2.1.7- Attitude et comportement : symétrie et asymétrie

Les chercheurs se sont longtemps intéressés aux attitudes dans l’espoir de mieux expliquer le comportement. La corrélation attitude-comportement est plus envisageable lorsque l’une et l’autre se trouvent au même niveau de spécificité (Fishbein et Ajzen, 1975). Comme nous l’avons mentionné un peu plus haut, avec la présentation de la définition de l’attitude selon Allport (1935), la relation attitude- comportement est partie intégrante de la définition de l’attitude, notamment dans la composante conative. De plus, le postulat de la consistance attitude-comportement est sous jacent aux théories du changement d’attitude. L’intérêt considérable aux attitudes provient en grande partie de ce qu’elles devraient normalement permettre de prédire les comportements des individus. Il ne faut pas oublier que les attitudes ne sont pas les seuls déterminants des comportements. C’est ainsi que plusieurs études ont toutefois démontré que la relation attitude-comportement est souvent moins forte que ce que l’on avait cru autrefois.

LaPiere (1934) a analysé la relation entre le comportement de propriétaires d’hôtels et de restaurants et leur attitude envers les chinois. Il se rendit dans près de deux cents restaurants et hôtels des Etats-Unis, accompagné d’un couple chinois. Le couple fut accueilli avec courtoisie dans la très grande majorité des cas. Cependant, lorsque, quelques mois plus tard, LaPiere envoya une lettre à ces mêmes restaurateurs, leur demandant s’ils accepteraient deux chinois comme clients, il obtint dans 90% des cas une réponse négative. Il constate que l’attitude défavorable des restaurateurs et gestionnaires des hôtels américains envers les chinois n’avait donc pas influencé leur comportement (LaPiere, 1934, pp.230-237). Cette étude, toute critiquable qu’elle puisse être, fut confirmée par des recensements exhaustifs d’écrits concernant la consistance attitude-comportement (Deutscher, 1966 ; Wicker, 1969). Ils concluent qu’en moyenne, l’attitude n’expliquerait qu’environ 10% de la variable comportementale. A la même période, Mischel (1968) rassembla aussi les recherches concernant la valeur du trait de personnalité comme facteur prédictif du comportement pour conclure à la fameuse corrélation de 0,30, c’est-à-dire que la corrélation moyenne était approximativement de 0,30 entre le trait et la conduite.

Pourtant, sur le plan empirique, on retrouve des indices fiables de la validité prédictive de l’attitude au regard du comportement. Rajecki (1990) rapporte une analyse des sondages effectués par la firme Gallup de 1936 à 1984 relativement aux élections présidentielles américaines, soit 25 élections. L’écart moyen en pourcentage entre les résultats des sondages précédant immédiatement l’élection et les résultats lors des élections est de 2,1 points ; cet écart pour les cinq élections les plus récentes se rétrécit et atteint une marge de 1,2 point. Cette étude nous permet de conclure que l’attitude est indispensable pour prédire le comportement. C’est-à-dire que connaissant l’attitude, il est possible de prédire le comportement. Cette causalité linéaire entre attitude et comportement n’est pas vérifiée dans des situations où le comportement est entièrement influencé par des variables intermédiaires entre attitude et comportement. Parmi ces situations, nous pensons aux situations dans lesquelles se manifestent les comportements sexuels. Le comportement sexuel du point de vue praxéologique suscite de nouvelles formation et élaborations attitudinales. C’est pourquoi il est facile de rencontrer des personnes qui ont des attitudes favorables vis-à-vis du VIH/Sida et qui sur le plan pratique ont des comportements à risques voire non préventifs. 

Bickman (1972) questionna des sujets sur leurs attitudes quant au ramassage de papiers traînant par terre : 94 % des participants déclarent avoir des attitudes positives à cet égard. Cependant, après l’entrevue, seuls 2% d’entre eux firent l’effort de ramasser un papier déposé bien à la vue par le chercheur.Fishbein et Ajzen (1975) postulent que certains comportements ne devraient pas être considérés comme des actions uniques (single acts) mais comme des classes de comportement. Ainsi, l’attitude favorable ou défavorable vis-à-vis du VIH/Sida peut être appréhendée à partir des modalités telles que : abstinence- fidélité- condom. Afin de démontrer que la construction d’un indice comportemental composite (multiple act criteria) peut accroître la corrélation attitude-comportement, Fishbein et Ajzen (1975) étudièrent la prédiction du comportement religieux à partir d’échelles générales, ces échelles définissant une attitude globale, un sentiment général. Après que des sujets eurent répondu à des échelles d’attitude à l’égard de la religion, on leur demanda d’indiquer la fréquence de 100 conduites religieuses (par exemple faire une prière avant ou après le repas). La corrélation moyenne entre les points obtenus à chaque échelle d’attitude et chacune des 100 conduites est de 0,15 alors que la corrélation s’élève à 0,71 si un indice comportemental composite est créé à partir de 100 actions. Plusieurs autres recherches ont confirmé l’intérêt du principe d’agrégation des actions en un indice composite (Weigel et Newman, 1976).

Le principe de correspondance auquel Pratkanis (1989) fait allusion nous permet une fois de plus de mieux appréhender la corrélation entre attitude et comportement. Selon Pratkanis, il est possible d’identifier un schème attitudinal à la base de l’attitude. Les divers éléments d’information constitutifs de ce schème peuvent être considérés comme des composantes situées de part et d’autre d’un continuum allant du particulier au général ou à l’abstrait. Ainsi les sentiments mesurés par les échelles classiques d’attitude, qui sont souvent très générales, exigent une mesure générale qu’un indice comportemental composite tente de refléter avec le plus d’exactitude possible.

Il s’agit d’une correspondance attitude générale – comportement général. En ce qui concerne le Sida, il serait difficile d’identifier les attitudes générales et les comportements généraux. Etant donné que l’objet de l’attitude requiert un arsenal d’attitudes, il est difficile d’avoir une attitude générale vis-à-vis du VIH/Sida. Certaines personnes peuvent avoir des attitudes favorables pour l’abstinence et défavorables pour la fidélité de même pour le préservatif. Il serait difficile de parler dans ce cas précis des attitudes générales ou des comportements généraux. Notre travail insistera sur les corrélations entre attitudes vis-à-vis du VIH/Sida et port du préservatif. Nous voudrons bien savoir qu’elle est la nature de cette corrélation et les facteurs psychologiques qui peuvent justifier le clivage entre attitude vis-à-vis du port du préservatif et port effectif du préservatif.

Nous savons très bien que selon Fishbein et Ajzen (1975), l’extension de ce cas constitue le principe de correspondance : les composantes prédictives du comportement (attitude ou croyance, ou intention, etc.) et le comportement prédit devraient être mesurés à des niveaux correspondants de spécificité. L’application de ce principe requiert de préciser les niveaux de correspondance attitude – comportement à l’aide de quatre marqueurs : une action (porter le préservatif), une cible (pour se protéger du VIH/Sida), une situation (pendant les rapports sexuels) et le temps (pendant les trois prochains mois). A cette fin, Fishbein et Ajzen (1975) ont recensé 109 études qui rapportent les analyses de 142 relations attitude – comportement. Les résultats confirmèrent les avantages de l’application du principe de correspondance : les corrélations importantes attitude-comportement se retrouvaient parmi les recherches en accord avec le principe de correspondance. Cette conclusion fut aussi corroborée par les recherches les plus récentes d’Ajzen (1988). En conséquence, plus les quatre marqueurs de la mesure de l’attitude sont semblables aux marqueurs du comportement, plus la relation attitude – comportement sera solide. A la suite du principe de correspondance, nous allons nous intéresser au principe du comportement prototypique.

D’après le principe du comportement prototypique, certains objets déclenchent plus facilement que d’autres une réaction attitudinale. Cette situation s’observe particulièrement lorsque nous sommes en présence d’objets représentatifs d’une classe d’objets. Par exemple, une attitude à l’égard d’une minorité ethnique est susceptible d’une activation rapide et automatique lorsque nous interagirons avec un membre qui nous apparaît comme un représentant type de cette minorité. Lord, Lepper et Mackie (1984) ont montré que les attitudes d’étudiants envers des personnes décrites comme des homosexuelles ne prédisaient leur comportement vis-à-vis des homosexuels que si les homosexuels cadraient avec le prototype que l’étudiant possédait de l’homosexuel typique, dans la mesure où dès qu’un individu homosexuel différait du prototype, la relation attitude-comportement n’était plus consistante.

Par conséquent, lorsqu’il s’agit d’un objet d’attitude portant sur des groupes, il peut être avantageux d’analyser, au préalable, la représentation que l’échantillon cible s’en fait. Dans l’étude de LaPiere (1934), il y a fort à parier qu’il existait un écart appréciable entre la représentation du chinois type imaginé par les hôteliers lors de la réception de la lettre et l’image du couple affable qui se présenta sur les lieux. Ce que nous pouvons dire à partir de tout ce qui précède est qu’il existe un grand écart entre les attitudes et les comportements. Il est aussi vrai que ces auteurs n’expliquent pas, ne justifient pas les raisons de cet écart. Notre travail permettra non seulement d’expliquer et de questionner les causes de ces différents écarts, mais aussi de montrer qu’il y a une grande différence entre l’attitude et la pratique et que de l’axe épistémologique à l’axe proxéologique l’attitude subit une nouvelle formation, modification, structuration.

Afin de dénouer l’épineux dilemme de la consistance, des chercheurs explorèrent l’approche des autres variables, c’est le cas par exemple de Wicker (1971). En effet, malgré les améliorations d’ordre méthodologique, il est plausible que des facteurs puissent contrecarrer le passage à l’acte impliqué par une attitude. Par exemple, des adolescents peuvent se déclarer favorables à l’usage du préservatif mais en être empêchés pour des raisons psychosomatiques. De même certains adolescents peuvent pratiquer l’abstinence sexuelle qu’ils abhorrent à cause de l’ignorance d’autres moyens de protection. Ce qu’il faut retenir est que : les pressions sociales peuvent inciter à des conduites, pratiques, comportements en discordance avec les attitudes. On peut adorer le préservatif et ne pas l’utiliser parce que le partenaire préféré le réprouve. Une attitude vis-à-vis d’une minorité ethnique, mesurée à l’aide du pipeline bidon, sera peu annonciatrice de discrimination dans une discussion de groupe. Nous constatons également que parfois, il doit s’agir d’attitudes en concurrence : la santé constitue une valeur prioritaire, mais l’usage du préservatif paraît pénible.

Deux autres approches théoriques permettent de poser systématiquement l’influence des facteurs autres que l’attitude sur la prédiction du comportement. La première de ces approches traite les autres facteurs comme des variables modératrices ; la deuxième approche porte sur des modèles intégrés de l’attitude avec d’autres facteurs. La théorie de l’action raisonnée (Fishbein et Ajzen, 1975) a été l’un des premiers modèles à proposer une intégration de facteurs additionnels à l’attitude en vue de prédire le comportement.

Dans la même optique, il serait indispensable d’examiner également la contribution d’Ajzen (1985, 1987). L’approche des variables modératrices, étudiée par Baron et Kenny (1986), stipule qu’une variable modératrice représente une variable qui influe sur la direction ou sur l’intensité de la relation entre une variable prédictive ou indépendante et une variable critère ou dépendante ; il s’agit donc d’une prédiction du comportement, nous avons vu un peu plus haut que des traits de personnalité prédisposent certains individus à manifester une relation consistante entre l’attitude et le comportement, et d’autres individus à présenter une relation instable entre ces mêmes éléments, et ce peu importe le domaine comportemental étudié. Dans cette optique, l’examen de deux traits généraux de personnalité : la conscience de soi, dans ses dimensions du soi privé et du soi public (Fenigstein, Scheier et Buss, 1975), et le monitorage de soi (Snyder, 1974) s’avère indispensable pour mieux cerner l’influence des variables modératrices sur le comportement.

La conscience de soi est une caractéristique dispositionnelle à prêter attention au soi dans diverses situations, d’où des variations parfois chroniques des individus dans leurs styles d’attention vis-à-vis du soi. Elle assure de ce fait le processus de régulation du comportement, dans la mesure où l’individu centre son attention sur certains aspects saillants de soi. Les dimensions privées et publiques de la conscience de soi permettent différentes prédictions de consistance entres les attitudes et le comportement. De façon plus particulière, la conscience du soi privé selon ces auteurs renvoie aux cognitions, attitudes et besoins intérieurs, les sujets dont le degré de conscience du soi privé est élevé révèlent une attention plus intense vis-à-vis de leurs dispositions à l’action.

D’une manière empirique, ils présentent une plus grande consistance dans les attitudes selon divers contextes et une plus grande correspondance entre les attitudes et les comportements (Carver et Scheier, 1981). La conscience du soi public a trait au soi socialement visible, à la présentation sociale du soi. Dans cette approche, les sujets possédant une cote élevée à l’égard du public se perçoivent selon la perspective des autres. Comme ils sont donc plus sociables, plus fréquemment en interaction avec les autres et plus exposés aux jugements d’autrui, il en résulte une tendance manifeste à la conformité aux normes et standards contextuels (Tunnel, 1984). C’est dans ce sens que les sujets dont le score pour le soi public est élevé se révèlent plus susceptibles de modifier leur comportement pour le rendre conforme aux normes et opinions des autres, d’où une faible relation attitude – comportement (Carver et Scheier, 1981). Il est vrai que la conscience de soi est une variable explicative de l’adoption d’un comportement prédit. Il est aussi vrai que le soi privé ou public fascinent la perception et les représentations des individus et sont susceptibles d’ébranler le fonctionnement psychologique assigné à la production du comportement sexuel. Ces processus de l‘influence sociale sont également à prendre en considération dans la compréhension de la relation attitude vis-à-vis du VIH/Sida et port du préservatif.

Mais il ne faudra pas perdre de vue que la conscience à laquelle font allusion Fenigstein et ses collaborateurs n’est qu’une dimension épistémologique de l’attitude et nous avons déjà eu à présenter les limites de la composante cognitive dans la production du comportement attitudinal surtout lorsqu’il s’agit de sexualité. C’est pourquoi nous n’avons pas jugé nécessaire, de centrer notre approche sur la conscience de soi ou sur les traits de personnalité même si cette approche nous permet de mieux appréhender l’influence du social dans la relation attitude – comportement. Cette influence est beaucoup plus présente pendant les rapports sexuels entre les partenaires où le degré de conscience de soi d’un partenaire peut ébranler celui d’un autre.

Quant au monitorage de soi, il consiste en une capacité d’auto observation et d’auto contrôle des comportements verbaux et non verbaux en fonction des indices situationnels (Snyder, 1974). Puisque les sujets à monitorage de soi élevé sont pragmatiques, allant d’une situation à l’autre à la manière d’un caméléon, et que les individus à faible monitorage de soi guident leur comportement à partir de leurs valeurs, leurs attitudes et leurs convictions personnelles, il en résulte que la consistance attitude – comportement se trouve davantage présente chez les sujets à faible monitorage de soi (Snyder et Kendzierski, 1982 ; Snyder et Swann, 1976).

Cependant, cet effet modérateur du monitorage de soi, malgré sa constance, s’avère d’une intensité modérée (O’keefe, 1990). Pour en accroître l’efficacité, Zanna,  Olson et Fazio (1980) ont étudié le monitorage en conjonction avec la variabilité comportementale. La variabilité, ici, représente une propriété décrivant la flexibilité du comportement passé (variabilité forte) ou sa stabilité (variabilité faible) vis-à-vis d’un objet d’attitude. Ces auteurs observent que le monitorage et la variabilité constituaient les propriétés indépendantes : les individus à monitorage faible ne révèlent pas nécessairement moins de variabilité dans leurs conduites que les sujets à monitorage élevé. Toutefois, les résultats indiquèrent une forte consistance attitude – comportement chez les sujets qui étaient en même temps de faible variabilité comportementale et de monitorage peu élevé.

Deux observations sont de mise en guise de conclusion pour cette brève incursion dans les variables modératrices. Tout d’abord, comme le signale Ajzen (1988), sur le plan empirique, cette piste de recherche ne s’est pas révélée très fructueuse ; de façon générale, les relations obtenues sont plutôt tenues. En revanche, sur le plan de la compréhension théorique, cette recherche a fait ressortir le rôle central de la propriété d’accessibilité à l’attitude dans la prédiction de la conduite (Fazio, 1989). L’approche des variables modératrices visait à spécifier les facteurs, c’est-à-dire les autres variables qui augmentent l’influence prédictive de l’attitude. Or, les variables modératrices qui contribuent à la consistance attitude – comportement, à l’instar d’autres facteurs déjà mentionnés un peu plus haut, favorisent également l’accessibilité à l’attitude. A cet effet, comme le suggère Oskamp (1991), une consistance attitude – comportement est plus probable lorsque l’objet d’attitude évoque des valeurs centrales ; l’expérience avec l’objet a été directe plutôt que vicariante ; l’objet d’attitude s’apparente au prototype plutôt qu’aux membres peu caractéristiques d’un groupe ; les participants détiennent un degré élevé de la conscience du soi privé et les sujets manifestent un monitorage de soi peu prononcé. Le constat que nous pouvons faire est que ces observations partagent un commun dénominateur : plus une attitude est accessible, plus elle est prédictive de la conduite. Il faut également mentionner que l’apport de ces auteurs dans la compréhension des facteurs qui consolident l’attitude et garantissent la production du comportement prédit n’est plus à démontrer.

Cependant, ces auteurs, une fois de plus ne présentent pas ou n’expliquent pas clairement comment une attitude ayant un degré d’accessibilité très élevé n’arrive pas à prédire la conduite escomptée. Ces recherches nous permettent de comprendre comment se structurent les attitudes et combien ces dernières doivent être armées pour pouvoir prédire un comportement, une conduite. A la suite de ces travaux, nous comptons mettre en évidence les relations attitude et comportement, et justifier les justifier les clivages entre eux malgré les degrés d’accessibilité, de prédiction extrêmement favorables.

Dans la section sur la formation des attitudes, nous avons déjà abordé l’approche de Fishbein (1967) à partir du modèle de la composante croyance – évaluation de l’attitude. Plus tard, Fishbein et Ajzen (1975) ; Ajzen; Ajzen et Fishbein (1980) ont intégré cette composante dans un modèle élargi de prédiction du comportement : il s’agit de la théorie de l’action raisonnée. Cette théorie est aussi fondée sur le postulat selon lequel l’attitude dérive des croyances (raisons) et de l’information disponible, sans pour autant impliquer que les gens effectuent une analyse systématique et judicieuse de toute cette information. Selon Fishbein (1980), la majorité des conduites sociales qui intéressent les spécialistes des sciences sociales relèvent d’un contrôle volontaire. Toutefois, le modèle de l’action raisonnée vise bien aussi la prédiction et l’explication de la plupart des comportements sociaux à l’aide d’un nombre limité de construits théoriques insérés dans une « chaîne causale » (Ajzen, 1989) de relations logiques.

Le construit central de la théorie de l’action raisonnée est l’intention comportementale. Se situant à un niveau intermédiaire d’abstraction entre les conduites observables et les concepts hypothétiques comme les attitudes et les normes, l’intention reflète les facteurs motivationnels qui mènent à l’action. Elle indique l’intensité de la volonté pour l’accomplissement des actions requises afin d’atteindre des buts précis. En conséquence, la théorie considère l’intention d’effectuer ou non un comportement comme le « déterminant immédiat » de ce comportement (Fishbein, 1980). L’intention comportementale constitue donc le seul construit de la théorie pour prédire l’action.

Deux construits clés agissent comme déterminants de l’intention : l’attitude vis-à-vis du comportement et la norme subjective. Conformément aux modèles courants de la représentation et de la structure des attitudes, l’attitude consiste en l’évaluation favorable ou défavorable d’un individu à l’égard d’un objet donné, excepté que chez Ajzen et Fishbein, l’objet particulier d’attitude est l’accomplissement ou non d’un comportement. Ainsi l’attitude ne représente un élément annonciateur d’un comportement que dans la mesure où elle influe sur l’intention de façon indirecte. Le second déterminant de l’intention évoque une causalité plus sociale que celle de l’attitude. En effet, la norme subjective reflète la perception de l’individu relativement aux pressions sociales saillantes (les parents, amis, partenaires, etc.) ressenties quant à l’exécution d’un comportement.

Nous avons montré dans une étude récente que l’« environnement social » (parents, frères, sœurs, amis, pairs, partenaires, vedettes, stars, leaders, etc.) influe sur la formation des attitudes des adolescents vis-à-vis du VIH/Sida (Noumbissie, 2004). Cet « environnement social » n’avait pas été toutefois abordé comme norme subjective, mais comme déterminant de l’attitude ou de l’intention.

A leur tour, l’attitude et les normes sont constituées de deux ensembles de croyances qui se mesurent séparément. Ainsi l’attitude est conceptualisée selon le modèle générique de la valeur de l’attente (expectancy – value models). A cet égard, l’attitude quant à l’accomplissement d’une action est fonction des attentes ou des croyances relatives aux résultats prévus de l’exécution du comportement ainsi que de la valeur accordée à ces conséquences. L’individu qui a la possibilité d’accomplir une action possède plusieurs croyances sur les conséquences que peut entraîner l’exécution de cette action. Ces croyances sont autant d’hypothèses sur la probabilité que telle conséquence soit associée à l’action donnée. De plus, l’individu évalue qualitativement chacune de ces croyances en lui attribuant une valeur subjective, ce qui constitue l’évaluation. C’est donc la somme de toutes ces croyances, multipliées pas leurs évaluations respectives, qui constitue l’attitude à l’égard de l’accomplissement d’une action donnée. Fishbein (1980) représente la relation multiplicative entre croyances et valeurs par l’équation suivante :

bi = croyance que l’action va aboutir à la conséquence i ;

ei = évaluation favorable ou défavorable de la conséquence i ;

n = nombre de croyances au sujet de l’action.

La norme subjective attachée à l’accomplissement de l’action cible comme nous le constatons est fonction : a) des croyances que possède l’individu selon lesquelles des personnes ou des groupes de personnes importantes attendent un comportement donné de sa part et b) de sa motivation à se soumettre à ces attentes. Selon Fishbein et Ajzen (1975), l’individu croit non seulement que certaines conséquences sont associées à l’accomplissement d’une action, mais également que certaines personnes ou groupes de personnes attendent de lui un comportement précis en relation avec cette action. Le poids de ces attentes, l’importance que leur accorde l’individu vont influer sur son intention d’accomplir ou non l’action donnée. C’est en mesurant sa motivation à se soumettre à ces attentes qu’on va pouvoir le mieux juger de cette influence. Dans cette logique, c’est la somme de toutes ces croyances normatives, multipliées par la motivation à se soumettre à chacune d’elle, qui constitue la norme subjective attachée à l’accomplissement d’une action précise. La relation multiplicative entre attente et motivation à se soumettre est représentée par l’équation suivante :

Où : NS = norme subjective

NBi = croyance du sujet selon laquelle la personne ou le groupe de référence i pense qu’il devrait ou ne devrait pas accomplir l’action donnée.

MCi = motivation du sujet à se soumettre aux attentes de la personne ou du groupe de référence i ;

n = nombre de personnes ou de groupes de référence.

Finalement, la relation additive entre les deux composantes du modèle, c’est-à-dire l’attitude et la norme subjective est représentée par l’équation qui suit :

Où : B = comportement manifeste;

I = intention comportementale;

Aact = attitude quant à l’accomplissement d’une action ;

NS = norme subjective ;

W1 W2 = pondérations déterminées de façon empirique.

Pour Ajzen et Fishbein (1980), seules les composantes du modèle dites endogènes influent directement sur l’intention et, par le fait même, sur le comportement. Selon la théorie, l’intention comportementale est sous l’influence immédiate des composantes de l’attitude et de la norme subjective, qui, toutes deux, se trouvent sous l’influence des composantes qui les constituent, c’est-à-dire les croyances et l’évaluation des conséquences pour l’attitude, les croyances normatives et la motivation à se soumettre pour la norme subjective. Ainsi, l’attitude doit être traduite en intention afin d’exercer une influence sur la conduite.

De façon générale, l’intention d’effectuer un comportement sera en relation directe avec la sommation des produits des croyances, multipliées par leur évaluation, ainsi qu’avec la sommation des produits des croyances normatives (NB) multipliées par la motivation à s’y conformer. Toutefois, la théorie postule que l’importance relative des deux facteurs dépend de la nature du comportement cible. Par conséquent, pour certaines intentions, la composante de l’attitude ou de la norme sera prédominante ; dans d’autres situations, les deux composantes peuvent contribuer à la production de l’intention de façon égale. La valeur explicative de la théorie est augmentée par la possibilité d’assigner empiriquement des pondérations (coefficients de régression) aux deux déterminants de l’intention.

Certaines variables extérieures au modèle peuvent également influer sur l’intention d’agir mais de façon indirecte, par le biais des autres composantes du modèle. Ces variables agissent sur l’intention et sur le comportement par l’effet qu’elles exercent sur les croyances, sur l’évaluation des conséquences, sur les croyances normatives, sur la motivation à se soumettre et sur le poids relatif des composantes de l’attitude et de la norme subjective (W1 et W2). Cette aptitude des facteurs prédictifs endogènes du modèle à médiatiser les effets de variables externes constitue le postulat de suffisance. Parmi ces variables externes se retrouvent des traits de personnalité, des données sociodémographiques (sexe, âge, éducation), le comportement antérieur ou l’habitude. La figure ci-dessous illustre la configuration des composantes du modèle de l’action raisonnée.

Figure 7: Synthèse du modèle de l’action raisonnée et du modèle du comportement planifié.

Une récente méta-analyse sur 87 études (Sheppard, Hartwick et Warshaw, 1988) démontre que de nombreuses recherches empiriques ont confirmé la robustesse du modèle de Fishbein et Ajzen. En fait,  plus, il y a correspondance entre l’intention et le comportement pour ce qui est de l’action, de cible, du contexte et du temps, plus la probabilité que l’intention soit corrélée avec le comportement est élevée (Ajzen et Fishbein, 1980). Toutefois, certaines difficultés demandent encore à être résolues. Ainsi la définition opérationnelle de l’intention et de son rôle suscite des interrogations. Selon Fishbein et Stasson (1990), le concept d’intention doit se rapprocher de la notion de désir (« je veux ») plutôt que d’une prédiction probable de la conduite (Self-prediction). De plus, des recherches de Bentler et Speckart (1979) ; de Fredrick et Dossert (1983) ont établi que l’attitude peut exercer une action causale directe sur le comportement, sans l’intermédiaire de l’intention : ces résultats suggèrent la nécessité d’études futures afin de préciser les conditions qui garantissent à l’intention son rôle médiateur (Bagozzi et Yi, 1989).

Une autre difficulté porte sur le postulat d’indépendance de l’attitude et de la norme subjective. Dans cette optique, Vallerand (2006), dans l’application du modèle de l’action raisonnée à la prédiction du comportement moral dans le sport, ont confirmé les résultats d’études antérieures concernant la présence d’une corrélation significative entre les deux facteurs prédictifs. Bien que la présence d’une telle corrélation ne soit pas alarmante, tant pour les analyses statistiques (Bagozzi, 1981) que pour la théorie (Fishbein et Ajzen, 1981), on recense des recherches où la norme subjective est plus en corrélation avec l’attitude qu’avec l’intention (Warshaw, 1988). De plus, les croyances comportementales sous-jacentes à l’attitude et les croyances relatives aux attentes sociales sous-jacentes à la norme subjective se sont parfois révélées des croyances similaires sous des formes syntaxiques différentes. Or, Vallerand a également mis en relief que les croyances normatives prédisent autant l’attitude que la norme subjective. Un tel effet croisé n’a pas été prévu par la théorie de Fishbein et Ajzen. Précisons toutefois que ces trois considérations prises ensemble constituent un problème théorique.

Le consensus est passablement acquis, relativement à la robustesse de la théorie de l’action raisonnée en vue de prédire le comportement volontaire. Mais qu’arrive-t-il lorsque le comportement cible n’est que partiellement volontaire comme avec des actions en vue de perdre du poids ou d’obtenir une bonne mention à un examen scolaire ? Afin de rendre compte des déterminants qui échappent à la volonté, Ajzen (1985, 1987) a proposé la théorie du comportement planifié, ce qui ajoute une variable prédictive au modèle de l’action raisonnée.

Ce facteur, comme nous l’avons présenté un peu plus haut est le contrôle comportement perçu. Il reflète l’expérience passée, les obstacles et les barrières ressenties face à la réalisation de l’action cible. En conséquence, plus l’attitude et la norme subjective seront favorables à un comportement et plus grande sera l’impression de contrôle quant à ce même comportement, plus l’intention d’agir sera forte. Il s’avère donc que le comportement soit prédit par l’intention. Mais la question reste, toutefois, celle de savoir : Quel rôle peut exercer le facteur du contrôle perçu, en particulier, si cette impression de contrôle s’avérait irréaliste ?

Il peut arriver que le sujet puisse sous-estimer les barrières menant à l’accomplissement d’un acte. Dans cette veine de pensée, Beale et Manstead (1991) ont étudié chez des mères, l’intention de limiter le sucre dans les régimes pour bébés. Les résultats indiquent qu’une mère qui a élevé plusieurs enfants affiche une impression de contrôle moins élevée vis-à-vis de l’intention de limiter l’ingestion de sucre chez son dernier-né qu’une mère primipare. La contribution d’un contrôle comportemental perçu peu réaliste sera donc négligeable dans la prédiction de la conduite.

Nous constatons que malgré sa nouveauté, la théorie du comportement planifié suscite plusieurs questions. Les résultats de ces recherches indiquent une augmentation du pourcentage d’explication de l’intention d’agir ; par contre, les résultats sont plus mitigés au regard du comportement. Toutefois, une autre recherche portant sur l’obtention d’une bonne mention (note A) chez les étudiants démontre clairement l’efficacité de la théorie du comportement planifié (Ajzen et Madden, 1986), en fonction tant de l’intention que de la conduite. Bref, le premier bilan concernant la théorie du comportement planifié est encourageant, mais, comme le soulignent Fishbein et Stasson (1990), le concept du contrôle comportemental perçu devra être opérationnalisé avec plus de précision avant que sa contribution définitive soit évaluée. Taylor et Todd (1995) affirment que les intentions sont les meilleurs déterminants directs de l’adoption d’une innovation ou d’une technologie. Mentionnons aussi qu’en 1987, Lepper et Malone rapportent que plusieurs recherches sur l’interaction ordinateur/utilisateur indiquent que la raison fondamentale pour laquelle les individus trouvent les jeux d’ordinateur très attirants et captivants est le sentiment de contrôle que ces jeux offrent aux usagers. Ce sentiment de contrôle provient de l’équilibre que l’individu trouve entre les défis de l’interaction et ses compétences personnelles. En effet, si les défis sont supérieurs aux compétences, alors l’individu aura le sentiment de perdre le contrôle de la situation.

Tout récemment, Gharbi, Ayari et Ben Achour (2000) ont mené une étude sur la relation entre les traits de l’individu, l’émotion et la confiance dans le site. Les résultats montrent que les deux dimensions de la confiance agissent positivement sur l’intention d’utilisation du site. De même, les résultats montrent que la dimension de la confiance honnêteté / fiabilité est influencée positivement par les trois dimensions de l’émotion. Par contre, la dimension altruisme n’est influencée que par le plaisir. Le caractère non réfléchi de l’impulsivité n’a aucun impact significatif sur l’état émotionnel vécu lors de la visite du site. Par contre, son caractère émotif augmente la stimulation et réduit la dominance. La sensibilité à la marque agit positivement sur le plaisir et la dominance. Toutefois, son impact sur la stimulation est négatif. Enfin, le besoin de précision n’a aucune influence significative sur les dimensions de l’émotion.

Nous avons déjà évoqué la difficulté de vérifier la relation entre attitude et comportement. Parmi les nombreuses explications avancées par la communauté des chercheurs, l’éloignement entre l’objet attitudinal et le comportement, l’intention d’agir et l’action, nous paraît constituer une problématique majeure en psychologie. Toutefois, la validité prédictive de la relation attitude-comportement reste incertaine et varie en fonction du comportement prédit, des circonstances, du temps et des traits de chaque individu. En effet, un adolescent peut très bien développer une attitude favorable, voire très favorable envers le préservatif sans que ceci n’entraîne pour autant son usage occasionnel ou régulier. En réunissant ces différents apports dans l’explication de la relation attitude-comportement, nous comprenons la difficulté théorique et méthodologique qu’ont les auteurs à pouvoir expliquer le comportement par l’attitude ou l’attitude par le comportement. La relation prédictive entre attitude et comportements en dépit de nombreuses recherches menées dans cet espace scientifique demeure flexible et complexe. Il est toujours très difficile de prédire un comportement.

Cette situation peut être due au caractère imprévisible de l’être humain qui est, selon l’appellation scientifique, un « système ouvert ». Cette ouverture de l’individu le soumet dans une gestion permanente de variables qui précèdent la production d’un comportement. Ces variables que nous avons nommées « variables intermédiaires », peuvent changer radicalement la position psychologique d’un individu vis-à-vis d’une situation et entraîner la manifestation d’un comportement contre attitudinal. De même, les auteurs qui ont tenté d’explorer la relation attitude-comportement sont conscients que leurs modèles théoriques souffrent de la flexibilité et de la complexité de l’être humain. Nous n’avons pas la prétention de résoudre ce problème qui est un réel obstacle pour l’épanouissement et la pertinence des études y relatives. Nous pensons que nos résultats apporteront un pan nouveau dans l’adoucissement de cette complexité et ouvriront de nouvelles pages de recherches en psychologie sociale.

Le poids de l’attitude dans la détermination du comportement peut être variable, selon que l’attitude est ou non mentalement accessible au moment de l’acte. Ce phénomène est courant dans la détermination des attitudes des adolescents vis-à-vis du VIH/Sida. Cette réalité acquise qu’est l’attitude joue un rôle de médiation entre les facteurs internes et les facteurs externes sans toutefois se réduire aux uns et aux autres. Elle n’est pas d’emblée un comportement, elle est un organisateur de comportement et une conduite symbolique préparant l’action par anticipation, elle permet également d’orienter et de soutenir le comportement. Dans le cadre de notre étude, nous considérons l’attitude dans sa dimension prédictive, c’est-à-dire comme intention d’agir et nous restons fidèle aux principes fondamentaux de la théorie du comportement planifié d’Ajzen et Fishbein, que nous allons critiquer et corriger afin de l’adapter à l’essence scientifique de notre modèle théorique pour mieux expliquer la résistance au changement de comportement sexuel chez les adolescents. Toutefois, avant d’y parvenir, attardons-nous un instant sur le concept de comportement dont la complexité n’est plus à vérifier.