentiellement du destin de la libido narcissique. L’autre n’est jamais complètement un autre, puisqu’on ne peut le rejoindre qu’à travers sa représentation située dans le Moi du sujet et donc investie narcissiquement. L’autre ne saurait se constituer comme pleinement autre qu’en perpétrant un acte de violence, et l’on sait que parfois l’interprétation peut en être un. Quant au Moi, il n’est jamais absolument lui-même, puisque, en partie perdu dans l’image des objets qu’il investit, il est aussi occupé par les représentations de l’autre qui le façonnent jusqu’à un certain point » (De M’Uzan M., 1994, p.98).’

Notre questionnement initial portait sur le processus d’objectalisation du fœtus. Nous nous sommes tout d’abord demandée si les mouvements fœtaux favorisaient ce processus ou non. Nous avons pu montrer que pour les femmes qui accouchent très prématurément, les mouvements fœtaux sont mal perçus, dérangeants et porteurs d’un sexuel dont elles ne veulent rien savoir. « L’empiéteur » c’est le sexuel. Nous avons également vu qu’elles ne parviennent pas à rêver et à figurer le conflit qui les habite. Une force destructrice les empêche d’investir la grossesse et le fœtus qu’elles portent.

Leur corps devient porteur d’une excitation inqualifiable, qui ne peut plus se différencier de la psyché. La présence du foetus produit un effet traumatique et tend à exacerber l'expression de la destructivité. Il menace le Moi.

Nous avons soutenu l’hypothèse selon laquelle les femmes qui accouchent très prématurément attaquent l’objet fœtus parce qu’elles l’identifient à l’objet primaire maternel. Elles accoucheraient afin de suspendre la violence traumatique inhérente au surgissement du non-moi dans le moi. Cette expérience originaire serait traumatique pour ces femmes en raison de la défaillance de l’objet primaire maternel, qui n’a pas joué son rôle structurant dans sa présence, son mode d’être, sa continuité, altérant alors le processus de la différenciation intrapsychique. Les carences dans le lien avec l’objet primaire ont conduit ces femmes à effectuer une différenciation trop précoce du Moi (mauvais accordage).

La clinique nous a permis de vérifier en partie cette hypothèse. Nous avons montré que les relations entre ces femmes et leur mère étaient souvent froides et dépourvues de tendresse et que leur apparent détachement trahissait une dépendance forte à l’égard de leur mère. Leurs difficultés de procréation et leurs difficultés à distinguer le féminin du maternel et à investir leur corps comme un corps érogène pendant la grossesse témoignent de l’emprise de l’objet maternel sur leur propre corps et de l’échec de la subversion libidinale. La pauvreté du matériel onirique renforce l’idée d’une défaillance dans les relations précoces à l’origine d’un fonctionnement opératoire.

À l’issue de notre réflexion, nous nous demandons si la prématurité vient en réponse au processus d’objectalisation impossible du fœtus ou si elle est l’expression d’un processus de désobjectalisation entamé dès la grossesse et parfois même dès le processus de procréation.

Il apparaît que c’est davantage l’investissement du fœtus qui est attaqué que le fœtus lui-même. Notre travail a montré que les difficultés d’investissement du processus de la grossesse sont présentes bien avant la perception des mouvements fœtaux. Les études de cas de madame Q et U ont mis en évidence leurs difficultés à investir le fœtus et à investir positivement la grossesse. Leurs récits de grossesse sont sombres et négatifs.

La pensée d’A.Green (1993, p.119) permet d’ouvrir d’autres pistes de réflexion. Il soutient l'hypothèse d'un

‘"narcissisme négatif comme aspiration au niveau zéro, expression d'une fonction désobjectalisante qui ne se contenterait pas de se porter sur les objets ou leurs substituts mais sur le processus objectalisant lui-même. [ ..] La visée objectalisante des pulsions de vie ou d'amour, a pour conséquence majeure d'accomplir, par la médiation de la fonction sexuelle, la symbolisation (Bion, Winnicott, Lacan)".’

La clinique nous a montré la puissance de l’investissement conscient et inconscient et ses effets psychosomatiques. Dans le processus d’objectalisation du fœtus, c'est l'investissement lui-même qui est objectalisé et qui permet de transformer « ça » en « bébé ». Aussi, ce qui est attaqué n’est peut-être pas seulement l’objet-fœtus, mais également l’investissement du fœtus, en tant qu’il asubi le processus d'objectalisation.

Pour A.Green (1993, p.119), le désinvestissement est

‘"la manifestation propre à la destructivité de la pulsion de mort ".’

La fonction désobjectalisante, loin de

‘"se confondre avec le deuil, est le procédé le plus radical pour s'opposer au travail de deuil qui est au centre des processus de transformation caractéristique de la fonction objectalisante".’

Ainsi, ces femmes, dans l’incapacité de revivre le deuil traumatique engagé dans le processus d’objectalisation, et de différenciation moi/non-moi, seraient aux prises avec la pulsion de mort et sa force désintricante. La survenue des mouvements foetaux déclenche le processus de destructivité.

Les mouvements fœtaux donnent le sentiment à madame Q qu’elle réalise « quelque chose de vrai ».

‘« Quand on commence à le sentir, c’est génial et puis quelque part, c’est un accomplissement. J’ai l’impression que ça donne un sens à ma vie ».

R.Roussillon, (2001a, p.1387), écrit que

‘« Le vrai en psychanalyse se définit par l’effet de conviction qu’il produit et celui-ci est relatif à l’intelligibilité qu’il introduit dans la psyché ». ’

Madame Q éprouve avec la grossesse, quelque chose de l’existence. Les mouvements fœtaux sont pris pour du « vrai », ils font « sens » pour elle, comme si elle venait de trouver

‘« une représentation « vraie » de ce qui (lui) a manqué pour être « suffisamment satisfait(e)». ’

Mais lorsque R.Roussillon écrit ces lignes, il parle du travail psychique qui s’opère dans l’analyse et de la nécessaire perlaboration des effets du manque sur l’ensemble de l’économie psychique. Pour madame Q, ce qui devient « vrai » c’est l’expérience qu’elle vit de porter un autre en elle. Cette « vérité » pourrait être l’occasion pour elle de trouver une issue à l’alternative entrel’action d’un « mauvais » moi, d’un mal interne, ou d’un mauvais objet. Mais cette issue n’est pas trouvée à travers la grossesse, qui s’achève très prématurément. Lorsque le fœtus s’individualise, se différencie c’est l’impossibilité de se représenter les effets de l’insatisfaction qui condamne madame Q à une solution « narcissique ». Elle ne parvient pas à trouver de plaisir-satisfaction dans la rencontre primitive avec l’objet.

‘« La destructivité varie en effet non seulement en fonction du « fond » pulsionnel du sujet, mais aussi en raison de l’inintelligibilité de ce qui l’habite et qui exacerbe celle-ci, le condamnant aux solutions «narcissiques » consistant à tout rapporter à soi, y compris et surtout le «mauvais » alors identifié à l’action d’un « mal » interne et inhérent au sujet, là où il faudrait pouvoir se représenter l’effet de l’insatisfaction, et sa répétition dans les relations actuelles ». (R.Roussillon, 2001a, p.1386)’

Ces femmes ne parviennent pas à construire de représentation de la «défaillance maternelle», qui pourrait constituer un premier travail de représentation du « traumatisme perdu » (R.Roussillon, 1991). Elles parviennent pas à détruire l’objet dans le fantasme et par le fantasme. L’échec de l’organisation de ce fantasme destructeur les pousse à la destruction (R.Roussillon, 2001a), destruction de ce qui en elles témoignent de la présence de l’objet : le fœtus. L’expulsion du fœtus est à entendre comme un

‘« effort de « purification » auquel le moi est conduit pour tenter de survivre » (R.Roussillon, 2001a, p.1385).’

L’absence de plaisir dans les échanges entre la mère et son bébé, nous l’avons vu, empêche le sujet d’investir son propre corps. Ainsi, ces femmes, privées d’une expérience de satisfaction dans le premier corps à corps avec leur mère, retrouvent-elles lors de l’expérience de la grossesse l’absence de satisfaction. Elles parviennent à halluciner les mouvements fœtaux mais ce sont

‘« des hallucinations sans satisfaction, des « compulsions à la répétition » qui ne produiront pas des expériences apaisantes, qui au contraire intensifieront la destructivité, et nécessiteront la mise en place de défenses contre celle ci ou les expériences qui la ravivent, ou de procédés autocalmants » (R.Roussillon, 2001a, p.1385).’

La théorisation d’A.Green soulève d’autres questions dans la perspective psychosomatique qui est la nôtre. Nous ne pensons pas que la somatisation ne soit que l’effet de la désintrication pulsionnelle. La clinique nous a permis de voir que l’investissement du fœtus, s’il n’avait pas été possible pendant la grossesse, le devenait le temps de l’hospitalisation. Ainsi, l’expulsion du fœtus pendant la grossesse nous apparaît également comme la recherche d’une issue, une tentative de symbolisation face un vécu traumatique inélaborable.

La prématurité est à envisager comme une étape de la maternalisation plutôt que comme une rupture de ce processus.