Perspectives

En 2005, H.Atlan (p.33) révélait au grand public que les discussions

‘« sur les avantages et les inconvénients, d’ordre médical et éthique, de l’ectogenèse humaine par rapport à la gestation habituelle dans le ventre d’une femme » ’

avaient déjà commencé aux Etats-Unis. Que deviendrait la grossesse si on remplaçait le ventre maternel par un incubateur et par conséquent pourrait-on encore parler de « prématurité » ? Si un utérus artificiel venait à remplacer l’utérus maternel dans les décennies à venir, séparant ainsi la procréation de la grossesse, les mères pourraient vivre la grossesse comme une expérience « hors-corps ». L’avenir que nous prédit H.Atlan est un avenir où la sexualité serait séparée de la procréation (avec les PMA), et la procréation séparée de la grossesse (avec l’utérus artificiel) et de la sexualité.

Ainsi ce que les parents d’enfants prématurés vivent dans les services de réanimation néonatale, c’est-à-dire regarder grandir son enfant à l’intérieur d’une couveuse deviendrait la grossesse du 3ème millénaire. Si jusqu’à présent, la naissance était le

‘« seuil absolu à partir duquel un enfant humain est vu comme tel, au sens propre et figuré » (p.108), ’

avec l’utérus artificiel se poserait la question du statut du fœtus et de son « humanisation ». Ainsi que l’écrit S.Missonnier (2007a),

‘« le fœtus, devenu « patient » du diagnostic anténatal, membre exposé de la famille dès son premier cliché échographique dans l’album, « sujet » d’une possible ritualisation du « deuil » en cas de « décès », ou encore survivant-né dans un utérus artificiel en néonatalogie dés 24 semaines, ce foetus est en risque permanent d’imprudente accélération du processus d’humanisation par son entourage ».

La question du fœtus peut historiquement être lue comme cette acquisition par un « machin », « truc », « chose » de la qualité d’être humain. Dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), P.Ariès montre que l’enfant n’a pas toujours été l’enfant tel qu’il est conçu aujourd’hui. Il faut attendre seulement le XIXème siècle pour que le mot « bébé », emprunté à l’anglais, apparaisse dans la langue française. Au XIV et XVème siècle, « enfant » s’emploie au même titre que valets, valetons, garçon, fils. Jusqu’au XIIème siècle l’enfant n’a pas de réalité et ne présente aucun intérêt : il est simplement un adulte de petite taille. Il est totalement absent de l’art du Moyen-âge. Au XVIII siècle, on invente l’enfant en Europe et un petit peu plus tard on invente l’adolescent. On assiste dans la seconde moitié du XXème siècle à l’invention du bébé et du nourrisson. N’assistons-nous pas aujourd’hui, à l’invention du fœtus ? Depuis les années 1990 le fœtus est individualisé et les effets de sa présence sont appréhendés d’un point de vue somatique et psychodynamique. Nous parlons désormais de l’investissement du fœtus et non plus de l’investissement de la grossesse.

Par ailleurs, les nouvelles techniques reproductives ont déjà considérablement modifié les liens entre la femme enceinte (ou voulant le devenir) et l’embryon ou le fœtus. Avec la fécondation in vitro, de nombreux embryons sont produits, cultivés in vitro pendant quelques jours et conservés pendant plusieurs années grâce à la congélation. Aussi l’embryon apparaît-il comme une entité distincte du corps de la femme, différenciée. Cette individualisation de l’embryon est également renforcée par l’échographie fœtale. L’échographie permet de veiller au développement du fœtus mais évacue le corps de la femme qui le porte.

La très grande prématurité permet de réfléchir à ce qui est engagé dans ces parentalités qui se construisent « hors corps ». La couveuse est déjà une forme d’utérus artificiel à l’intérieur duquel le fœtus poursuit sa maturation. Ainsi pendant trois mois le fœtus est à la fois né et pas encore-né car incapable de vivre en dehors de la couveuse et des machines. A quel moment ce fœtus devient-il un « enfant humain » pour ses parents et pour les soignants ?

Pour comprendre ce processus « d’humanisation » du fœtus il nous est apparu nécessaire d’appréhender la grossesse à l’intérieur d’une trajectoire de vie et d’enjeux globaux du fonctionnement de la psyché. Nous avons essayé de comprendre ce qui se passe pour les futurs parents pendant les neuf mois nécessaires à la création d’un être humain et ce qui se passe lorsque cette temporalité n’est pas respectée et qu’un fœtus de 6 mois naît et acquiert par sa naissance, le statut de bébé et d’être humain.

Nous avons vu que toute naissance mobilise les forces d’Eros et Thanatos et que l’investissement du fœtus n’est pas toujours possible pour les femmes enceintes. Mais la naissance prématurée, aussi violente soit-elle, permet parfois l’intrication pulsionnelle, garante de la destructivité. Le sentiment violent d’avoir été défaillantes semble amener les femmes qui accouchent prématurément vers un travail de représentation jusque-là impossible de la défaillance de l’objet maternel primaire.

Concernant l’hypothèse psychosomatique, elle a été renforcée au cours de notre recherche par une avancée scientifique importante. Des chercheurs de l’unité Inserm 29 à l’Institut de Neurobiologie de la Méditerranée (INMED) sous la direction de Yehezkel Ben-Ari ont découvert en 2007 que la mère informe et prépare le foetus à l’accouchement grâce à une hormone, l’ocytocine.
L’énigme demeure quant aux raisons du déclenchement de cette hormone avant le terme. Cette avancée scientifique renforce la pertinence d’une recherche sur les enjeux psychiques de la très grande prématurité chez la femme enceinte.

Aujourd’hui le débat sur la légitimité des mères porteuses ouvrent encore d’autres pistes à explorer. Des études montrent que le taux de prématurité est plus élevé chez les mères porteuses que chez les femmes enceintes tout-venant et que parallèlement, elles souffrent moins de troubles du post-partum. Si certains défendent la « location » d’un corps pendant neuf mois (selon l’expression d’un sénateur), il serait toutefois intéressant de se pencher sur les enjeux psychosomatiques de ces grossesses pour autrui…